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In memoriam Jean‑Daniel Reynaud (1926-2019)

Le sociologue apparaissant dans une vidéo de Screening organisation Editions. Capture d'écran Youtube.

Cet article est publié dans le cadre du partenariat entre la Revue Française de Gestion et The Conversation France.


Il n’y avait pas grand monde dans le cours optionnel de « Sociologie du Travail » à Sciences Po Paris avant 1968. J’étais de ceux qui, hors des enseignements « prestigieux » (c’est-à-dire ceux qui permettaient de préparer le concours de l’ENA), suivaient avec intérêt le cours rigoureux et documenté d’un professeur aux épaisses lunettes de myope, Jean‑Daniel Reynaud. Nous y apprenions l’histoire des syndicats, les stratégies patronales et les subtilités de la négociation sociale à la française. Plus tard, quand j’ai voulu faire une thèse de sociologie des entreprises, je me suis naturellement orienté vers lui et j’ai eu à apprécier comme doctorant, ses conseils pertinents, délivrés avec fermeté mais toujours avec simplicité et humanité.

J.D. Reynaud faisait partie de cette génération qui, dans la lignée de Georges Friedman, a créé la sociologie du travail en France (création, en 1959, avec trois autres collègues, de la Revue Sociologie du Travail, création du laboratoire spécialisé du CNAM en 1969 où il enseignera pendant 35 ans).

Un analyste des jeux complexes d’interactions

Il a eu le mérite à la fois d’œuvrer dans le sens de son étayage théorique (il était agrégé de philosophie) et dans celui de son branchement au terrain. L’intérêt qu’il l’a toujours porté à l’actualité sociale concrète, comme sa neutralité sourcilleuse, lui attira des demandes d’expertise dans des comités préparant des décisions politiques importantes dans les années 1970 sur la réforme de l’entreprise, la mensualisation, etc.

Du point de vue des sciences de gestion, l’apport de Reynaud est d’abord celui d’un analyste des jeux complexes d’interactions sociales entre les partenaires (et adversaires) de la gestion du travail : salariés, syndicats, dirigeants, organisations professionnelles, encadrement. Cette analyse aide à rejeter tout dualisme dans ce domaine et nous permet de comprendre en quoi on peut trouver dans les stratégies des acteurs sociaux, à la fois du calcul et de la solidarité, de l’économique et du politique, du rationnel et de l’affectif.

Cet apport aide aussi à considérer l’acteur social non pas comme figé dans des déterminations qui lui échappent, ou récitant un catalogue d’actions préconçues, mais comme inventant en permanence des conduites collectives. La revendication, la grève, la négociation mais aussi la conscience professionnelle et l’engagement au travail se définissent par un « projet » que le groupe d’acteurs formule en continu. L’analyse de Reynaud est donc rétive à tout mécanisme global. Il préfère insister sur les ajustements permanents et les changements dont les situations organisationnelles sont le théâtre.

C’est ensuite à travers la théorie de la régulation sociale que Reynaud réalise un apport décisif, influençant dans les années 1990 non seulement la vision de certains sociologues du travail et des organisations mais menant aussi un dialogue fructueux avec des juristes et des économistes (voir le livre coordonné par Gilbert de Terssac en 2003).

SI et management.

Du côté de la gestion, plusieurs thèses de doctorat s’inspirent de cette grille d’analyse, des manuels de gestion des ressources humaines l’intègrent et il compte parmi les quatre sociologues français figurant dans les « auteurs et écoles de pensée » de la monumentale Encyclopédie des ressources humaines coordonné par José Allouche.

Des apports importants à ne pas négliger

Ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ont animé de nombreux enseignements en formation continue peuvent témoigner de la vivacité avec laquelle la théorie de la régulation sociale éclairait, chez des cadres opérationnels ou des praticiens de la GRH, des phénomènes quotidiens : pourquoi telle règle n’est pas appliquée ? Pourquoi telle consigne est détournée ? Pourquoi tel groupe résiste à tel changement ? La notion de « régulation conjointe » leur paraissait offrir une voie de réflexion utile à la fois pour comprendre certains dysfonctionnements et pour esquisser de nouvelles façons de concilier contraintes organisationnelles et autonomie des opérateurs.

Cette vision du travail et de l’organisation en termes de règles sans cesse en chantier et de collectifs mus par des projets est-elle adaptée à l’ère de la norme, des réseaux et du digital ? Le débat est ouvert : des prolongements, des adaptations, des révisions sont possibles. Reynaud lui-même n’hésitait pas à retravailler inlassablement certains aspects de sa théorie.

On aurait tort aujourd’hui, avec l’argument facile de la « contextualisation » historique des concepts en sciences sociales, de négliger des apports aussi importants. Les sciences de gestion se sont longtemps montrées oublieuses de leur propre passé et de celles des disciplines voisines. Nous savons bien qu’une œuvre écrite pour l’essentiel il y a 30 ans par un universitaire au naturel modeste (et en plus, circonstance aggravante, en français !) risque fort d’être broyée par les normes de publication actuelles. Mais on sait aussi que les disciplines qui ne savent pas consolider leurs acquis sont condamnées à s’épuiser dans de fallacieuses « découvertes ».

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