Paris transformée en espace dramatisé, semblant concentrer l’énergie du monde, mélangent le pur et l’impur, le terrestre et le cosmique ; Paris rendant hommage à ses sportifs, à ses métiers et à l’esprit français, mais d’abord au théâtre… Cela faisait très longtemps que la France n’avait pas connu de grande fête civique, moment de « poétique vécue par les masses », pour reprendre l’expression du théoricien de l’art Henri Focillon.
La signature de Thomas Jolly
Figure de proue d’un nouveau théâtre à la fois artistique et populaire, Thomas Jolly a préparé une cérémonie d’ouverture tranchant avec les attentes de spectateurs habitués à voir, en des occasions similaires, défiler dans des stades aux mornes volumes, des marionnettes entourées de cortèges de figurants. Elle tranche aussi avec la mémoire, encore en tête, du monumental défilé sur les Champs-Élysées conçu en 1989 par le graphiste Jean-Paul Goude, à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution française : un hymne jovial « aux tribus planétaires », dont la critique avait aussi relevé le caractère unidimensionnel et consensuel.
Très loin de l’univers pop et publicitaire de Goude, Thomas Jolly a élaboré un spectacle condensant ses figures de style préférées : la réinvention des classiques, un imaginaire gothique et romantique ; l’attirance pour l’Antiquité ; une esthétique du tableau qui met en ébullition les émotions du spectateur. Toutes les marottes du metteur en scène convergent vers un style résolument anti-naturaliste, célébrant tous les signes élémentaires du théâtre que sont le masque, le déguisement, le jeu.
Par ses choix de metteur en scène, Thomas Jolly a déjà démontré qu’il avait à cœur de représenter l’histoire au théâtre, mais en se plaçant très loin du « théâtre historique ». Il se livre plus volontiers à un « théâtre de l’histoire », pour reprendre l’expression de la grande spécialiste du théâtre romantique Anne Ubersfeld, afin de l’opposer à un théâtre de reconstitution – qui, en la circonstance, était attendu par certains. Jolly se situe du côté de ce théâtre « du passé ressuscité au profit du présent », de « l’histoire que nos pères ont faite, confrontée avec l’histoire que nous faisons », dont parle Victor Hugo dans la préface de Marie Tudor.
L’histoire de France n’a-t-elle pas, d’ailleurs, l’irrésolution pour spécificité ? La période de la Terreur, discutée et débattue depuis l’origine des faits révolutionnaires, est un motif historique et narratif qui, paradoxalement, unit dans la division qu’elle suscite : entre partisans de prendre 1789 comme un fait global, et partisans d’opérer une distinction ontologique entre la Convention et la Terreur. En réactivant avec le tableau de la Conciergerie un débat pluriséculaire sur la Terreur, Jolly ne fait que s’inscrire dans la continuité d’une disputatio bien française. Il s’éloigne d’un théâtre mémoriel qui, comme le rappelait justement Gérard Noiriel, n’a pour effet que d’alimenter les clivages identitaires. Il lui préfère un théâtre de l’« histoire-problème » activant la conscience historique et l’interprétation collective.
Le problème d’une fête moderne ?
Évitant le ton de la commémoration, Jolly mise tout sur la mimésis, autrement dit le dédoublement du réel qui s’affirme comme tel, pour offrir un moment semblant jaillir hors du temps. On assiste alors à une réinvention de la fête civique, à une époque où cette dernière s’est vu réduite en miettes. Le problème de la fête moderne, note l’anthropologue du théâtre Jean Duvignaud, « réside dans la différence qui existe entre un pays moderne, hautement diversifié et divisé en classes différentes et opposées, et le but de ces fêtes ».
Plus nous avons avancé dans le temps, plus l’esprit de la fête civique – très fortement référencée, en France, à la Fête de la Fédération – s’est morcelé et défait, cela bien avant l’ère postmoderne du fractionnement identitaire. À son origine, la sectorisation croissante entraînée par le pluralisme libéral, ainsi que la montée de l’idéologie marxiste qui condamne fermement ces tentatives de réconciliation, jugées illusoires. Le gauchisme des années 70 ira encore plus loin encore transformant l’ensemble de l’espace symbolique (pratiques culturelles, langage, usages) en champ de bataille (les fameuses « guerres culturelles »). Le marxisme qui imprègne les élites culturelles et artistiques depuis les années 50 est donc difficilement compatible avec l’esprit de la fête civique, suspecte de consolider l’idéologie dominante, de dériver vers le chauvinisme et la fête bourgeoise. Que Barthes dénonçait dans le sport-spectacle, Debord dans le spectacle télévisuel…
Déjouer les pièges
C’est là qu’il faut reconnaître à Jolly d’avoir su s’extraire du piège tendu qu’était la célébration du « bourgeois conquérant » et de l’autoglorification occidentale des expositions universelles et coloniales de jadis. Hormis un peu de marketing inclusif et la référence à LVMH, la cérémonie – tel son freerunner masqué – se faufile entre les chausse-trappes grandes ouvertes de la consommation béate du miracle libéral. L’image du coffre – dont Max Weber fit le symbole de l’accumulation honteuse du capitalisme triomphant – est ainsi déjouée grâce à la séquence d’escamotage de l’or, or que l’on retrouvera un peu plus loin pour habiller la chanteuse pop Aya Nakamura – en qui l’on peut voir un autre symbole « marchand », certes, mais ici mise à l’honneur en tant que représentante d’une vision réconciliée de la diversité, dansant avec la Garde républicaine.
Bien entendu, ces séquences recèlent leur propre ambivalence… En twittant « et en même temps » lors de la scène Nakamura/Garde républicaine, Emmanuel Macron faisait main basse sur la cérémonie populaire pour la transformer en liturgie politique libérale : celle des oppositions qui se résorbent dans le marché résomptif, celle du « there’s no alternative » (devise thatchérienne dont le « et en même temps » est la traduction quasi-littérale…).
Un théâtre des théâtres : Grand Guignol, Dionysies
C’est en célébrant le théâtre, et le théâtre bien avant l’immobile roman national, bien avant le pouvoir politique, et même avant la compétition sportive, que Jolly sort indemne de ces sérieuses embûches semées par le genre même de la cérémonie officielle. Celle-ci se transforme en un théâtre des théâtres, où cohabitent la fête de la Fédération (avec, par exemple, la célébration des métiers d’art), le théâtre forain et Grand-Guignol (la scène de Marie Antoinette), les processions, le carnaval, les cortèges civiques de la fin du Moyen-Âge à la Renaissance, les tableaux vivants, la parade, la cavalcade… sans oublier le théâtre technique dans lequel le spectacle de la prouesse scientifique supplante parfois le plaisir procurée par l’histoire jouée.
La scène tant commentée de l’effigige démultipliée de Marie-Antoinette tenant sa tête coupée, apparaissant dans les meurtrières de la Conciergerie – où elle fut emprisonnée jusqu’à sa condamnation à mort – sur fond de musique métal se conclut par la projection d’un geyser de rubans rouges qui ensanglantent le tableau, nouvelle référence au théâtre, après le rideau d’eau tricolore en incipit.
Jolly transporte l’esthétique sanguinolente du Grand-Guignol en plein air, loin des salons de ce théâtre de terreur conçu pour être générateur d’angoisse, à l’origine de l’esthétique gore.
Les organes coupés (têtes, mains, intestins…) y sont volontiers doués de vie, c’est même un lieu commun du genre… Dans L’Horrible expérience, drame en deux actes d’André de Lorde et Alfred Binet qui met en scène un savant fou, un personnage explique qu’il vient d’assister au miracle de têtes coupées maintenues en vie pendant des heures…
En France, les querelles qui parsèment notre histoire collective divisent mais aussi rassemblent : la représentation du sang a longtemps été un motif de débats acérés. Le même public soucieux de bienséances s’est repu de « guillotinades ». Le très populaire Musée Madame Tussaud, à Londres, porte d’ailleurs le nom de la Française qui fit sa spécialité des moulages en cire de ces têtes tranchées. En laissant planer l’ombre de la guillotine qui a toujours ravivé la peur des classes possédantes, Jolly se démarque aussi habilement d’un théâtre de cour – dans lequel aurait pu sombrer sa démonstration.
C’est enfin sous l’égide de Dionysos qu’est placée la cérémonie : dieu de la célébration du monde comme représentation démultipliée, mosaïque de phénomènes ; incarnation du pouvoir qu’a l’art de se hisser au-dessus des horreurs du temps pour faire entendre une vibration vitale. Le prologue aux trois enfants perdus dans les canaux souterrains puis sauvés des eaux par le passeur masqué, peut déjà évoquer Dionysos sauvant un enfant prisonnier d’une grotte. Les Dionysies étaient hiérogamiques (elles représentaient les principes sexuels opposées ainsi que leur réunions) ; elles révéraient les principes de la terre et de l’eau (cf. image finale de la cavalière « labourant » le fleuve) ; le dieu apparaissait sur un char tiré par des satyres porteurs de libations – bref, tous les motifs qui se déploient dans cette séquence si commentée autour du chanteur Philippe Katerine.
Néanmoins, comme cela a été évoqué, c’est l’ensemble du spectacle, et non cette seule saynète, que Dionysos semble recouvrir de sa présence tutélaire à travers la figure du passeur de torche masqué, variation aux multiples résonnances, de Belphégor au hussard sur le toit, mais surtout incarnation de la figure fondamentale du trickster, ce « joker » insaisissable personnifiant le principe fluctuant de la vie ainsi que la réunion des oppositions.
De la rue à la télévision
L’érosion de la fête civique prend en partie sa source dans l’instauration de modes de vie moins participatifs qu’autrefois, et aujourd’hui bien plus médiés par les écrans. L’histoire se joue désormais moins dans la rue, et se retrouve sur les réseaux sociaux.
Cette cérémonie d’ouverture, avec son interpénétration des plans, ses effets de flash-back, de chevauchement des temps, sa circulation des figures, appelaient une réception plus télévisuelle que présentielle. En cela, elle réactive simultanément deux médias de masse, celui de la fête civique (les spectacles de Firmin Gémier alliaient déjà le gigantisme et l’ambition artistique et celui de la télévision.
On aurait pu penser que cette dernière avait perdu la bataille face aux réseaux sociaux. C’est ici une belle revanche de ce média plus populaire que son rejeton numérique (23 millions de téléspectateurs en France). Chef d’orchestre de cet agencement démesuré des médias et des moyens, l’artiste devient aussi un chef d’entreprise à la tête de sommes colossales. Peut-être un changement d’échelle historique, avec ses conséquences en matière de montages esthétiques, techniques et financiers, dans l’histoire du spectacle vivant, dans lequel l’évènementiel, tant décrié par les artistes, ne fera plus mentir l’ambition poétique.