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Inégalités de niveaux de vie, inégalités d’émissions carbone : une comptabilisation qui arrange les investisseurs

L’empreinte carbone d’un individu augmente avec son niveau de vie. Philippe Lopez / AFP

Dans le cadre des débats internationaux sur les réponses à apporter au réchauffement climatique, l’attribution de la responsabilité des émissions de gaz à effet de serre (GES) est une question difficile, délicate et politiquement très sensible. C’est particulièrement le cas quand on s’interroge sur la différence de responsabilité individuelle entre les plus hauts et les plus bas revenus, que ce soit au niveau mondial ou d’un pays particulier.

Cette interrogation conduira à des conclusions différentes selon la méthode de comptabilisation des émissions choisie. En effet, hormis les difficultés techniques, la manière de comptabiliser les émissions d’un individu ou d’un territoire permet tout aussi bien de masquer que de dévoiler des injustices, présentes et passées.

Quand il s’agit de différencier les responsabilités individuelles en fonction du revenu, la méthode habituellement utilisée est intitulée « comptabilité à la consommation ».

Comme son nom l’indique, elle vise à attribuer à un individu (ou groupe d’individus) l’ensemble des émissions liées à sa (leur) consommation. La difficulté consiste à identifier toutes les émissions, directes et indirectes, liées au bien ou service consommé. Dans le cas du transport automobile par exemple, les émissions directes et indirectes désignent respectivement celles qui sont liées à l’usage (les émissions dues à la consommation d’essence) et celles liées à la fabrication du véhicule.

Les contributions utilisant cette méthode conduisent à certaines conclusions communes, mais aussi à des différences de résultats sensibles.

Convergences et variabilités des résultats

Il y a consensus sur le fait que l’empreinte carbone d’un individu augmente avec son niveau de vie, que celui-ci soit mesuré en termes de revenu ou de dépenses de consommation. Et s’il existe indiscutablement d’autres facteurs explicatifs (par exemple, le climat, le fait de vivre en ville ou à la campagne, l’instruction, etc.), il ressort que le niveau de vie est le facteur le plus important. Soulignons en passant que selon une étude de l’OCDE, le niveau de vie est également un déterminant significatif d’autres empreintes environnementales, comme celles liées à la consommation d’eau et la production de déchets.

Selon les études des économistes Chancel et Piketty ou de Oxfam au niveau mondial, les 10 % des revenus les plus élevés émettent 50 à 60 fois plus de GES que les 10 % des revenus les plus bas. Pixy, CC BY

Un autre consensus concerne le fait que, avec la méthode comptable évoquée, l’empreinte carbone augmente moins vite que le revenu. En d’autres mots, si le revenu d’un individu augmente de 1 %, ses émissions totales augmentent de moins de 1 %. Ce sont surtout les émissions liées au chauffage et au transport (des postes très intensifs en carbone) qui augmentent moins que proportionnellement.

En revanche, le rapport des empreintes carbone entre extrêmes de la distribution des revenus varie grandement selon les études. Selon les études des économistes Chancel et Piketty et de Oxfam au niveau mondial, l’individu moyen appartenant aux 10 % des revenus les plus élevés émet 50 à 60 fois plus de GES que l’individu moyen appartenant aux 10 % des revenus les plus bas.

Au niveau de pays développés comme la France et la Belgique, les écarts sont beaucoup plus réduits. Les émissions moyennes d’un individu appartenant aux 10 % des revenus les plus élevés sont deux à quatre fois plus importantes que celles de l’individu appartenant aux 10 % des revenus les plus bas.

Grâce à leur système de redistribution, les inégalités de niveau de vie sont bien moindres dans ces deux pays que dans l’ensemble du monde (il n’existe pas de réel système mondial de redistribution), avec en conséquence des inégalités en termes d’empreinte carbone bien moindre également.

Il importe de souligner que les chiffres précités sous-estiment grandement les différences d’empreinte carbone au sein d’une population, car on compare des individus moyens. Or, les 10 % des revenus les plus bas ne constituent pas un groupe homogène, et c’est encore plus vrai pour les 10 % des revenus les plus élevés.

En comparant les deux extrêmes de la distribution des revenus, Chancel et Piketty arrivent à des contrastes saisissants. Un États-unien ou un Luxembourgeois appartenant au pourcent des revenus les plus élevés émet en moyenne autour de 300 tCO2e/an (tonne de CO2 équivalent par an), soit cinquante fois plus que la moyenne mondiale, et 3 000 fois plus qu’un Hondurien ou un Rwandais appartenant au pourcent des revenus les plus bas. Remarquons en passant que le niveau d’émission soutenable par individu est estimé à 1,3 tCO2e/an.

Responsabilité des investisseurs

La comptabilité à la consommation sur laquelle repose les études précitées présente une particularité que l’on pourrait considérer comme une faille. En effet, soit les émissions liées aux investissements (la formation de capital fixe) sont ignorées, soit elles sont attribuées au consommateur. Ceci exonère l’investisseur de toute responsabilité.

Une autre méthode, dite « comptabilité à la demande », attribue les émissions de GES liées aux investissements à l’investisseur, car il en est le décideur et le principal bénéficiaire. On commence à la retrouver dans certains articles de recherche, bien que la dénomination n’ait pas encore réellement émergé dans la littérature. Avec cette « comptabilité à la demande », les émissions attribuées au consommateur se limitent alors à celles, directes et indirectes, liées à la production effective des biens et services qu’il consomme, sans y inclure celles liées au capital qui a servi à les produire.

Il y a ainsi séparation de la demande en sa composante consommation et sa composante formation de capital, la première affectée au consommateur, la seconde à l’investisseur.

Avec la comptabilité à la consommation, l’investisseur est exonéré de toute responsabilité en termes d’émission carbone. Investment Zen/Flickr, CC BY

En tenant compte à la fois des fonctions d’investisseur et de consommateur des individus, il est probable que la comptabilité à la demande accentue le différentiel de responsabilité dans les émissions de GES entre les plus hauts et les plus bas revenus observé avec la comptabilité à la consommation.

Le projet WIOD, soutenu par l’Union européenne et mené entre 2009 et 2012, permet la décomposition des émissions entre consommation et investissement. Pourtant, la littérature scientifique ne semble pas proposer d’étude mettant en évidence les émissions liées aux investissements, comme l’envisage la comptabilité à la demande. On peut s’interroger sur ce manque d’intérêt.

Peut-être le financement de la recherche considère-t-il rarement comme prioritaires des études qui porteraient un regard critique sur l’impact sociétal des investisseurs. On ne peut qu’espérer que cette lacune soit bientôt comblée.


Cet article a été co-écrit avec Louis Possoz, ingénieur, membre fondateur du groupe QuelFutur, groupe de réflexion scientifique interdisciplinaire sur l’urgence environnementale.

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