En ce mois de septembre, de nouvelles prises de paroles témoignent de cette réalité massive qu'est l'inceste. L'actrice Emmanuelle Béart révèle ainsi en avoir été victime dans un documentaire à venir. Quelques années après le livre de Camille Kouchner, un autre récit, Triste Tigre, de Neige Sinno, met des mots sur ce phénomène qui toucherait un Français sur 10 - même si, rappelons-le, les chiffres, en particulier en matière de criminalité sexuelle, ne sont pas toujours fiables.
Si depuis quelques années, les prises de paroles des victimes sont plus visibles, il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que l’inceste devienne un sujet de discussion publique. Le Monde ne commence à consacrer des articles à la judiciarisation de l’inceste, c’est-à-dire à des procès pour attentats à la pudeur sur moins de 15 ans commis par un ascendant, qu’en mars 1974, ouvrant le feu de manière très significative avec une affaire d’inceste rural.
L’inceste rural, vu comme produit de l’arriération et de la rudesse des mœurs campagnardes, est en effet un topos de la littérature médicale depuis le XIXe siècle.
Dépasser la prohibition de l’inceste ?
En avril 1971, Michel Polac consacre à l’inceste un épisode de son émission « Post scriptum », avec le film de Louis Malle, Le Souffle au cœur, récit d’un inceste maternel. Les invités, sans condamner ni louer l’inceste, l’analysent comme une donnée avec laquelle une société doit composer et s’interrogent sur la possibilité de dépasser la prohibition de l’inceste.
En réaction, Michel Polac reçoit une avalanche de lettres de protestation, qui dénoncent « un sujet infect » en souhaitant que les invités, ces « vicieux salopards », se fassent dérouiller et/ou castrer. Polac est finalement sanctionné par le conseil d’administration de l’ORTF et l’émission disparaît dans le courant du mois de mai.
Cet épisode, dont la rumeur s’éteint avec l’été commençant, montre d’une manière éloquente la force du silence qui pèse sur l’inceste : ce « sujet infect » n’a pas encore droit de cité à la télévision. Par ailleurs il montre aussi que pour de nombreux téléspectateurs, le traitement a été jugé trop léger et inadapté.
Créer les conditions pour évoquer les affaires d’abus
Après cela, la décennie 1970 va être pour les médias celle d’une ouverture au « discours sur la sexualité » qui créé les conditions d’évoquer peu à peu ce qu’on appelle alors la pédophilie.
La télévision en particulier affronte l’inceste et les évocations fictionnelles ou documentaires du viol par inceste se multiplient. Ainsi, en 1978, le journal de 20 h d’Antenne 2 consacre un reportage de trois minutes au cas d’un enfant de huit ans violé par son père – sans dommages cette fois pour la rédaction.
À partir du milieu des années 1980, différentes « affaires » attirent l’attention des médias et des pouvoirs publics sur les lacunes du dispositif de protection de l’enfance. Ainsi, dans L’enfant derrière la porte en 1982, David Bisson raconte son calvaire d’enfant martyrisé.
Peu après, 1986 marque un tournant décisif en matière de parole publique sur l’inceste. Lors des débats des Dossiers de l’écran diffusés par Antenne 2, le journaliste Alain Jérôme donne en direct la parole à trois femmes adultes, victimes de pères ou de frères incestueux, parmi lesquelles Éva Thomas qui vient de publier Le viol du silence.
L’émission est annoncée par le magazine chrétien La Vie sous le titre : « les barreaux de la prison de l’inceste vont voler en éclats ».
L’impact du témoignage
La télévision prend le risque du témoignage vivant des victimes en même temps qu’elle sollicite l’avis des téléspectateurs. Après avoir écrit dans l’incipit de son livre – « À quinze ans j’ai été violée par mon père », pour la première fois, une victime d’inceste témoigne à visage découvert, après que deux autres femmes, de dos elles, ont raconté leur histoire (toujours dans cette même émission des Dossiers de l’écran).
Trente ans après les faits, ces victimes viennent parler de souffrance qui semblent toujours très vives, offrant l’occasion au public de comprendre que la particularité du dommage causé par le viol – incestueux ou non – est de se conjuguer au futur.
Le retentissement de l’émission est énorme et il n’est pas excessif de dire que toute la presse – nationale, régionale et étrangère (L’illustré Suisse, Il Mattino, La Republica) – en parle, d’une voix unanime.
L’insistance est mise sur le mutisme des victimes (Le Républicain lorrain, 29/08/1986, La Voix du Nord, 27/08), sur « l’hypocrisie et le silence complice » qui règne sur le sujet (Le Figaro,02/09/1986) et sur la grande victoire que constitue cette prise de parole : « Les petites filles ne se sentent plus coupables » (Le Matin, 02/09/1986). « Toutes les couches de la société sont concernées », remarquent enfin les journaux Télé Journal (30/08 au 05/09/1986,) et Le Républicain lorrain (27/08 et 29/08/1986).
Une rupture dans le paysage littéraire
Deux ans plus tard, l’écrivaine Christiane Rochefort publie La Porte du fond, avec cet exergue :
Il était le pacha du harem avec ses deux femmes.
Bon, une et demi.
Moi ce n’était qu’un jeu.
J’étais encore une enfant.
Les enfants, c’est sacré.
Couronné par le prix Médicis, l’ouvrage donne la mesure du changement qui s’opère dans le paysage littéraire après un siècle de silence ou de représentation irénique (inceste amoureux excessif ou passionnel) chez Emile Zola (La Curée) Jean Cocteau (Les Enfants Terribles) ou Louis Malle (Le Souffle au cœur).
En décrivant un inceste père-fille comme un cercle vicieux condamnant l’enfant abusé au silence, le roman sarcastique et furieux de Christiane Rochefort inscrit désormais cette figure littéraire dans le cadre de l’abus de pouvoir et du crime.
Briser un « vieux tabou »
C’est à nouveau, pour « pour briser ce qui reste un vieux tabou » que François de Closet réunit le 27 mars 1989 sur le plateau de son émission Médiations, des spécialistes et des témoins des actions diverses menées contre l’inceste.
Ainsi est présentée l’émission, fidèle au topos désormais presque classique de la révélation. Le reportage réalisé auprès de très jeunes enfants n’est sans doute pas étranger à la réussite de cette soirée. L’émission aurait ce soir-là presque atteint le chiffre de 40 % de part d’audience : mieux que les Dossiers de l’écran trois ans plus tôt (Médias, 12/09/1986).
« Après, il m’a dit de ne pas le dire à ma maman parce que sinon il m’a dit qu’il me tuerait moi et ma maman », murmure Sandrine, 10 ans, abusée pendant deux ans par l’ami de sa mère.
De surcroit, ce magazine a un impact. Claudine, une des invitée, est poursuivie peu après par le tribunal de grande instance de Saint-Brieuc, pour diffamation à l’encontre de son père, comme du reste Patrick Le Lay, PDG de TF1, et François de Closets lui-même.
La jeune femme est condamnée en juillet 1989 à un 1 franc symbolique. « Le tribunal de St Brieuc a tranché : le viol en famille doit rester secret » commente Libération, en juillet 1989.
Rompre l’anonymat
En donnant la parole aux victimes, mais surtout en offrant à la curiosité et à la compassion du téléspectateur leur visage, singulier, unique, la télévision rompt l’anonymat que maintient l’écrit.
Elle permet la reconnaissance et l’identification, bref elle fracasse le silence plus que n’importe quel média, le voyeurisme auquel elle invite étant la garantie même de la transgression qu’elle s’autorise.
Cette fois encore la presse écrite se fait un large écho de l’émission. Rappelant que « pendant que l’opinion se focalise sur quelques meurtres d’enfants, d’autres sont violés ou agressés par un parent dans l’indifférence générale » (Télérama, 15/03/1989).
C’est donc au cours de cette deuxième moitié des années quatre-vingt que les victimes commencent à se faire entendre. Désormais, la cause semble entendue : il s’agit de dénoncer des agissements massifs qui enfreignent les valeurs essentielles de la société, et la communauté de jugement est unie dans l’accusation. Dès lors, la parole des victimes semble désormais « autorisée » et les livres de témoignages se multiplient au cours des années 1990.
Le paradoxe de la « parole sur l’inceste »
Pourtant, et c’est tout le paradoxe de la « parole sur l’inceste », l’intense bruit médiatique qui caractérise ces quelques années, est oublié aussitôt que passé et depuis les années 2000 chaque « affaire » de dénonciation publique des viols d’enfants ou d’inceste semble provoquer la stupeur comme s’il s’agissant d’une « découverte » ou pis d’un fait nouveau.
Cette « stupeur » témoigne d’une résistance profonde persistante à reconnaître la banalité de l’inceste. Le faire c’est mettre en cause ce pilier de l’ordre social qu’est la famille, c’est délicat. Il faut compter également avec le système médiatique pour lequel seul l’inédit a une véritable valeur.
La personnalisation des dénonciations, l’appartenance des dénonciatrices à des milieux sociaux privilégiés, dans lesquels on maîtrise la parole et plus encore l’écriture, concentre le scandale sur quelques figures de notables, comme l’a montré l’affaire Gabriel Matzneff.
Cette dernière n’était pourtant pas neuve et répondait, 30 ans après, aux confessions littéraires de Matzneff qui n’a jamais rien dissimulé de ses goûts et de ses pratiques.
Le mythe des années 68 « déviantes »
Après le mythe de « l’inceste rural », voici le XXIe siècle obsédé par un autre mythe : l’inceste ou l’agression sexuelle sur mineur fruit de la libération des mœurs des années 1970 et déviance du gauchisme ou du progressisme. Il est devenu presque banal de dénoncer l’effet délétère de Mai 68 sur les comportements sexuels, ce qui témoigne d’une erreur d’appréciation.
Si Mai 68 a libéré la parole sur la sexualité, autorisant le développement de revendications relatives aux sexualités alternatives, l’événement a aussi ouvert une fenêtre et attiré l’attention sur la criminalité sexuelle et ses victimes.
Du même coup, l’enjeu de ces révélations se trouve fréquemment déporté, puisqu’elles sont instrumentalisées à des fins politiques faisant largement oublier que l’inceste est un phénomène que l’on pourrait malheureusement qualifier d’« ordinaire ».
Une chose demeure : alors que l’inceste est un des crimes les plus réprouvés moralement, il est aussi l’un des crimes les moins révélés et dénoncés, preuve s’il en fallait de la persistance du déni.