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Italie : les clés de la popularité de Matteo Salvini

Matteo Salvini, le ministre de l'Intérieur, en novembre 2018, juché sur un bulldozer qui s'apprête à raser des maisons construites illégalement à Rome. Filippo Monteforte AFP

« Là il y a l’Autel de la Patrie – est-ce que je peux le montrer sans qu’on m’accuse de nostalgies mussoliniennes ? »

Nous sommes en octobre 2018 et Matteo Salvini, le leader du parti d’extrême droite de la Ligue, vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur de l’Italie au sein d’un gouvernement de coalition avec les populistes du Mouvement 5 étoiles, s’exprime en direct sur Facebook depuis le toit du bâtiment qui abrite son bureau. Le ministre est au premier plan, la caméra le suit lorsque, du haut de la colline du Viminal, il montre du doigt les monuments de Rome.

« Et là encore il y a l’EUR. Pas loin de Rome, il y a aussi Latina… Il y a la bonification de terres qui étaient jadis des marais et maintenant ce sont des villes. Mais je ne sais pas si j’ai le droit de le dire, car c’est Mussolini qui les a créées, donc je dois nier ou faire semblant que cela n’existe pas. »

Ces passages sont extraits d’une vidéo où Salvini présente un bilan des activités de son ministère, tout en déployant beaucoup des tropismes de sa communication. Sa première cible sont les migrants, qu’il évoque à plusieurs reprises, annonçant une coupe du budget consacré à l’assistance aux réfugiés ainsi que de nombreuses mesures spécifiques. Des décrets, explique-t-il, imposeront la fermeture anticipée à 21 heures de ce qu’il appelle les « petites boutiques ethniques » – les épiceries souvent gérées par des citoyens étrangers.

Puis il enchaîne :

« Le soir, celles-ci deviennent un rendez-vous pour des ivrognes et des dealers… qui boivent des bières jusqu’à trois heures du matin, qui pissent sur la rue, qui chient… »

Avec le même langage cru, il annonce que des patrouilles de police seront déployées sur les trains pour « botter le cul » à ceux qui n’ont pas de billet et voyagent « avec des machettes, pour dealer ou pour faire du bordel. »

Aux critiques des oppositions, le ministre ne répond qu’avec de l’ironie, en les représentant comme irrémédiablement déconnectées de la réalité. Et, enfin, on arrive au clin d’œil au fascisme, qui fait scandale mais qui garantit aussi que c’est de lui qu’on parlera dans les journaux, à la télé et sur les réseaux sociaux.

Le caractère déconcertant de certains de ses propos est en quelque sorte assoupli par le débit de Salvini qui, souriant, la chemise ouverte jusqu’au troisième bouton, s’efforce d’apparaître comme un homme ordinaire, préoccupé par la sécurité publique « en tant que ministre ainsi qu’en tant que père de deux enfants », capable aussi de s’émerveiller face à la beauté de la Ville éternelle.

Commune est aussi l’erreur qu’il commet en attribuant au régime de Mussolini la construction de l’« Autel de la Patrie » – en fait un monument dédié au roi Vittorio Emanuele II qui fut inauguré en 1911, soit en plein âge libéral, onze ans avant que les fascistes accomplissent leur « Marche sur Rome ».

Une communication de « Bête »

En apparence spontanée et souvent même grossière, la communication de Matteo Salvini est coordonnée soigneusement par une équipe dirigée par l’expert en informatique et spin doctor Luca Morisi. Cette équipe est à l’origine de nombreuses initiatives qui ont accompagné la montée en puissance au niveau national de l’ancienne Ligue du Nord et l’impressionnante hausse de popularité de la nouvelle Ligue « nationale » et souverainiste. Celle-ci est passée de 4,1 % des voix aux élections parlementaires de 2013 à 17,4 % lors de celles de 2018, jusqu’aux 30-33 % que tous les sondages lui attribuent aujourd’hui.

Les techniques et les instruments de cette communication en ligne ont capté l’attention des experts, qui se sont concentrés surtout sur le logiciel que la Ligue utilise pour analyser le flot des donnés sur les réseaux sociaux. Surnommé « La Bête » pour sa capacité à maîtriser d’énormes quantités d’informations, le logiciel permet au parti d’adapter sa communication en ligne aux réactions du public, en individuant les questions du moment, les positionnements politiques les plus avantageux, ainsi que les sujets qui engagent le plus les internautes et garantissent la circulation des messages.

Véritable usine à like, la Bête a contribué à l’extraordinaire popularité de Matteo Salvini sur les réseaux sociaux : ses 3,4 millions de followers en font aujourd’hui l’homme politique européen le plus suivi sur Facebook.

Trump et Salvini, même combat : l’immigration

Il faut toutefois se garder de la tentation d’attribuer seulement à ces techniques la réussite de la communication de la Ligue. Le succès de son discours politique apparaît en effet un peu moins étonnant si on examine le cas italien dans son contexte, en perspective comparative ou en tant que composant d’une mouvance transnationale. Depuis la crise de 2008, les partis qui proposent une distinction entre un « peuple » homogène et des « élites » corrompues, qui invoquent la priorité donnée à la nation et s’en prennent aux instances supranationales, mais aussi aux migrants, ont le vent en poupe un peu partout en Europe – sans parler des États-Unis ou de l’Amérique latine.

« Décret immigration et sécurité » est le nom que Salvini a choisi pour les mesures approuvées par le Parlement à la fin du mois novembre visant à durcir la législation italienne sur l’immigration. Ces mesures sont actuellement au centre d’un conflit entre le ministre et nombre de maires de centre-gauche, dont ceux de Palerme, Naples et Milan, et font l’objet d’un recours à la Cour Constitutionnelle annoncé par certaines administration régionales.

Cette dynamique suggère des parallèles avec la situation des États-Unis – avec le shutdown forcé par le projet de Donald Trump de bâtir un mur à la frontière avec le Mexique – en ce qui concerne tant l’insistance obsédante des deux hommes politiques sur le lien entre immigration et sécurité, que le conflit institutionnel engendré par leurs plans anti-immigration draconiens.

Un tiers de jeunes chômages

Si la recherche de protection et de réponses immédiates face à la perception d’une insécurité à multiples facettes est un trait assez commun de la politique contemporaine, la situation italienne se distingue du fait de l’entrelacement de trois facteurs.

Tout d’abord, une reprise particulièrement faible a suivi une crise économique particulièrement grave, surtout en ce qui concerne la dynamique du PIB par personne et les taux d’emploi : au moment du dernier relevé, le taux de chômage s’élevait à 10,6 % et atteignait 32,5 % parmi les jeunes). Les mesures d’austérité ont été sévères, notamment durant le gouvernement « de techniciens » de Mario Monti (novembre 2011-avril 2013).

Le rôle des institutions européennes dans leur mise en œuvre a été prééminent, ce qui a contribué à nourrir le sentiment anti-européen au sein de l’opinion publique, ainsi qu’à réveiller le sentiment d’insécurité d’un pays de taille moyenne qui craint toujours le déclassement par rapport à ses voisins du Nord (les propos antiallemands et antifrançais abondent depuis plusieurs années parmi les deux partis du gouvernement).

La crise profonde des partis traditionnels

Deuxièmement, toutes les forces politiques italiennes traditionnelles ou liées à une idée de consensus constitutionnel et pro-européen traversent une crise profonde.

À droite, la Ligue semble être en train de phagocyter ce qui reste de Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Après le fracas des dernières élections parlementaires, où il n’a obtenu que 14 % des voix, Forza Italia a essayé de se donner une nouvelle image comme parti responsable du centre-droite libéral. Mais cette stratégie, faute de crédibilité, ne semble pas en mesure d’arrêter le déclin d’une force politique dont la raison d’être coïncidait avec les fortunes de son patron, désormais vieillissant et affaibli par ses innombrables scandales.

Au centre-gauche, le Parti Démocrate a connu une trajectoire de rise and fall assez spectaculaire, liée à l’épuisement soudain de la popularité de l’ancien premier ministre Matteo Renzi. Le dessein de modernisation qu’il avait annoncé n’ayant pas obtenu les résultats promis, le parti est passé de 40,8 % aux élections européennes de 2014 (les premières sous le leadership de Renzi) au 18,7 % de 2018.

La rhétorique de rupture avec le passé qui avait amené Renzi à la tête du parti et au gouvernement semble aujourd’hui se retourner contre son camp politique. Le groupe dirigeant des Démocrates apparaît très affaibli, et toute initiative politique reste gelée en attendant que le parti choisisse un nouveau leader lors des élections primaires prévues pour le mois de mars.

Les ambiguïtés du Mouvement 5 étoiles

Plus en profondeur, c’est le système politique italien tout entier, ainsi que les institutions républicaines, qui ont été l’objet d’une longue campagne de délégitimation dont le Mouvement 5 étoiles a été le fer de lance. L’idée que les racines des problèmes du pays résident entièrement dans une politique inefficace et corrompue, ainsi que dans les « contraintes » et les « diktats » de Bruxelles, est répandue parmi l’électorat, alors que la critique des élites économiques du pays reste plutôt dans le flou dans le débat public.

Il est intéressant de noter, en comparant la situation italienne à celle des autres pays européens frappés par la crise économique, qu’en devenant le premier bénéficiaire électoral de la radicalisation politique de l’après-2008, le Mouvement 5 étoiles a investi avec ses positions « ni de droite ni de gauche » le terrain politique occupé dans d’autres pays par de nouveaux mouvements de gauche issus de la crise.

Beppe Grillo, le leader du Mouvement 5 étoiles (ici en 2015). Revol Web/Flickr, CC BY-SA

Les effets de cette tournure politiquement équivoque de la radicalisation de certaines couches d’opinion publique ont été éminemment ambigus. Si certains des nouveaux mouvements de gauche en Europe ont prouvé leur capacité à participer pleinement au jeu démocratique (en Grèce, au Portugal et en Espagne), le Mouvement 5 étoiles tient au contraire un discours beaucoup plus ambivalent envers la démocratie libérale. Il lui oppose une rhétorique favorable à la démocratie directe ainsi que des pratiques internes très hiérarchiques, et refuse toute légitimité aux représentants de la « vieille politique ».

Dans une intervention récente, Luigi Di Maio, leader des 5 étoiles et vice-premier ministre, a suggéré un parallèle entre son mouvement et celui des gilets jaunes, en soulignant leur accord fondamental sur la question de la « démocratie directe » : « Une nouvelle Europe est en train de naître. Celle des « gilets jaunes », celle des mouvements, celle de la démocratie directe », a-t-il affirmé, tout en incitant les gilets jaunes à « tenir bon ».

De son côté, le fondateur du mouvement, le comédien Beppe Grillo, a affirmé à plusieurs reprises que seul un succès des 5 étoiles aurait permis d’endiguer la dérive droitière du pays : c’était « soit le Mouvement 5 étoiles » soit une « Aube dorée à l’italienne », disait-il en faisant référence au parti grec d’extrême droite. Le moins qu’on puisse dire est que cette idée apparaît de moins en moins convaincante depuis la formation du gouvernement de coalition avec la Ligue.

Des marges de manœuvre limitées

Le cas de Matteo Renzi souligne que les temps de la politique italienne ont changé : à un succès extraordinaire peut désormais succéder une chute aussi rapide. Or, l’affaire récente de la renégociation du budget de 2019 montre que les marges de manœuvre restent limitées pour les gouvernements italiens : après un bras de fer de deux mois avec la Commission européenne, Rome a finalement dû céder, en acceptant de réduire la portée du déficit ainsi que de réviser à la baisse les prévisions de dépenses pour les deux mesures phare du gouvernement, le « revenu de citoyenneté » et la réforme du système des retraites.

Le ministre de l’Intérieur sur la place du Peuple à Rome, le 8 décembre 2018, lors d’un rassemblement contre l’Europe. Filippo Monteforte/AFP

L’impact que ce revirement partiel aura sur la confiance dans le gouvernement reste encore difficile à mesurer. Mais on peut émettre l’hypothèse que le parti de Salvini en souffrira moins par rapport à ses alliés : les promesses en terme de sécurité publique coûtent d’ailleurs beaucoup moins cher que les plans d’assistance économique promus par le Mouvement 5 étoiles.

Mais les incertitudes de la situation actuelle de l’Italie vont au-delà des problèmes économiques, et impliquent des questions profondes d’ordre politique et culturel. Si leur solution apparaît de plus en plus lointaine, il n’en reste pas moins vrai que la faiblesse des oppositions a été la meilleure assurance-vie pour le gouvernement jusqu’à aujourd’hui.

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