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Histoire : comment les penseurs occidentaux ont-ils compris l’islam ?

Première version imprimée du Coran, XIIe siècle. Traduction en latin de Robert de Chester. Library of Congress

Le savoir occidental sur l’islam a été érigé dès le haut Moyen-âge. Dans un premier temps, il est destiné aux croisés, aux rares voyageurs, aux pèlerins en Terre sainte et aux missionnaires.

Au début de la Reconquista, Pierre le Vénérable, neuvième abbé de Cluny, commande à Robert de Ketton la première somme manuscrite latine du Coran, de commentaires et de textes de réfutation, qui sera achevée en 1143 par une équipe internationale de collaborateurs. On trouve des discours souvent issus des autorités religieuses occupant de hautes fonctions cléricales comme Thomas d’Aquin ou le cardinal Nicolas de Cues. Mais un savoir parallèle a pu se développer, destiné aux laïcs et aux soldats, qui véhiculaient des contenus non officiels.

La relation des mœurs islamiques est une autre source du savoir : celle-ci est surtout le fait de missionnaires qui font converger leurs observations avec le savoir officiel.

La vision occidentale de l’islam a évolué au fil du temps. L’islam est parfois associé à une religion sensuelle et violente. Il fait également l’objet d’une instrumentalisation de la part des apologistes du christianisme qui l’utilisent à des fins politiques et religieuses. Le savoir occidental sur l’islam s’est façonné au gré de l’histoire, des relations sociales et politiques, des guerres et de la religion chrétienne.

Revenir sur l’histoire et les relations entre l’Occident et l’islam peut nous permettre de comprendre leurs rapports parfois controversés et complexes et l’état actuel de la vision occidentale sur l’islam.

Le rapprochement franco-ottoman ou l’essor de l’islamologie

L’Empire ottoman se constitue vers la fin du XIIIe siècle et le Turc se substitue au Sarrasin. Cet Empire met fin en 1453 à l’Empire byzantin fragilisé par la prise de Constantinople, établit sa souveraineté sur les contrées musulmanes du monde méditerranéen et adopte l’islam. L’expansion ottomane connaît une seconde phase, sous le long règne de Soliman Iᵉʳ (1520-1566).

Au péril turc vient s’ajouter celui des pirates des États de l’Afrique du Nord dits « barbaresques ». Les fameuses capitulations de 1535-1536, accords commerciaux et militaires signés, après le désastre de la bataille de Pavie (1525) entre François Ier et Soliman Ier, assurent un rapprochement entre la France chrétienne et l’Empire musulman dans un contexte de rivalité avec la puissance des Habsbourg, incarnée par Charles Quint. Jean de la Forest est ainsi le premier des ambassadeurs français à être envoyé à Constantinople.

Audio) François Iᵉʳ & Soliman (1515-1536) Royaume de France.

Cette union entraîne une augmentation du nombre d’aventuriers et de marchands, mais aussi de savants et de diplomates se rendant en Orient, dans le sillage de l’ambassade du baron Gabriel de Luels (1546 1553). Si certains jugent cette alliance « impie », d’autres considèrent qu’elle est une avancée géopolitique précieuse pour le royaume.

Dans ce contexte, paraissent des textes tous azimuts : récits de voyages, textes savants, textes de propagande diplomatique ainsi que des traductions partielles du Coran en langue française : dans ces écrits, les Européens voient les musulmans s’humaniser, ils pratiquent une charité inégalée dans le monde, croient dans le vrai Dieu, appliquent les commandements du Décalogue et sont tolérants. Les auteurs de ces textes prétendent être fidèles à la réalité observée : ainsi agissent Jean de Thévenot ou Joseph Pitton de Tournefort.

Combattre l’islam, christianiser les musulmans

Dans ce renouveau, Guillaume Postel (1510-1581) occupe une place importante, en raison de son implication personnelle et de celle de son entourage. Pour combattre l’islam sur le plan de la controverse, arabisant et turquisant, il estime qu’il faut l’étudier en s’appuyant sur les études philologiques arabes et non pas sur les légendes médiévales.

Les grands traducteurs humanistes interviennent aussi dans ce renouveau, c’est le cas de Guy Le Fèvre de La Boderie (1541-1598) et du cryptographe Blaise de Vigenère (1523-1596), érudits et traducteurs prolifiques. Fidèles à la thèse kabbaliste de l’imminence de la paix universelle perpétuelle, ces auteurs estiment que Dieu ayant « fait que les sept dixièmes du monde, les habitants soient déjà à demi-convertis, et quasi chrétiens », il ne manquait plus qu’à convaincre les musulmans, représentant la communauté confessionnelle la plus grande, de la divinité du Christ qu’ils nient, pour en faire de parfaits chrétiens et s’assurer ainsi une paix pérenne.

La première traduction du Coran en français par André Du Ryer
La première traduction du Coran en français par André Du Ryer. Wikimedia

André Du Ryer, consul sous Louis XIII, proche de Gabriel de Luels, publie en 1647 la première version de l’intégralité du Coran en langue française, dans un contexte où l’étude des langues de l’islam s’intensifie. Outre l’existence assez ancienne de chaires d’arabe dans plusieurs villes européennes, Thomas Van Erpe (1584-1624) qui avait appris l’arabe sous l’autorité de Joseph Scaliger, ancien disciple de Postel, fonde la fameuse école orientaliste de Leyde dans les débuts du XVIIe siècle.

L’islam dans les apologies du christianisme

À la fin du XVIe siècle, les apologistes du christianisme s’attaquent à l’impiété. Les auteurs protestants discutent des arguments islamiques qu’utilisent certains libertins érudits européens pour critiquer la validité du christianisme.

Les apologistes du catholicisme sont également de la partie : de Pierre Charron à Bossuet en passant par Pascal ou Malebranche, les jansénistes comme les jésuites ou les bénédictins, tous consacrent des développements à l’islam. Quand il s’agit de faire l’apologie du christianisme, on constate un consensus : l’islam est une religion humaine, et Muhammad, un imposteur ; le christianisme, seul, est une religion divine.

Isaac Lemaitre de Sacy
Isaac Lemaitre de Sacy. BNF

Tous les Traités sur la vérité de la religion chrétienne traitent de l’islam, dont on remarque la présence jusque dans la traduction du texte de la Genèse, publié en 1682 par Isaac Lemaitre de Sacy. De manière générale, les apologistes refusent les apports de l’islamologie récente et s’en tiennent en la matière aux grandes lignes traditionnelles, réductrices et sans appel, préférant laisser ignorer les hérésies plutôt que d’exposer « les esprits faibles à la tentation » à les connaitre.

Les oppositions confessionnelles

Mais un autre phénomène participe avec plus d’acuité des progrès de l’islamologie, ce sont les controverses internes au christianisme.

C’est dans le contexte zurichois de la Réforme que paraissent les premières impressions latines de l’histoire de la version clunisienne du Coran. Une version, préfacée par Martin Luther, composée par le Zurichois Théodore Buchmann, connu sous le nom de Bibliander, est publiée à Bâle en 1543, après d’intenses péripéties politico-judiciaires, par le savant Jean Oporin (1507-1568). Certains catholiques reprochent par exemple aux protestants d’avoir imprimé une version du Coran qui a permis de mieux connaître l’islam. De leur côté, les protestants se défendent également d’être traités comme des musulmans avec force arguments.

Altérités religieuses en questions : chrétienté(s) et islam(s).

Dans ces controverses animées, l’islamologie progresse. Ici, les auteurs recourent souvent à des connaissances plus actuelles pour mieux confondre leurs adversaires confessionnels. Les réformés combattent aussi les libéraux de leur rang. Ils s’en prennent ainsi aux sociniens et aux ariens, dont les dogmes, comme chez les musulmans, rejettent la divinité du Christ. Pour ce faire, ils utilisent souvent les sources islamiques de première main.

L’islam inspire

La fin de l’âge classique correspond à un âge d’or de l’information sur l’islam.

Les sources arabo-turques sont de plus en plus privilégiées, les productions des historiens et des diplomates tendent à se substituer à celles des missionnaires qui ont perdu leur monopole. Si les débats évoqués plus haut se poursuivent, ils prennent une autre forme.

Le bombardement d’Alger par la France, le siège des Turcs à Vienne en 1683, la révocation de l’Édit de Nantes en 1684 sont des évènements qui voient un accroissement d’éditions et de rééditions de productions sur l’islam, dans cette période que Paul Hazard a appelée « la crise de la conscience européenne ». Dans un contexte de rationalisation des savoirs, de développement de méthodes modernes de la critique philologique, le rapport à l’islam apparaît dépassionné même s’il garde de temps à autre une dimension polémique au gré des contextes politiques et sociaux. Les philosophes, les polémistes, les théologiens et autres polygraphes se saisissent du domaine.

Les musulmans sont mieux connus, Muhammad est considéré comme un grand législateur, les croyances discutées de manière apaisée, souvent dans une démarche comparatiste. C’est un humanisme horizontal qui cesse de voir, dans l’altérité islamique, l’envers du chrétien. Pierre Bayle, protestant, discute des arguments accumulés depuis un millénaire par l’apologétique chrétienne contre l’islam qu’il détruit un à un dans son article majeur consacré à Mahomet (Dictionnaire historique et critique, 1696).

L’heure n’est plus à des « sermons détachés de vraie croisade » et aux fables auxquelles plus personne ne croit, mais au savoir « brut », à un retour aux sources premières, à une diffusion des textes, que cela plaise ou non. La « vérité évangélique » devient un critère de l’approche en science contre les dérives controversistes. Richard Simon, critique biblique de renom, arabisant, participe à ce renouveau. Les journaux savants se font l’écho des nouveautés dans le domaine : rien ne leur échappe, tout est relayé, tout est lu dans un contexte où le livre constitue le seul média.

Les grandes figures des Lumières bénéficient de cet héritage : la figure du théiste de Voltaire doit par exemple beaucoup à sa lecture du Coran. Montesquieu, Helvétius, Rousseau apportent leur contribution. Boulainvilliers offre une biographie sur Muhammad qui lui vaudra d’être traité de cryptomusulman, le Britannique Georges Sale donne une traduction du Coran d’une qualité remarquable. L’islam entre dans le concert des religions du monde et sort du domaine strictement religieux qui l’enfermait dans des stéréotypes longtemps ressassés, pour devenir un véritable objet de savoir, inspirant réflexion philosophique, morale, religieuse, politique et culturelle.

L’islam de nouveau rejeté

Évidemment tous ne choisissent pas les mêmes orientations ; l’Encyclopédie entend par exemple faire perdurer la dimension polémiste médiévale, tandis que les idéologues, « alliés doctrinaires » de certains jésuites de la fin du siècle, prépareront tout un fonds destiné à préparer la colonisation des pays musulmans. De grandes voix s’y opposeront en vain.

Ce sera l’expédition de Tripoli par les États-Unis d’Amérique, la conquête française de l’Égypte, plus tard celle de l’Algérie. Le temps de l’ouverture, de la tolérance, de l’humanisme est déjà loin.

Quel est le bilan de la campagne d’Égypte ?

D’aucuns comme Joseph de Maistre ou Louis de Bonald analyseront ce virage comme un retour aux croisades dont ils se féliciteront, jetant l’anathème sur tous ceux qui auront rêvé une humanité plus fraternelle, digne combat des Lumières, déplorant que nos philosophes aient pu vanter « leurs mœurs, leur administration, leur politique, même quelques-uns leur religion ». Maistre soulignera l’incompatibilité insigne, l’impossible coexistence des chrétiens et des musulmans : « La guerre entre nous est naturelle, et la paix forcée. Dès que le chrétien et le musulman viennent à se toucher, l’un des deux doit servir ou périr ».

C’est donc là tout un pan de notre histoire intellectuelle qui débouchera sur une sociologie et une théorie laïque du phénomène religieux. Dans la longue succession historique, après avoir été renfermé dans des bornes strictement religieuses, l’islam est devenu un objet de savoir à part entière. Des auteurs fameux, méconnus ou obscurs, auront, chacun à leur manière, largement contribué à alimenter cette connaissance. La fin du XVIIIe siècle inaugurera un véritable choc des représentations : à partir de ce moment-là, le rejet prendra une forme radicale.

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