Cet interview d’Anne-Marie Waser et Dominique Lhuilier, chercheuses au CNAM, est publié en partenariat avec le blog du CNAM.
Dans votre ouvrage, Que font dix millions de malades ? (éditions Erès), vous interrogez le rapport entre travail et affections de longue durée, en donnant notamment la parole aux malades. Quelles sont ces maladies ? Et pourquoi vous emparer de cette problématique ?
Nous avons proposé aux deux agences qui ont financé cette recherche, l’Agence nationale de recherche sur le sida-VIH et les hépatites virales (ANRS) et l’Institut national du cancer (INCa), de mettre le focus sur des maladies chroniques considérées comme graves pour lesquelles le traitement médical et la vie avec la maladie pouvaient nous éclairer sur tout ce que font, ne font pas, aimeraient faire les malades pour retrouver une vie qui vaille la peine d’être vécue et notamment poursuivre un travail. Nous avons retenu le VIH, les diabètes, les hépatites et les cancers.
Les cancers sont soignés, dans la plupart des cas, à l’hôpital avec des interventions courtes (hospitalisation de jour) sur plusieurs semaines ce qui obligent les patients à décrocher de leur travail en prenant un arrêt de travail qui varie de quelques semaines à deux ou trois ans. Dans ce cas, les relations au travail sont brutalement interrompues et nécessiteront, de ce fait, un retour au travail avec un questionnement : dans le même poste ? la même entreprise ? un autre métier ? un travail à temps partiel ? etc. Avec les hépatites, le VIH et les diabètes, les soins se font pour l’essentiel au cours de la journée par une prise de médicament que le patient s’administre lui-même. La personne malade peut ainsi envisager poursuivre son activité professionnelle sans la révéler et veiller à faire que cette vie de malade n’interfère pas avec la vie professionnelle. Mais c’est une double vie qui commence.
Un des points communs de ces quatre maladies chroniques est qu’elles sont relativement silencieuses du point de vue des symptômes. Ce sont des examens de routine ou de dépistage qui vont conduire au diagnostic. La révélation de la maladie se présente alors comme une rupture d’autant plus troublante pour les malades qu’ils prennent conscience qu’ils ont vécu avec cette maladie durant des mois ou des années sans le savoir. Le traitement leur permettra de vivre avec cette maladie en connaissance de cause, mais le diagnostic et le traitement chamboulent leur vie au travail et hors travail. Ces quatre maladies ont donc des points communs et des différences que nous avons voulu saisir.
Dès votre titre, vous mettez en exergue l’importance du phénomène : 10 millions de salarié·e·s sont atteint·e·s de maladies chroniques. Et pourtant, vous avez constaté que beaucoup hésitaient à dévoiler leurs difficultés. Pourriez-vous nous réexpliquer les raisons de ce silence ?
Très peu de malades se décident à faire une demande de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) car ils n’épousent pas, pour la majorité, les représentations du « malade » ou de la personne « handicapée » et redoutent par-dessus tout le stigmate et ses effets délétères dans les univers sociaux. Il semble urgent de changer ces représentations. Et notre livre y contribue car nous avons rencontré des malades très actifs, qui prennent en main leur santé (à la fois le care, les soins, et le cure, les traitements) et saisissent cet état de fragilité pour construire une vie plus en phase avec leurs désirs, leurs valeurs. Le silence apparaît donc comme une réponse prudente des malades à cette angoisse de la maladie ou de la mort dans notre société qui sépare arbitrairement les personnes « saines » des « malades » et réserve un traitement à part aux malades (arrêt maladie, taux d’incapacité, invalidité, reclassement). Alors que la maladie nous concerne tous.
Vous mettez à mal un puissant cliché qui voudrait que les malades cessent toute activité professionnelle. Vous montrez que l’activité de travail est perçue comme un moyen de lutte contre l’emprise de la maladie, un instrument de santé. Quelles stratégies les malades adoptent-ils pour rendre compatibles leur traitement, leur travail et les effets de leur maladie ?
Il s’agit peut-être moins de stratégie que d’un processus qui vise à instaurer de nouvelles normes de vie obligeant à une réarticulation de la vie au travail, hors travail, du cure et du care. Elles affectent les trajectoires professionnelles, les projets de vie, les manières de faire, les équilibres construits entre les différents domaines d’activité dans lesquels le sujet est engagé. Mais si la maladie signe une réduction des possibles, un ralentissement de l’existence, une désocialisation, elle est aussi une exaltation des désirs du sujet, une intensification du rapport à soi et aux autres, accélération du temps de l’existence dans cette vie devenue précieuse, fragile. Au cœur de l’expérience de la vie avec la maladie et de l’unité dialectique des activités, s’inscrivent régulations, arbitrages, compromis à construire et à reconstruire en fonction de l’évolution de la maladie, des capacités et aussi des exigences du monde du travail : changement de métier, de poste, d’activité, de collègues, aménagements.
Quels sont les effets de ces affections de longue durée sur le travail ?
Outre tout un ensemble de désordres physiologiques (transit intestinal, dysfonctionnement hormonal, infections, allergies, etc.) et psychologiques (angoisse, dépression), le point commun dans ces affections est une fatigabilité qui se traduit par une variation des capacités productives. L’irritabilité, souvent pointée par l’entourage ou les collègues, peut être mise sur le compte d’une faible adaptabilité de nos organisations du travail qui ne permettent pas de travailler à son rythme, quand on est en forme, ou de s’arrêter.
Pour réaliser cet ouvrage, vous avez mené trois recherches-actions, notamment sur le travail et l’emploi à l’épreuve de la maladie chronique, ainsi que sur le retour à l’emploi de travailleurs atteints de cancer. Comment avez-vous mené ces études ?
Les trois recherches-actions ont été menées auprès de malades volontaires pour cette étude, auprès d’entreprises et avec des personnes venant consulter à la Permanence d’accès au soin de santé (PASS) de l’Hôtel-Dieu à Paris. Elles ont reposé sur des entretiens qualitatifs qui, pour la plupart, se sont poursuivis dans le temps (plusieurs entretiens avec la même personne, notamment pour le chapitre concernant la construction de projets avec la maladie). En partenariat avec la Cité des métiers et la Cité de la santé de Paris, nous avons mis en place un atelier, le Club maladies chroniques et activités (MCA), qui a réuni une centaine de personnes durant deux ans et demi afin d’échanger sur les stratégies, les nouvelles normes de vie et les projets. Nous avons présenté nos résultats aux participants de ce Club ainsi qu’aux conseillers de la Cité. Le Club a fonctionné de façon autonome durant quelques années encore, permettant la constitution d’un réseau informel de soutien mutuel.
Tout autre sujet, vous montrez que la maladie est paradoxalement instrumentalisée par les migrant·e·s pour sortir de l’enfermement. Dans quelle mesure ?
C’est le statut qu’offre la maladie dans notre pays qui est parfois saisi par des migrants pour avoir une existence dans une société qui fait tout pour ne pas les voir. Avec ou sans papier, ils peuvent être reçus pour des soins et une consultation sur leurs droits sociaux. Le fait de pouvoir être reçu dans la détresse physique et psychologique dans laquelle ils vivent est déjà une marque de reconnaissance, une interaction « normale », non violente. Obtenir un statut via la reconnaissance d’une affection de longue durée (ALD) qui ouvre des droits (beaucoup ont des droits qu’ils n’ont pas pu faire reconnaître pour diverses raisons) leur permet d’exister au travers de ce statut d’ayant-droit avec une RQTH ou une invalidité. Cela leur permet aussi d’améliorer leur quotidien (passer de la rue à une chambre d’hôtel, disposer d’un endroit pour faire la cuisine), de pouvoir prendre en compte leur maladie et d’échanger avec d’autres personnes dans les structures d’accueil.
Votre propos invite à reconsidérer les malades, à s’éloigner d’une vision victimaire.
La vision victimaire a ceci d’intéressant que l’on déplace la responsabilité de ce qui s’est passé (la maladie, dans notre étude) sur la société. Les malades n’auraient donc plus à culpabiliser et ne devraient plus être montrés du doigt, stigmatisés. Ils seraient victimes du stress de nos organisations du travail, des expositions (produits chimiques, bruit, froid, etc.) subies durant de longues années, des pollutions de notre environnement (air, eau, ondes magnétiques, etc.), d’une alimentation industrielle, etc.
Cette posture victimaire a été plutôt peu adoptée par les participants des Clubs MCA. Certains en ont eu besoin à un certain moment car le fait de pointer un adversaire (un patron, un système, une antenne relais de téléphonie mobile proche de chez soi) permet de passer du « pâtir » à « l’agir », par une mobilisation de soi pour ses droits ou pour lancer une interpellation publique. Se révolter suppose des capacités et des ressources que le groupe a favorisées par l’autorisation de l’expression de l’indignation, plus que l’expression victimaire.
À travers cet ouvrage, vous appelez plus largement à questionner le monde du travail où domine l’idéologie de la performance. Que préconisez-vous ?
En questionnant les projets des participants, on s’est rendu compte qu’une majorité souhaitait re-travailler dans une entreprise qui aurait d’abord des valeurs humaines, c’est-à-dire qui puisse prendre en compte réellement (et non en se limitant à de l’affichage) la variation des capacités productives de tous, et pas seulement des salariés reconnus comme ayant certaines limites (RQTH, invalidité, restrictions). En deuxième, c’est ce que l’entreprise produit qui compte, avec une préférence pour des produits ou services éthiques. Viennent ensuite l’intérêt des tâches ainsi que les conditions de travail.
Il est urgent d’humaniser le travail. Ce changement semble pouvoir s’opérer sans renoncer aux exigences de productivité. Pour ce faire, il apparaît indispensable que ceux qui font le travail, et pas seulement l’encadrement, puissent participer aux décisions organisationnelles sur « comment » on fait le travail.