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Le vice-amiral Haydn Edmundson dirige le commandement du personnel militaire, qui lui donne autorité sur la carrière des militaires reconnus coupables d’inconduite sexuelle. Accusé d’avoir agressé sexuellement une subordonnée, il est en congé avec solde pour une durée indéterminée. La Presse Canadienne/Justin Tang

Inconduite sexuelle, abus de pouvoir et secret : voici ce dont j’ai été témoin dans l’armée canadienne

En tant qu’ancienne combattante, les nouvelles quant aux inconduites sexuelles chez les officiers supérieurs des Forces armées canadiennes m’obligent à m’interroger sur le sens de ma propre expérience.

Au fil des ans, j’ai été témoin direct de la culture du secret et d’adultère dont on parle peu en dehors des cercles militaires. Tout le monde sait que ça passe, mais tout le monde se tait. La politique « anti-fraternisation » est traitée comme une suggestion et rarement imposée. Il est largement entendu que « ce qui se passe lors des déploiements, en exercice ou en formation ne va pas plus loin ».

Il y a quelque chose qui cloche chez les militaires canadiens. Qu’il s’agisse du récent témoignage donné en commission parlementaire quant au traitement de l’enquête sur le général Jonathan Vance, du fait qu’un haut gradé soit l’objet d’une enquête après avoir été accusé d’avoir agressé sexuellement une subordonnée, ou de l’interruption de l’enquête sur les inconduites sexuelles par le gouvernement libéral. Mes recherches doctorales depuis que j’ai quitté l’armée m’ont amené à conclure que l’armée favorise inconsciemment une culture d’inconduite sexuelle, d’abus de pouvoir, d’adultère et du secret.

L’échec des règles

Ces comportements sont aussi bien le fait des hommes que des femmes. Il s’en dégage l’impression que la chose est largement acceptée, quasi encouragée. Pourtant, une telle acceptation des comportements sexuels entre militaires peut entraîner de graves conséquences, au-delà du harcèlement. Et comme tout le monde, je les ai acceptés, j’ai participé au « pacte du silence » et j’ai fait partie du problème, en tant que spectatrice.

En 2015, suite à un Examen externe réalisé par une ancienne juge de la Cour suprême, les Forces armées ont créé l’Opération Honneur afin d’« éliminer les comportements sexuels préjudiciables et inappropriés » dans ses rangs, y compris la discrimination envers les personnes LGBTQ2+.

Six ans plus tard, l’opération Honneur a pris fin en dépit du fait que plusieurs hauts gradés font face à des accusations d’inconduite sexuelle.

Homme en uniforme
Le ministre de la Défense, Harjit Sajjan, après l’annonce d’un investissement en infrastructures à la Base de soutien de la 5ᵉ Division du Canada Gagetown à Oromocto au Nouveau-Brunswick en juin 2016. La Presse Canadienne/Andrew Vaughan

On ne peut nier qu’un changement de culture est nécessaire. Cependant, le problème ne se réglera pas par la multiplication des règles et des politiques pour établir la culture souhaitée — comme on l’a fait jusqu’à présent et sans succès.

Une approche différente

La documentation est rare pour ce qui est d’examiner la chose militaire en dehors des perspectives mécanistes et culturelles.

Une approche théorique pour comprendre la mentalité en place consisterait à adopter la métaphore de la « prison du psychisme ». Selon cette idée formulée par le théoricien des organisations Gareth Morgan, une structure de pouvoir inconsciente agit comme une mesure de contrôle.

Selon Morgan, « une vision forte de l’avenir peut produire des angles morts » et un solide unanimisme peuvent conduire à une pathologie organisationnelle, qui emmène une organisation à devenir dysfonctionnelle, contre-productive, inefficace, perturbatrice ou déstabilisante.

La métaphore de la prison du psychisme de Morgan nous dit qu’une organisation se définit selon des schèmes culturels, des règles, des comportements et des croyances lesquels sont, en réalité, « intensément personnels ». Grâce à la métaphore de la prison du psychisme appliquée à l’organisation militaire, il pourrait devenir possible de mieux comprendre la culture militaire et ce qu’elle tient comme « allant de soi », pour ensuite identifier la bonne manière d’effectuer le changement nécessaire.

Cette métaphore, qui nous amène à voir que « le rationnel est souvent de l’irrationnel déguisé », peut fortement influencer les choses en « en attirant l’attention sur la dimension éthique de l’organisation ».

À mes débuts comme officière subalterne, j’ai déposé une première plainte pour inconduite, un geste qui a encouragé cinq autres personnes à faire de même. La hiérarchie a puni la personne visée en lui demandant d’écrire une lettre d’excuses.

Des années plus tard, celui-ci s’est vanté qu’avant une mutation, les traces écrites de cette affaire avaient été supprimées. J’ai transmis l’information à la chaîne de commandement, qui m’a répondu : « C’est du passé. »

Bien que cette inconduite ait continué auprès d’autres personnes, jamais rien n’a été fait à cet égard.

C’est ainsi que j’ai perdu confiance dans le système. Je n’ai plus jamais porté plainte pour inconduite, en me disant « Ce n’est pas si grave », « je peux le prendre » ou « OK, c’était l’alcool ». J’étais devenue prisonnière de la prison du psychisme.

La lieutenante de vaisseau Heather Macdonald affirme que l’armée ne peut plus se permettre d’ignorer les inconduites sexuelles.

Dans une interview accordée à Global News, la lieutenante de vaisseau Heather Macdonald (qui allègue une inconduite à l’endroit du Chef d’état-major de la Défense) se dit perturber de voir une personne occupant une « position de confiance » manquée « d’éthique et de valeurs » au point d’avoir divulguer ses allégations à la presse. Elle croit « que la procédure officielle doit être maintenue par souci d’équité pour tout le monde, y compris moi ».

Par ses propos, la lieutenante Macdonald protège inconsciemment l’institution, comme moi avant elle. Elle redoute qu’une fuite nuise aux procédures en place, alors que c’est la procédure elle-même qui échoue trop souvent.

Une prison du psychisme est invisible et c’est par nos actions qu’elle se manifeste. Nos silences perpétuent donc le problème. Dans les Forces, on nous apprend à défendre la mission et l’institution avant soi-même. La prison du psychisme nous piège tous inconsciemment : les victimes craignent de parler, les agresseurs ne subissent aucune punition et les spectateurs ferment les yeux.

Vers un changement de culture

Le gros de la recherche sur les Forces armées canadiennes se concentre sur le mesurable et le visible, mais ne fait qu’effleurer la culture militaire telle qu’elle est. Je crois que nous pourrions atteindre des niveaux de compréhension plus profonds grâce au concept de prison du psychisme, qui permettrait d’examiner des inégalités et des inconduites très incrustées.

Il ne fait aucun doute que la première étape consistera à identifier et à reconnaître la présence de cette structure de pouvoir. Mais le changement permanent ne sera possible que lorsque nous aurons éclairé l’inconscient et les forces invisibles imposées aux membres.

Le chef d’état-major de la Défense par intérim, le lieutenant-général Wayne Eyre, est sur la bonne voie quand il dit que « dans une hiérarchie telle que la nôtre, les lacunes comme la dynamique du pouvoir et son usage abusif deviennent apparentes ».

Mais tant qu’il ne verra pas comment tout le monde est de connivence, consciemment et inconsciemment, pour perpétuer cette dynamique, rien n’y changera.

This article was originally published in English

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