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Il n’y a pas d’organisation sans paradoxes de fonctionnement

La recherche souligne de plus en plus que les actions des managers ne peuvent pas être considérées comme totalement rationnelles. Dotshock/Shutterstock

Cet article est publié dans le cadre du partenariat entre la Revue Française de Gestion et The Conversation France. Le numéro 270 de la RFG, consacré au « management des paradoxes », a été élaboré par Franck Brulhart, Amaury Grimand, Cathy Krohmer, Ewan Oiry et Aurélien Ragaigne.


Dans l’analyse des organisations, de plus en plus de chercheurs soulignent les limites des travaux fondés sur des logiques linéaires, rationnelles et prescrites. Les actions et les décisions des managers ne peuvent en effet pas être considérées comme des actions rationnelles, orientées vers des fins clairement identifiées, faisant l’objet de calculs rationnels sur les moyens utilisés pour atteindre les objectifs poursuivis, et qui s’appliquent dans les équipes telles qu’elles ont été conçues initialement. Même si les managers étaient nombreux à affirmer le contraire…

De plus en plus de chercheurs soulignent même que les paradoxes, c’est-à-dire « la présence simultanée de deux éléments qui s’excluent l’un l’autre », doivent être considérés comme des figures centrales du fonctionnement des organisations. Ces chercheurs réhabilitent ainsi une logique non linéaire, où le calcul rationnel des coûts est impossible (voire non souhaitable), et où les décisions émergent d’équipes en action. L’approche par les paradoxes ouvre de nouvelles perspectives dans l’analyse des organisations comme dans l’action managériale.

Outils de gestion et construction sociale

Cette approche permet déjà de repenser l’analyse des outils de gestion. En effet, ceux-ci ne peuvent plus être considérés dans une perspective rationaliste, où ils ne feraient que rendre compte de la réalité, où ils seraient rationnels et s’appliqueraient tels que planifiés lors de leur conception. Au contraire, les outils de gestions apparaissent comme des constructions sociales vis-à-vis desquelles des groupes d’acteurs développent des stratégies et qui sont utilisées de manière extrêmement variée et imprévisible par les salariés. Cette perspective donne en conséquence une place majeure aux phénomènes émergents, non planifiés, à l’appropriation et aux réinterprétations locales des politiques et outils mis en œuvre par les directions d’entreprise.

Cette réinterprétation qui donne lieu à des paradoxes dans l’usage des outils de gestion s’effectue à trois niveaux : individuel, collectif et interorganisationnel.

Conséquences néfastes

Au niveau individuel, il existe un paradoxe, relativement classique, qui unit compétence et performance. Il est généralement admis que la compétence produit tôt ou tard la performance. Or, la compétence peut être présente avec une faible performance de même que, inversement, une faible compétence permet parfois d’atteindre une véritable performance. Un exemple est à ce sujet particulièrement éclairant : celui d’un outil d’auto-évaluation des compétences utilisé dans un hôpital luxembourgeois. Celui-ci valorise les employés car il leur permet de prendre conscience de la complexité et de la variabilité de leur travail mais, dans le même temps, il accroît leur stress puisque ces éléments deviennent progressivement le minimum requis dans l’évaluation de la performance minimale.

On retrouve aussi de nombreux paradoxes au niveau des équipes de travail. Souvent produits par l’organisation elle-même, ils sont gérés soit par le niveau hiérarchique à l’origine du paradoxe, soit en étant « délégués » à des individus (en l’occurrence, les managers de premier niveau). Dans ce cas, de plus en plus fréquent (en particulier dans le secteur de la santé), on constate une très forte variabilité interindividuelle dans la gestion de ces paradoxes. Du fait de parcours et valeurs professionnels différents, les employés ne gèrent pas du tout de la même manière les paradoxes qui leur sont délégués par leur hiérarchie. Mais, on constate également une très forte variabilité intra-individuelle. En fonction de la situation dans laquelle il se trouve, un même employé gère très différemment les paradoxes qui lui sont délégués par sa hiérarchie.

En matière de bonnes pratiques, les méthodes de gestion de projet « agile » et le développement de compétences collectives semblent être des réponses intéressantes face aux conséquences néfastes de ces paradoxes.

Souffrance et déstabilisation

Enfin, la question des paradoxes apparaît aussi au niveau interorganisationnel. La « coopétition » apparaît notamment comme intrinsèquement paradoxale puisqu’on y trouve des entreprises concurrentes (donc en compétition) qui décident de travailler ensemble (donc en coopération). La théorie de l’acteur réseau, qui considère l’aspect non figé des groupes sociaux, montre toutefois qu’un intérêt commun peut émerger sans, pour autant, que la concurrence entre les organisations disparaisse.

Tous ces paradoxes doivent donc être gérés en tant que tels car ils ne vont pas disparaître. Surtout, ils peuvent produire souffrance et déstabilisation chez les employés. Ces conséquences néfastes doivent être connues et prises en considération par les organisations elles-mêmes. C’est leur responsabilité. Les managers, aussi bien que les chercheurs, doivent donc adopter cette approche par les paradoxes pour mieux réfléchir au rôle des outils de gestion dont ils se servent au quotidien.

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