Nous sommes le 29 mai 1919. Une éclipse solaire totale, visible du centre du Brésil jusqu’à l’Afrique de l’Est, s’est emparée du ciel pendant 6 minutes et 51 secondes. Ce n’est pas une éclipse comme les autres, celle-ci est historique : on la surnomme l’« éclipse de la relativité générale ». Elle est considérée comme l’experimentum crucis, c’est-à-dire l’expérience qui a permis de valider la théorie.
À vrai dire, on ne regardait pas ici le soleil caché par la Lune, mais bien les taches blanches à sa droite, des étoiles qui se trouvent plus loin derrière notre astre et qui sont habituellement cachées par la luminosité du Soleil.
Pour comprendre l’engouement particulier pour cette éclipse et pour la double expédition menée par Sir Arthur Eddington vers l’île de Príncipe en Afrique de l’Ouest et Sobral au Brésil, il faut remonter un peu le temps.
En 1905, Einstein publiait sa théorie de la relativité restreinte – qui postule notamment que la vitesse de la lumière dans le vide est inchangée quelque soit la vitesse de l’observateur. Mais il réalisa que celle-ci était incompatible avec la théorie de la gravitation de Newton, établie au XVIIe siècle et qui explique pourquoi les pommes tombent des arbres et pourquoi les astronautes flottent dans la station spatiale internationale.
Ceci amena Einstein à réfléchir dès 1907 à une théorie de la gravitation qui soit compatible avec sa relativité restreinte : c’est la relativité générale, très différente de la gravitation newtonienne (qui est en fait valable pour les objets de faible masse et à des vitesses faibles par rapport à la vitesse de la lumière).
Einstein propose notamment que la gravitation n’est pas une force, mais la manifestation d’une courbure géométrique de l’espace-temps, courbure produite par la présence de masses, comme des étoiles ou des trous noirs, ou de façon équivalente, de la présence d’énergie : c’est le fameux E=mc2, où E est l’énergie, m la masse et c la vitesse de la lumière.
Une analogie permettant une visualisation de la relativité consiste à représenter l’espace-temps en trois dimensions comme une nappe tendue se déformant sous la masse des objets que l’on y met. Si la nappe est bien tendue et sans aucun corps dessus, une bille légère que l’on fait rouler dessus se déplace en ligne droite. Si on place au centre de la nappe une boule lourde, la nappe se déforme et la bille ne se déplace plus en ligne droite. Elle peut même tomber vers la boule, donnant l’illusion que la bille est attirée par la boule « comme par un aimant »… alors que cette attraction est le résultat indirect de la forme de la nappe qui s’applique aux masses en tout lieu de celle-ci.
Les étoiles dévient la lumière des autres étoiles
Cela signifie que les objets massifs, comme les étoiles, peuvent fléchir la trajectoire de la lumière lorsqu’elle passe devant eux. Dans son manuscrit de 1915, Einstein propose de tester sa théorie sur trois applications. Parmi elles, la déviation d’un rayon lumineux dans un champ de gravitation d’un astre massif comme le Soleil. Einstein prédit une déviation deux fois plus grande que celle obtenue par les équations de Newton.
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Le Soleil est un objet massif qui, selon la théorie d’Einstein, déforme le rayon lumineux émis par des étoiles lointaines lorsqu’il passe devant elles. Normalement, le Soleil est bien trop brillant pour qu’on puisse remarquer cette lumière. Mais pendant une éclipse, la Lune « occulte » le Soleil. Il est alors possible d’apercevoir les étoiles autrement invisibles du fait de l’éblouissante lumière du Soleil.
Si le rayon lumineux voyage en ligne droite, la carte du ciel est inchangée, avec ou sans Soleil interposé. Si la théorie proposée par Einstein est correcte, la lumière se courbe quand elle passe à proximité de l’astre, et sur Terre on enregistre une position décalée par rapport à la position vraie. Le Soleil produit une sorte de « mirage » et on détecte des étoiles en fait cachées derrière lui. Ainsi pour un observateur, les étoiles semblent se déplacer sur le fond du ciel pendant la durée de l’éclipse. Il s’agit donc de prendre une photo des objets visibles au moment du phénomène et comparer à la carte obtenue par une nuit normale quand la lumière suit une trajectoire rectiligne. Les images des étoiles sont d’autant plus affectées qu’elles passent proche de l’astre, la déflexion étant proportionnelle à la masse (du Soleil, ici) et inversement proportionnelle à la distance d’approche.
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C’est l’enjeu de l’expédition menée par Arthur Eddington : observer une éclipse totale de Soleil dans deux endroits. Une équipe s’est rendue sur l’île de Príncipe, en Afrique de l’Ouest, et une autre à Sobral, au Brésil. Chaque équipe a pris des photographies de l’éclipse, ce qui a permis de comparer la position des étoiles durant l’éclipse et pendant une nuit « normale » et de mesurer la déviation des rayons lumineux. Utiliser deux expéditions permet d’avoir des mesures complémentaires (et compatibles, ouf !) et de multiplier les chances d’avoir une bonne visibilité (sans nuages, par exemple).
Le 6 novembre 1919, une session spéciale de la Royal Society fut convoquée. Le résultat du Brésil, avec sept étoiles bien identifiées, mesura une déflexion de 1,98 ± 0,16 seconde d’arc (1,61 seconde d’arc à Principe). Le calcul d’Einstein prédisait 1,74.
Ainsi, Arthur Eddington et ses équipes ont montré que la théorie de la relativité générale d’Einstein était correcte. Ce fut un immense déferlement d’enthousiasme, jusqu’à faire la une du New York Times !