Chaque mois paraît amener son lot de murs frontaliers. En Europe, où les États baltes, craignant un voisin envahissant et l’instabilité qu’il génère, érigent une barrière à leur frontière orientale. En Asie, le président chinois Xi Jinping appelle à la construction d’un mur d’acier autour de la région du Xinjiang.
En Amérique latine, l’Équateur a, semble-t-il, amorcé la pose de panneaux de ciment à sa frontière avec le Pérou. En Afrique, le mur de barbelés, de pylônes et de ciment entre la Somalie et le Kenya est en voie de parachèvement.
On est loin de l’illusion créée par la chute du mur de Berlin et des utopies d’un monde sans frontières portées par les années 1990.
Le mur, nouvelle norme des relations internationales
Alors qu’à la fin de la guerre froide, il n’y avait que 15 frontières murées, elles sont désormais 70 à travers le monde : Le mur est devenu une nouvelle norme des relations internationales.
Au point où, avec la prolifération du mur frontalier dans le monde et sa normalisation à travers le discours du nouveau président américain, les démocraties se sont appropriées ce procédé, comme s’il s’agissait d’un outil classique de la politique étrangère et de défense.
Pour autant, le coût de cette fortification rampante est élevée – tant pour les États et les relations internationales, que pour les populations et les économies locales concernées. Pour les plus vulnérables, pour les classes moyennes, pour les ex-murés (les « expulsés » de Saskia Sassen), le prix est exorbitant.
Symptômes d’une rupture de l’ordre international, manifestations des ratés de la coopération internationale, les murs représentent également un coût pour ceux qu’ils isolent, pour les « intouchables » du globe.
Leur liberté de circulation, pourtant consacrée en droit international, n’a en effet pas tout à fait la même valeur que pour les autres : chaque passeport emporte en fait des droits différents.
Le coût financier des murs frontaliers
Il y a tout d’abord le coût financier des murs frontaliers. Tous représentent une manne pour les industries de sécurité (qui se sont, pour beaucoup, adaptées à l’évolution du marché de la défense post–guerre froide) et celles de la construction.
C’est aux États-Unis que l’information est la plus accessible et permet de se faire une idée du coût d’une gigantesque infrastructure frontalière. Elle n’est en effet pas seulement un mur physique avec des fondations maçonnées, des pylônes, des panneaux en béton, voire des barbelés hérissés de rasoirs, mais aussi des caméras thermiques, des senseurs, des capteurs, des drones, des patrouilles humaines, canines, robotisées…
Car le mur ne suffit pas : il est aisé de l’escalader, d’y appuyer une échelle, de déployer des rampes par-dessus une barrière pour y faire passer une voiture, d’héliporter la drogue par drone, ou encore de la passer par des tunnels étroits, forés au moyen de la technique de fracturation hydraulique.
Ainsi en 2009, le Government Accountability Office a évalué le seul coût de construction du mur le long de la frontière californienne de 1 à 6,4 millions de dollars canadiens par kilomètre. Dans des terrains plus difficiles tant géologiquement que juridiquement, comme le long de la frontière texane, son coût de construction pourrait atteindre 21 millions du kilomètre.
Son entretien a été évalué à 8,5 milliards sur 20 ans : il s’agit donc d’une gigantesque infrastructure publique, un peu l’équivalent d’une gigantesque autoroute, qui ponctionne les finances publiques d’un pays et forcément le revenu global disponible (que le financement soit public ou partiellement privé).
Ce poids financier est donc aussi un poids économique, qui pèse tant sur le revenu global du pays, que sur l’économie locale. Celle-ci, souvent substantiellement affectée par le ralentissement et la redéfinition des échanges transfrontaliers – légaux ou pas –, est parfois placée sous respirateur artificiel, via l’arrivée de contingents militaires ou de patrouilles, d’équipes de construction, et des services afférents (restauration, hôtellerie, etc.).
L’emmurement du monde : un coût humain
À ce coût économique s’ajoute une composante humaine. En effet, il y a une corrélation de facto entre la fortification des frontières et le nombre d’individus qui meurent en tentant de les franchir. Aux États-Unis, où les groupes communautaires sont actifs et veillent à obtenir et divulguer l’information, 6 000 cadavres ont été recensés depuis 16 ans dans les déserts frontaliers.
Depuis le durcissement des politiques européennes, la Mare Nostrum est devenue une « mer morte » pour reprendre les termes du cartographe Nicolas Lambert qui cartographie l’hécatombe des migrants en Méditerranée, où le nombre de décès augmente alors même que le nombre de traversées décline.
En effet, pour franchir une frontière durcie et fortifiée, les trajectoires possibles sont souvent beaucoup plus dangereuses, plus risquées et requièrent de recourir à des coyotes, des passeurs parfois en lien avec des groupes mafieux ou criminels.
La militarisation de la frontière y génère une violence accrue. D’abord parce qu’elle légitime la perception de la zone frontalière comme un théâtre d’opérations, une zone de guerre, et justifie donc les opérations de groupes paramilitaires, comme en témoigne les déploiements à la frontière hongroise.
Ensuite, parce qu’en déployant des militaires ou des vétérans dans les forces frontalières (ils représentent un tiers des équipes de patrouilles frontalières aux États-Unis), les méthodes qui y sont appliquées correspondent à celle d’une zone de guerre – et avec elle, une violence et une absence d’impunité manifeste, telles que les décrivent des auteurs comme Todd Miller et Reece Jones.
Enfin, en condamnant le passage clandestin de la frontière à devenir encore plus invisible, en forçant le franchissement de la frontière à devenir plus souterrain, ces mesures renforcent le poids des groupes mafieux et des criminels organisés, mais aussi les procédés violents d’extorsion ou de coercition de migrants vulnérables (kidnappings et demandes de rançons) : des frontières de l’Asie du Sud-Est à la région sahélienne en passant par les corridors qui mènent de l’Amérique centrale aux États-Unis, de la Turquie à la Grèce continentale, les migrants les plus vulnérables subissent le contrecoup de l’emmurement du monde.
Ainsi, les femmes intègrent l’agression sexuelle dans leur trajectoire migratoire, puisque 80 % d’entre elles seront agressées lors de leur migration vers les États-Unis, et que les ONG sur leur chemin leur proposent systématiquement l’accès à des contraceptifs.
La séparation comme coût politique
Enfin, il y un coût politique à l’érection des murs. Puisque la construction d’un mur est un acte unilatéral – très éloigné de la logique bilatérale du tracé d’une frontière –, il induit une séparation et non une coopération avec un État voisin.
La rupture créée par le mur génère des ondes de choc qui se répercutent parfois dans d’autres sphères de la relation de voisinage. Dans le cas du mur de Trump, le coût de la rupture avec le Mexique est élevé, en raison de l’importance de ce partenaire commercial pour l’économie américaine, mais aussi pour les États frontaliers. Sur les routes migratoires de plus en plus parcourues par des réfugiés en nombre croissant, les États voisins jouent souvent le rôle de filtres.
Ériger un mur à leur frontière peut avoir un effet sur la manière dont ces pays jouent ce rôle de postes frontaliers avancés d’une part, mais aussi sur la définition même de leurs propres politiques de défense et de sécurité, menant parfois à une forme d’extraversion – c’est-à-dire d’une forme d’appropriation du discours de l’État emmuré aux dépens de l’intérêt national de l’État ex-muré.
De tout cela, le Canada n’est pas tout à fait immun. En effet, en décembre 2016 et à la demande de l’équipe de transition du président nouvellement élu, le US Customs and Border Protection a réalisé un rapport sur l’état des frontières dans lequel il a établi la nécessité de murer plus de 640 km de frontière, au sud des États-Unis… mais aussi au nord, entre le Canada et le Maine, le New Hampshire, le Vermont, New York, le Montana, l’Idaho et Washington.
Des murs inefficaces par nature
The Economist publiait le 3 juin dernier un article sur la nécessité de murer la frontière canadienne, notamment pour lutter contre le trafic de drogue.
Or aucun mur n’a jamais permis d’enrayer durablement la contrebande : rampes, catapultes, drones, tunnels, sous-marins, mules… ou parfois un simple réseau de gardes frontaliers corrompus assouplissent toujours à terme la frontière et ne font que déplacer les flux… Reportant ainsi la nécessité de toucher le cœur du problème, de le prendre à la racine, de traiter la pathologie et non pas seulement les symptômes.
Alors que les murs contribuent à étioler la coopération et la communauté internationale, les problèmes globaux progressent : insécurité alimentaire, conflits, insécurité environnementale, changements climatiques, déplacements massifs de population… nombreux sont les enjeux qui mènent à la construction des murs, vains paravents qui finiront, à terme, par tomber.