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Japon : un nouvel empereur face au poids des traditions

L'empereur du Japon Naruhito avec l'impératrice Masako à la première apparition publique le 4 mai 2019. Behrouz Mehri/AFP

Le mois dernier, l’empereur Akihito et l’impératrice Michiko ont mis fin à trois décennies passées comme « symbole de l’État et de l’unité du peuple » au Japon. Après la vie chargée de la cour, les « empereurs émérites » vont se retirer dans leurs appartements privés. Ils ne devraient plus être impliqués dans les affaires officielles de leurs anciennes fonctions.

Par cette abdication anticipée et inédite, l’empereur marque l’histoire avec une dernière touche personnelle dans le long processus « d’humanisation » de la tradition impériale. Ainsi on sait à quel point l’empereur Akihito était proche du peuple et a transformé la symbolique qu’il incarnait. Comment ? Épousant une roturière rencontrée sur un terrain de tennis, l’ex-empereur a, lors de multiples manifestations, apporté chaque fois un peu plus d’humanité à l’image de son statut.

Peut-être oublions-nous parfois qu’une « tradition » se modifie aussi au gré de changements de valeurs culturelles. Ainsi la culture et la tradition semblent « indissociables », tributaires l’une de l’autre. Si l’une peut être plus libérale et ouverte, toujours confrontée aux mouvements migratoires, et l’autre plus conservatrice, il n’en reste, peut-être pas moins, que l’une « suit » l’existence de l’autre afin de « survivre » et ne pas être oubliée. Pourtant Hannah Arendt le rappelle dans son ouvrage La crise de la culture : la disparition de la tradition n’implique pas du tout un oubli du passé.

D’une certaine manière, le temps humain force, intentionnellement ou non, l’évolution de ces propres pratiques traditionnelles, comme l’impact de la globalisation dans différentes cultures. Ce temps fait irrémédiablement évoluer l’emprise humaine avec son réel.

Reiwa, l’harmonie après la paix

D’après un groupe d’experts désigné par le gouvernement japonais, « Reiwa, l’ère de l’Harmonie ordonnée » remplace Hesei, « l’ère de l’Accomplissement de la paix ».

Ce nouveau nom, dont la traduction manquera toujours un peu de Japon, est important. Il définit sémantiquement une nouvelle période impériale à laquelle, en partie, la nation s’identifie. Ainsi ce nom figurera sur les pièces de monnaie, les journaux, les permis de conduire et les documents officiels.

Un couple tient une boîte à saké avec la mention Reiwa et la date du 1er mai lors d’une visite dans un grand magasin à Tokyo. JIJI PRESS / AFP

Avec cette évolution, on peut observer une tension entre le système symbolique et politique japonais. D’un côté, par sa proximité notoire avec le peuple, l’empereur Akihito aurait incarné une bienveillance saine et pure envers « son » peuple. De l’autre, le premier ministre Shinzō Abe, avec sa volonté de référence à la poésie japonaise ancienne, donne à penser à une fin identitaire et politique.

Des critiques à bas bruit médiatique

Si l’on connaît les vues politiques du premier ministre japonais désirant la restauration d’une Constitution japonaise d’avant-guerre, rêvant ainsi à la restitution du statut de dieu à l’empereur, il faut observer avec précaution l’instrumentalisation politique faite par son cabinet à propos de la première anthologie de poésie japonaise, le Man’yōshū.

Or s’il est écrit en « kanbun », c’est-à-dire en chinois ancien permettant une lecture japonaise, posant d’emblée l’ambivalence, la référence au « Recueil de dix mille feuilles (Manyōshū) » est explicite. Car c’est dans ce recueille que l’on trouve le renvoi aux caractères ayant servi à la « construction » du nom de la nouvelle ère.

Cependant, à la lecture du discours du premier ministre japonais établissant que « le Manyōshū est la plus ancienne anthologie de poésie du Japon, compilée il y a plus de 1 200 ans », on peut se demander d’où provient l’origine de cette date. Comme il l’indique dans son ouvrage Lire l’antiquité dans le Manyōshū » (publié en 2017 chez l’éditeur Chikuma Shōbō), le spécialiste Makoto Ueno identifie la constitution de l’œuvre durant l’époque Nara, c’est-à-dire entre 710 et 794 apr. J.-C.. Soit plus de 600 ans après ce que le cabinet ministériel semble comprendre.

Nonobstant ce mouvement politique voulu par le plus haut représentant politique du Japon et même si la culture et les traditions changent au cours du temps, certains mythes et légendes sont parfois tenaces. Ainsi, il semble fort probable que l’origine même de la dynastie, qui remonterait à 2 600 avant Jésus-Christ, ne soit qu’une « histoire fictive (monogatari) » afin de mieux soutenir et justifier l’existence d’un système archaïque.

Le grand quotidien national japonais, Asashi Shimbun, le rappelle par la voix d’un professeur de l’université de Tokyo, Tatsuo Inoue :

« Je considère le système symbolique impérial comme le dernier “esclavagisme” subsistant au Japon. Cela va à l’encontre du “libéralisme”, de l’idée “d’être en harmonie avec les autres”, privant de droits humains une famille possédant un pedigree spécifique. On continue à l’utiliser comme un moyen de sécuriser l’identité de “notre peuple”. Je ne peux pas le faire. »

On peut voir dans cette réponse, peu citée par les médias étrangers, une ouverture à la critique d’un système provenant d’un âge trop reculé et ne semblant plus en phase avec l’image que devrait avoir l’être humain aujourd’hui au Japon. Cette critique s’oppose à une certaine forme de caricature médiatique pointant vers la seule version positive du changement d’empereur.

L’empereur, « grand roi dirigeant sous le ciel »

Il faut rappeler que l’on trouve dans le titre « d’empereur (tennō) » une référence au « ciel (ten) » donnant alors une provenance céleste à l’empereur. Or jusqu’au VIIème siècle, dans une connotation chinoise, le titre du chef « japonais » est « Amenoshita shiroshimesu ōkimi », soit littéralement le « grand roi dirigeant sous le ciel ». Ceci donne alors une représentation différente du souverain du pays des Yamato (nom donné à une période historique japonaise allant de 250 à 710 apr. J.-C.).

Qu’il descende ou non du ciel, chaque empereur doit se former et suivre une éducation. Si Akihito fut le premier à découvrir, sous l’occupation américaine, la possession de réels amis personnels, son fils, Naruhito, le nouvel empereur, est le premier à obtenir un diplôme universitaire à l’Université Gakushūin (Tokyo). Ces formations vont leur permettre d’aborder l’actualité scientifique.

Le Japon, où traditions et modernité coexistent. chris yang/unsplash, CC BY

En observant les rituels accomplis à la maison impériale, instituée dès 1869, une cérémonie appelée « Conférence impériale du Nouvel An (Kōsho Hajime) » a lieu tous les ans en présence des empereurs. C’est une cérémonie durant laquelle des experts du domaine des sciences humaines, sociales et naturelles exposent leurs avis.

La première expérience de cette cérémonie par Akihito correspond à une conférence sur « la pensée technologique dans la Chine antique » donnée par Yoshida Mitsukuni (professeur émérite, Université de Kyoto), rappelant toujours l’influence de la Chine.

En 1941, on trouve également un exposé donné par le philosophe Nishida Kitarō (1870-1945). Ce personnage d’importance dans l’histoire de la philosophie au Japon est le fondateur de l’École de Kyoto.

Une de ces idées est la possibilité de marier la philosophie « occidentale » et le bouddhisme.

Nationalisme et globalisation

Dans son ouvrage « Zen et philosophie : une biographie intellectuelle de Nishida Kitarō » (traduit par Michiko Yusa et publié en 2012), on retrouve l’exposé produit devant l’empereur :

« Aujourd’hui, cependant, grâce au développement d’un réseau de transport mondial, la terre entière est devenue un seul monde. Par conséquent, le nationalisme (kokkashugi) d’aujourd’hui doit prendre en compte ce que signifie être une nation dans un monde global. Ce que j’entends par “nationalisme”, ce n’est pas que chaque pays doit se replier sur lui-même [sur l’idée isolée de nation] ; c’est plutôt que chaque nation doit avoir sa propre place dans ce monde [global]. En d’autres termes, par “nationalisme”, j’entends que chaque pays doit développer sa perspective globale en lui-même. »

Ce passage donne une vision différente de l’état mental de l’intelligentsia qui vivra, à la fin de l’année 1941, l’entrée officielle du Japon dans la Seconde Guerre mondiale. Déjà, en 1916, le philosophe plaidait ainsi :

« Avoir de la valeur universelle ne signifie pas devenir identique aux cultures étrangères. Le développement des cultures ne se fait pas de façon qualitativement homogène, mais par la différenciation. Et tout en se différenciant, chaque culture possède une valeur universelle. »

Et il poursuit :

« Certains pensent que si le développement des différentes cultures n’avance pas dans le même sens, on ne pourra pas reconnaître une valeur universelle, et d’autres pensent que chaque pays a des valeurs que les natifs d’autres pays ne peuvent pas reconnaître : les deux idées sont erronées. J’éprouve le sentiment d’avoir pu connaître l’âme japonaise davantage par l’œuvre littéraire de Hearn qui est né à l’étranger que par les textes écrits par des Japonais. »

S’il est important de ne pas s’approprier de manière négative une culture étrangère ou sa propre culture en se repliant sur soi-même, il n’en reste pas moins important de désigner la spécificité unique d’une tradition. L’identité est une reconnaissance composée de multiple passés riches d’innombrable facteurs humains irréductibles au seules cultures et traditions.

Ainsi pour limiter qu’elle puisse être, la constitution d’une réalité « pluricentrée » autour des histoires et des pensées, prenant sincèrement les variations d’altérités humaines en compte, est importante. De ce point de vue, il semblerait que le combat du nouvel empereur Naruhito ne fait que commencer.

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