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John Maynard Keynes et le cercle des espions

John Maynard Keynes en 1915, entre Bertrand Russell (à gauche) et Lytton Strachey (à droite). Ottoline Morrell/Wikimedia

En novembre 1979, Margaret Thatcher, premier ministre, confirmait devant les Communes que Sir Anthony Blunt, conservateur des collections royales et cousin de la Reine mère, était bien le « quatrième » espion de Cambridge, le complice de Donald Maclean, Guy Burgess et Kim Philby. Côté américain, c’est en 1997, près de 50 ans après la fièvre maccarthyste qu’une Commission du Sénat présidée par le sénateur démocrate de New York, Daniel Moynihan, rendait compte de l’opération « Venona » chargée de décrypter les câbles envoyés par les officiers résidents du NKVD (puis KGB), installés dans les pays occidentaux. Ce rapport concluait :

« La complicité d’Alger Hiss du Département d’État semble établie, comme l’est aussi celle de Harry Dexter White du Département du Trésor. »

Ce dernier était devenu, à partir de 1941, le principal interlocuteur de John Maynard Keynes pour négocier les « prêts bails » à l’Angleterre et tenter de concilier leurs plans respectifs de réforme du système monétaire qui préparaient la conférence historique de Bretton Woods (juillet 1944).

Si une multitude de personnalités ont côtoyé des membres de l’un ou de l’autre de ces réseaux d’espionnage, l’ironie et le hasard de l’histoire veulent que Keynes ait été proche des deux à la fois.

Keynes, le parrain des « apôtres » de Cambridge

Keynes participait activement à deux « confréries » : la Conversazione Society et le groupe de Bloomsbury. Le premier, créé au début du XIXe siècle, élisait parmi les plus brillants d’entre eux un nombre très limité d’étudiants de Cambridge, surnommés les « apôtres » (apostles). Keynes avait été élu en 1903. D’autres économistes en étaient membres comme Ralph Hawtrey, Dennis Robertson et, plus tard, Frank Ramsey.

Le second groupe, beaucoup plus informel, avait été constitué en 1904, à l’initiative d’un étudiant du Trinity College de Cambridge, Thoby Stephen. Déçu de n’avoir pas été admis dans la très élitiste Society, il s’assure de la complicité d’un autre déçu, Clive Bell, pour inviter chez lui, au 46 Gordon Square, dans le quartier londonien de Bloomsbury, ceux de ses amis qui en étaient membres. Ce groupe qui se veut pacifiste, incroyant et non conventionnel, réunit toute la fratrie Stephen : Vanessa l’aînée (qui épousera Clive Bell en 1907), Virginia (qui épousera Leonard Woolf en 1912) et Adrian, le cadet.

Duncan Grant (à gauche) et John Maynard Keynes (à droite). Wikimedia

À la mort de Thoby, en 1906, c’est Vanessa qui prend en main le groupe auquel se joint Keynes. Vanessa Bell, peintre elle-même, devient la compagne d’un autre peintre, Duncan Grant, qui avait auparavant vécu en couple avec Keynes chez Virginia Stephen (qui n’était pas encore Virginia Woolf). Keynes continuera à soutenir son ami Duncan, mais il nouera une amitié presque amoureuse avec Vanessa. C’est dans la maison de campagne des Bell à Charleston, dans le Sussex, que Keynes écrira en 1919 Les conséquences économiques de la paix, entouré des trois enfants de Vanessa : l’aîné, Julian, le cadet Quentin et la benjamine Angelica, fille « biologique » de Duncan Grant. Keynes fait alors quasiment partie de la famille Bell.

Dans les années 1920, Keynes devient le « parrain » des apôtres de la nouvelle génération. Julian Bell, étudiant à Cambridge, lui fait rencontrer quelques-uns de ses amis les plus brillants et notamment son compagnon, Anthony Blunt devenu apôtre en 1927, un an avant Julian. À cette époque, la Conversazione Society discute davantage de philosophie, d’art et de littérature que de politique. Le couple se sépare mais dans la bonne tradition de Bloomsbury, les deux hommes restent des amis et des confidents proches. Le futur historien de l’art vit alors en couple avec Guy Burgess, lui-même élu apôtre en 1932.

Fascinés par le « miracle » stalinien

Timbre de la poste soviétique à l’effigie de Kim Philby (1990). Wikimedia

Le collègue et ami de Keynes, Maurice Dobb, a certes fondé la première cellule communiste à Cambridge dès 1920, mais celle-ci peine à recruter. Il faut attendre la crise de 1929 et la montée du fascisme pour qu’il parvienne à remplir la « Maison rouge » où se tiennent les réunions de cellule. La Conversazione society se radicalise alors et beaucoup des « élus » affichent ouvertement des sympathies pour le communisme et l’Union soviétique, qui contraste avec un anti-américanisme que le New Deal de Roosevelt ne remet pas en cause.

Autour de ces jeunes Cambridgiens, fascinés par le « miracle » stalinien, se noue ainsi un réseau amical très radicalisé, auquel appartient également Kim Philby puis John Cairncross (le « cinquième » de Cambridge) et Michel Straight. Ils participent à des manifestations pacifistes, infiltrent les associations, et se réunissent fréquemment à Charleston, dans la maison de campagne des Bell, située à quelques centaines de mètres de la ferme de Tilton, la ferme de Keynes. Angelica Garnett, la demi-sœur de Julian et la filleule de Keynes se souviendra plus tard dans Trompeuse gentillesse :

« Des discussions bruyantes et animées entre Julian et ses amis sur la pelouse de Charleston qui ne me rassuraient guère… foisonnant d’idées, s’exprimant avec aisance et bien informés, les amis de Julian me terrorisaient à la fois par leur brio intellectuel… et par leur vision du monde en général qui semblait considérer l’élément humain comme négligeable. »

Keynes s’inquiète, lui aussi, de cette radicalisation qui remet en cause son influence sur la jeune génération. Pour lui, le marxisme n’est qu’une croyance, une maladie de l’âme. Marié à une Russe, la ballerine Lydia Lopokova, il n’a aucune illusion sur le paradis socialiste dont, par sa belle-famille, il connaît les méthodes. Julian Bell commet une forme de parricide œdipien en écrivant dans le New Statesman, que lui et ses amis ne pouvaient plus accorder :

« Toute confiance aux prophéties de Maynard Keynes sur la prospérité éternelle et toujours croissante du capitalisme… et il serait difficile de trouver quelque personne ayant des prétentions intellectuelles qui n’accepterait pas l’analyse marxiste de la crise actuelle. »

Mais cette radicalité n’implique pas de basculer dans l’espionnage. Comme l’écrira John Le Carré dans La Taupe en pensant inévitablement aux « cinq » :

« La plupart des taupes anglaises avaient été recrutées avant la guerre et étaient issues de la haute bourgeoisie, c’étaient même parfois des aristocrates et des nobles dégoûtés de leurs origines et qui étaient devenus secrètement des fanatiques, beaucoup plus que leurs camarades des classes laborieuses anglaises qui sont des paresseux. »

« L’esthète aux yeux froids et le chérubin dissolu »

Kim Philby était un protégé de Maurice Dobb et un élève de Dennis Robertson, qui fut un temps le plus proche collaborateur de Keynes et à qui on doit la théorie de la « trappe à liquidité » reprise dans la Théorie Générale. De retour d’un voyage mouvementé à Vienne en 1934, où il n’a échappé à la police de Dollfuss qu’en s’enfuyant par les égouts de la ville (ce qui inspirera plus tard Graham Greene pour le scénario du Troisième homme), marié à une communiste juive qu’il a fait sortir d’Autriche, Philby est contacté par « Otto » (Arnold Deutsch) qui a pour mission de créer un réseau de brillants éléments susceptibles d’infiltrer l’administration et les services secrets britanniques.

On lui demande alors de feindre d’abjurer son communisme et de se rapprocher de groupes très droitiers, voire fascistes ou nazis. Philby recrute d’abord Donald Maclean, puis Guy Burgess et Anthony Blunt. Tous parviendront à pénétrer les services secrets britanniques ou le Foreign Office. C’est Blunt qui contactera l’« apôtre » Michael Straight, un riche héritier américain. Victor Rothschild, troisième Baron du nom, « apôtre » proche de Keynes et très lié à Blunt et à Burgess, sera soupçonné d’avoir appartenu au réseau, mais aucune preuve n’est jamais venue confirmer cette hypothèse.

Rien ne permet d’affirmer que Julian Bell ait été approché, mais compte tenu de sa proximité idéologique et amicale avec les « quatre de Cambridge » il est vraisemblable qu’il l’ait été. On pourrait voir dans un éventuel refus de l’héritier présomptif de Bloomsbury, la raison profonde de décisions mal comprises par son entourage : un départ précipité pour l’Université de Wuhan (Chine) en 1935, puis son engagement très anti-bloomsburien dans la guerre d’Espagne, où il trouvera la mort en juillet 1937.

Pendant toutes ces années 30, Keynes ne cessera de fréquenter ce groupe de jeunes Cambridgiens brillants et radicaux, ses élèves, souvent des « apôtres. » À Cambridge, ils sont invités aux parties qu’il organise pour maintenir les « liens sociaux » au sein de l’élite cambridgienne et entretenir son ascendant. Le biographe de Keynes, Robert Skidelsky, écrit ainsi :

« Blunt et Burgess faisaient partie du cercle cambridgien de Keynes… L’esthète aux yeux froids (cold-eyed) et le chérubin dissolu étaient sans doute suffisamment attirants, intelligents et amusants pour passer du temps avec eux. »

Le professeur Dennis Robertson, quant à lui, refusera de soutenir Philby dans ses candidatures à un poste dans l’administration. Il devra faire ses preuves en Espagne comme journaliste pro-franquiste avant d’avancer dans sa mission d’infiltration. Guy Burgess, devenu producteur à la BBC, fera fréquemment intervenir, Lydia Keynes, pour évoquer la littérature russe.

Keynes pouvait-il être pour autant connaître ou deviner les activités clandestines de ses disciples ? Les taupes étaient trop bien nées pour être soupçonnables…

Bretton Woods, nid d’espions ?

L’infiltration de l’administration américaine est tout autant connue, mais moins assumée. Si, en Angleterre, l’exfiltration vers l’URSS de Maclean et Burgess (en 1951) puis de Philby (en 1962) ne laisse pas grand doute sur leur compromission, le discrédit du maccarthysme a favorisé un certain déni aux États-Unis. C’est ainsi que les accusations à l’encontre de Harry Dexter White, l’ordonnateur de la Conférence de Bretton Woods et père fondateur du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, ont souvent été considérées comme peu fondées.

Harry Dexter White (à gauche) et John Maynard Keynes (en 1946). FMI/Wikimedia

Fils d’émigrés juifs lituaniens de Boston, White avait tardivement repris des études pour soutenir une thèse à Harvard sous la direction de Frank Taussig, mais il ne parvient pas à obtenir un poste à Harvard du fait, sans doute, de sa judéité. Recommandé par Taussig et par son ami et collègue Lauchlin Currie, l’économiste Jacob Viner le fait entrer au Trésor en 1934. Il se rend rapidement indispensable auprès d’Henry Morgenthau Jr., le secrétaire au Trésor.

Dans les années 1930, le Parti communiste américain avait développé un réseau d’influence dirigé par un journaliste, Whittaker Chambers. D’après ce qu’il dévoilera plus tard dans Witness (et au FBI !), il prend contact avec White pour obtenir des renseignements et influencer les positions américaines. Mais les purges staliniennes conduisent Chambers à renier sa foi, quitter le réseau, et se confier à une haute personnalité, Adolf Berle, proche conseiller de Roosevelt.

La rencontre a lieu à Washington, en septembre 1939. L’esprit sans doute embrumé par l’alcool, il donne le nom des membres de son réseau dans lequel apparaissent des fonctionnaires du Trésor proches de White : Frank Coe, Solomon Adler, Harold Glasser. On y trouve aussi le nom de Lauchlin Currie, conseiller économique de Roosevelt, un des chefs de file des économistes « keynésiens » américains et que Keynes évoquera par la suite dans ces termes :

« Un de mes vieux amis et je le connais bien, mais il n’y a personne avec qui il est plus difficile de traiter. Il est extrêmement méfiant et jaloux, très anti-britannique. » (cité par R. Skidelsky)

Whittaker a-t-il prononcé le nom de White ? Whittaker affirme que non. Le journaliste Isaac Don Levine, qui assiste à la rencontre, soutient que oui. Adolf Berle, qui travaille quasi quotidiennement avec White, ne le met pas dans la liste qu’il enverra plus tard à l’administration.

L’anglophobie du clan Roosevelt

Des contacts sont repris au printemps 1941 pour préparer le retour aux États-Unis de l’espion Iskhak Akhmerov alias « Bill » ou « Michael Green. » C’est un miraculé des purges. Rappelé à Moscou comme beaucoup d’agents, il échappe suffisamment longtemps aux exécutions pour redevenir utile aux services secrets pour son expérience de l’Amérique. White sera le principal acteur de l’opération « Snow » dont l’objectif est… de faire entrer les États-Unis dans la guerre ! Il sera l’un des principaux auteurs de l’ultimatum adressé au Japon en novembre 1941.

Si le secrétaire d’État, Cordell Hull, était lui aussi sur une ligne dure, le secrétaire à la Guerre Henry Simpson demandait des allégements dénoncés par White qui, de son côté, met en garde contre un « Munich oriental » qui « abaisserait l’éclat du leadership mondial de l’Amérique dans le combat d’une grande démocratie contre le fascisme » (cité par Benn Steil dans The Battle of Bretton Woods). L’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, préservera ainsi l’URSS d’un nouveau front à l’Est. Plus tard, on mettra également en cause White pour sa participation au plan Morgenthau – vraisemblablement communiqué aux Soviétiques pendant la Conférence de Bretton Woods – et qui visait à ruraliser l’Allemagne. Enfin, on lui reprochera d’avoir fait livrer à l’URSS les planches à billets qui permettaient d’imprimer une monnaie d’occupation liée au dollar.

White et Keynes ne font vraiment connaissance que lors des nombreux voyages de Keynes aux États-Unis pendant la guerre, toujours accompagné de son épouse Lydia. Il s’agit moins alors de discuter d’un nouvel ordre économique monétaire que de négocier des prêts à l’Angleterre. Keynes comprend vite que son principal interlocuteur ne sera pas le patelin secrétaire au Trésor Morgenthau mais son « assistant » White. L’anglophobie de White est en ligne avec celle de Roosevelt. Il s’agit d’en terminer avec l’Empire britannique – ce qui arrange aussi l’Union soviétique.

C’est White qui souhaite inviter l’URSS à la conférence de Bretton Woods consacrée à la mise en place d’un système monétaire fondé sur des changes fixes et la convertibilité des monnaies. Keynes, quant à lui, ne voit pas comment une économie aussi administrée et planifiée que l’URSS pourrait se plier aux règles du système. Pendant la Conférence de Bretton Woods, beaucoup d’observateurs ne manquent pas de remarquer la russophilie de White. Le très actif assistant de White, Édouard Bernstein, se souviendra bien plus tard d ans son livre-entretien avec Stanley Black que « White était un peu anti-anglais, et ça apparaissait souvent. Il n’y a aucun doute que Harry était proche des Russes. »

White, père du « FMI » et agent des Soviétiques

Sur le plan des relations internationales, les convictions de White étaient aussi celles de Roosevelt : faire émerger un nouvel ordre international fondé sur l’alliance des deux plus grandes puissances de l’époque, les États-Unis et la Russie. Il n’est pas certain, néanmoins, que Roosevelt aurait partagé sa confiance dans la planification. White écrit ainsi que « la Russie est le premier exemple d’économie socialiste en action. Et ça marche ! » (cité par Benn Steil). Sa naïveté et ses imprudences dans une diplomatie parallèle qui outrepassait ses fonctions sont reconnues même par ses défenseurs. Mais White a-t-il été au-delà ?

Après Chambers, d’autres dénonciations interviendront : celle de Katherine Perlo en avril 1944 (pour se venger de son ex-mari, Victor qui dirigeait le réseau) et celle d’Elizabeth Bentley. Les différentes listes se recoupent largement et on y retrouve, outre White, les noms de personnalités présentes à Bretton Woods comme Lauchlin Currie, Solomon Adler, William Ullmann et Gregory Silvermaster. Lorsqu’à l’été 1948, Chambers et Bentley rendent publiques ces accusations devant le Comité spécial sur les activités anti-américaines (HUAC), White demande à comparaître pour défendre son innocence. Il doit alors affronter un jeune représentant ambitieux, Richard Nixon qui 25 ans plus tard, devenu Président, mettra fin au système de Bretton Woods.

Ces témoignages venant de personnes fragiles ne peuvent constituer des preuves, mais tous les éléments nouveaux qui se sont accumulés depuis 1948 vont dans le même sens. « Venona » révèle qu’entre le 16 mars 1944 et le 8 janvier 1946, White était cité dans 18 câbles sous différents noms de code (Lawyer, Jurist, Richard, Reed). La chute du mur de Berlin, les témoignages d’agents survivants et l’ouverture des archives personnelles de White ont alourdi les charges. White était bien un agent soviétique convaincu que ce qui était bon pour l’URSS l’était aussi pour les États-Unis.

Il ne pensait sans doute pas trahir en défendant des positions qu’il aurait soutenues, même sans la pression des agents du NKVD. Il est, néanmoins, difficile d’admettre qu’il ignorait commettre des actes illégaux. Trois jours après son audition au Congrès, White meurt d’une crise cardiaque ou… d’une surdose de digitaline. Les autres membres du réseau devront quitter l’administration. Frank Coe rejoindra la Chine de Mao, qu’il conseillera. Il sera rejoint par Solomon Adler et son épouse Dorothy Richardson, également présente à Bretton Woods. Ils sont tous les trois enterrés dans un cimetière de Pékin. Lauchlin Curie, d’origine canadienne, sera déchu de sa nationalité américaine.

White écarté du FMI par Edgar Hoover

D’après Curt Gentry dans Edgar Hoover : The Man and the Secrets, Lord Halifax aurait dès 1941 informé Roosevelt des activités clandestines de White sans susciter de réactions de sa part. L’ambassadeur, ancien ministre des Affaires étrangères de Neville Chamberlain, savait tout des confidences du transfuge soviétique Wariss Krivitsky, interrogé par le FBI et le MI5 avant de se « suicider » (probablement un assassinat) et qui aurait pu donner le nom de White au MI5.

Si l’ambassadeur avait des informations sur les activités clandestines de White, on imagine mal qu’il n’en ait pas averti Keynes lors de ses séjours aux États-Unis. La complaisance de White à l’égard des Russes à Bretton Woods aurait pu susciter des doutes. Il envoie ainsi cette note au gouverneur de la Banque d’Angleterre qui pourrait laisser sous-entendre quelques soupçons. Keynes y énonce les « victoires » de la Russie :

« 1. Quotas trop importants au Fonds ; 2. Contribution trop faible à la Banque ; 3. Souscription en or réduite ; 4. Dispositions permettant à l’or qu’ils amènent de ne jamais quitter Moscou ; 5. Exonération virtuelle de la clause de fixité des taux de change et ainsi de suite… »

Il ajoute :

« Presque toutes les concessions, toutefois, l’ont été au détriment des Américains. La préoccupation de la politique américaine a été d’apaiser les Russes » (dans Ed Conway, « The Summit : The Biggest Battle of the Second World War »).

En 1946, Keynes apprendra des autorités américaines qu’elles ont renoncé à nommer White directeur général du FMI, alors que sa nomination était considérée comme acquise. Le Président avait pris connaissance d’un rapport d’Edgar Hoover, directeur du FBI, qui mettait White en cause. N’ayant personne d’autre à proposer, Truman décide de laisser la direction à un Européen, le Belge Camille Gutt. Depuis c’est toujours un Européen – souvent un·e Français·e, qui a dirigé cette organisation laissant aux Américains la présidence de la Banque mondiale.

Gutt entre en fonction le 6 mai 1946. Le mois précédent Keynes était revenu épuisé de la conférence de Savannah consacrée à la mise en place du Fonds et de la Banque. Il s’y était entretenu une dernière fois avec un White déchu et amer. L’Américain, contre qui il avait si souvent bataillé, l’avait physiquement soutenu lorsque dans le train qui les ramenait à Washington, Keynes s’était écroulé victime d’un énième malaise cardiaque, le dernier avant celui qui l’emportera trois semaines plus tard dans sa maison de Tilton, un dimanche de Pâques.

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