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Istanbul, nouveau défi à la Turquie d’Erdoğan

Ekrem Imamoglu ,vainqueur de l'élection municipale d'Istanbul, salue la foule lors d'un rassemblement à Istanbul, le 15 avril 2019. Yasin Akgul/AFP

Ekrem Imamoğlu, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP), un mouvement kémaliste, à la mairie d’Istanbul, a été officiellement déclaré vainqueur, le 17 avril 2019, soit plus de deux semaines après la tenue du scrutin. Ce résultat constitue la plus sévère défaite du Parti de la justice et du développement (AKP), depuis son arrivée au pouvoir, en 2002. Ce revers est, en outre, surtout celui de Recep Tayyip Erdoğan, qui s’était totalement engagé en l’occurrence, en menant une campagne frénétique (102 meetings en 50 jours), alors qu’en tant que président de la République, rien ne l’y obligeait.

Dans une ultime tentative pour contester le scrutin, l’AKP a lancé une procédure pénale, accusant même le mouvement Gülen d’être derrière des fraudes, qui auraient profité au candidat élu. Mais ces querelles de mauvais perdants ont peu de chance d’aboutir. L’organisation d’une nouvelle élection n’est en effet pas sans risque pour le parti au pouvoir, car elle peut accroître encore la mobilisation de l’opposition et l’inciter à faire d’une nouvelle épreuve électorale, un vote plébiscitaire contre le régime.

L’attente interminable de la proclamation des résultats et l’hypothèse de l’annulation du scrutin dégradaient un peu plus l’image de la Turquie sur la scène internationale. À l’inverse, l’acceptation de la perte d’Istanbul par le pouvoir en place montre que des espaces de contestation, voire de liberté, demeurent dans ce pays, en dépit du tournant autoritaire qu’il vit depuis plusieurs années.

Quand une victoire étriquée devient une grande victoire

La victoire d’Ekrem Imamoğlu est étroite : 13 729 voix sur un corps électoral de 11 millions d’électeurs, dans une ville de plus de 16 millions d’habitants. Elle n’en prend pas moins une forte dimension symbolique, quand on se souvient que c’est un succès aux municipales, à Istanbul, en 1994, qui avait révélé Recep Tayyip Erdoğan au grand public. L’AKP se console en rappelant qu’avec 44,3 % sur l’ensemble du pays, il conserve une majorité confortable, qui est même absolue puisqu’il peut compter sur l’appui du MHP, le parti de la droite ultra-nationaliste, dans le cadre de l’Alliance du peuple.

La pancarte d’Ekrem Imamoglu (à gauche) candidat d’opposition face à l’affiche de Binali Yildirim (à droite), candidat du parti AKP et Recep Tayyip Erdogan, à Istanbul le 9 avril 2019. Bulent Kilic/AFP

Erdoğan a d’ailleurs célébré son « succès » de façon pathétique, au soir des élections, il y a quinze jours, en prononçant son traditionnel discours du balcon (message adressé aux militants à partir du balcon du siège de l’AKP, à Ankara), avant finalement de se taire pendant quatre jours (un record !), manifestement déçu par ce résultat.

Car celui qui a dit, par le passé, qu’une élection se gagne d’abord à Istanbul, sait pertinemment que le bilan d’un scrutin local s’opère d’abord à l’aune des grandes villes perdues, remportées ou conservées. Et vu sous cet angle les résultats des municipales du 31 mars dernier sont plutôt inquiétants pour l’AKP. En effet, l’opposition, qui a aussi repris la capitale Ankara, et conservé la troisième ville du pays, Izmir, contrôle désormais six des dix plus grandes métropoles turques.

Marasme économique, sentiment de peur et perte d’influence

Les causes de cet échec sont multiples. La dégradation de la situation économique est sans doute la première explication, quand on sait que c’est sur ses acquis économiques que l’AKP s’était construit un socle électoral qui semblait le rendre invincible. La dépréciation spectaculaire de la livre turque a vu le Président demander, à plusieurs reprises, à ses concitoyens de vendre leurs devises étrangères ou leur or pour soutenir la monnaie nationale. L’inflation a explosé en l’espace d’un an, franchissant à plusieurs reprises le seuil de 20 %. Enfin, le chômage culmine désormais à plus de 14 %, et frappe même les jeunes diplômés, ce qui est nouveau.

La deuxième cause majeure du recul de l’AKP est éminemment politique et sécuritaire. Le coup d’État manqué de juillet 2016 et les purges sans précédent qui ont suivi, tant dans le secteur public que privé, provoque l’inquiétude, voire un sentiment de peur, au sein même de l’électorat de la formation au pouvoir. Beaucoup de gens ont désormais un proche ou une connaissance victime de cette répression qui, près de trois ans après le putsch, est perçue le plus souvent comme injustifiée. Il ne faut pas oublier en outre qu’elle s’inscrit dans une spirale autoritaire qui semble elle aussi sans issue, le leader du parti au pouvoir ayant accumulé des pouvoirs considérables suite à une révision constitutionnelle adoptée de justesse par référendum, il y a deux ans.

La dernière raison de la contre-performance de l’AKP lors de ces élections locales découle d’un ensemble de facteurs sociaux durables : perte d’influence de la mouvance au pouvoir au sein des générations les plus jeunes, déclin électoral dans les zones les plus urbaines et les plus dynamiques du pays. Il semble que les enfants des néo-urbains conservateurs qui avaient porté Erdoğan au pouvoir, il y a près de vingt ans, jettent sur son bilan un regard de moins en moins complaisant.

Quatre années plus compliquées que prévu

Du coup, le chef de l’État turc qui paraissait avoir fait l’essentiel, l’an passé, en remportant une victoire plus facile que prévu lors des élections présidentielles et législatives anticipées lui permettant d’installer son nouveau régime présidentiel, se retrouve dans une situation beaucoup plus délicate qu’escompté pour affronter les années qui le séparent de la célébration du centenaire de la République, dont il a fait un symbole politique destiné à appuyer l’annonce de sa probable candidature aux présidentielles de 2023.

Les dirigeants de l’AKP insistent beaucoup, ces derniers jours, sur le fait qu’à l’issue du scrutin local qui vient d’avoir lieu, la Turquie va pouvoir jouir d’une pause de quatre ans exempte de joutes électorales. Cette période est présentée comme une accalmie salutaire qui doit permettre de réaliser sereinement les réformes qui s’imposent, pour voir le pays renouer avec la stabilité économique. Or, les années qui viennent risquent d’être un tournant difficile à négocier pour le régime.

Le président Erdogan dans la salle de conférence de presse du Huber Mansion à Istanbul, le 31 mars 2019, après les résultats des élections locales. Bulent Kilic/AFP

À Istanbul, bien qu’il conserve une influence majoritaire dans les conseils d’arrondissement de la ville, l’AKP devra composer avec une opposition ragaillardie par ses victoires et dotée d’un nouveau leader que certains présentent déjà comme le possible successeur d’un président vieillissant, qui a fait le vide autour de lui, y compris dans sa propre formation politique.

L’ancienne capitale ottomane, théâtre des grands projets du régime (aéroport, pont, tunnels, métro, grande mosquée de la colline Çamlica ou canal de doublement du Bosphore…) désormais compromis par une situation économique de plus en plus précaire, sera sans doute au cœur des transformations politiques à venir du pays.

Des incertitudes intérieures aux tensions internationales

À ces perspectives intérieures incertaines s’ajoute une situation internationale inédite, du fait du rapprochement qui s’est opéré entre Ankara et Moscou, dans le contexte de la crise syrienne. Cette posture stratégique, qui se dessine déjà avec insistance depuis deux ans dans le cadre du processus d’Astana (un cycle de résolution du conflit syrien, initié par la Russie, associant aussi l’Iran), s’est encore accentuée, ces derniers mois, avec l’annonce de la décision turque d’acquérir des batteries de missiles anti-missiles russes S-400. L’OTAN les considère en effet comme incompatibles avec son propre système de défense.

Préoccupés par la dérive eurasiatique de leur allié, les États-Unis lui ont adressé un véritable ultimatum, lui demandant de renoncer à une telle décision, sous peine de devoir se passer du F-35, le nouvel avion de combat américain, commandé à une centaine d’exemplaires par Ankara. De Moscou, le 9 avril dernier, Erdoğan a confirmé qu’il ne reviendrait pas sur l’acquisition des S-400, et son ministre des Affaires étrangères a laissé entendre que la Turquie s’approvisionnerait ailleurs, si jamais Washington mettait ses menaces à exécution.

En tout état de cause, un bras de fer avec Washington sur cette question pourrait avoir des conséquences économiques lourdes pour Recep Tayyip Erdoğan, au moment même où il est affaibli par le camouflet qu’il a subi, dans les deux plus grandes villes du pays.

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