Menu Close

Journée internationale des droits des femmes et marketing, des opérations particulièrement risquées

Parler du 8 mars… oui, mais comment ? Mika Baumeister/Unsplash, CC BY-SA

Il y a exactement 10 ans, le quotidien Libération posait la question : « Journée de la femme, journée de la pouffe ? ». À l’époque, la seconde partie du titre semblait osée ; aujourd’hui, la première partie pourrait aussi agacer tant la dénomination de cette date clé est l’objet de nombreuses crispations.

« Je respire un grand coup à chaque fois que je lis ou entends “la journée de la femme” » s’agace, par exemple, la « working Mom » qui anime le blog Egalimère. Pas « journée de la femme » mais « journée internationale des droits des femmes ». Sur Twitter, des affiches correctives au ton corsé ridiculisent ostensiblement des opérations marketing qui se trompent de nom.

Certes, en France, l’appellation officielle a varié depuis qu’elle a été instaurée en 1982 par Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme, appuyée par le président de la République François Mitterrand. En 2023, ce qui est institué, c’est bien la « journée internationale des droits des femmes ». Les Belges et les Québécois ont d’ailleurs fait le même choix sémantique.

Comment comprendre alors la cacophonie sémantique qui peut attirer les foudres des clients sur certaines marques ? Elle semble tenir à quatre explications principales.

Soviétique et commerciale ?

La première est affaire de traduction. Le Women’s day, littéralement « le jour des femmes », a été instauré par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1975 (et voté en 1977). Pour appuyer ses recommandations, l’ONU a publié un rapport dont le titre français proposait déjà une autre variante : « l’année internationale de la femme ».

Une deuxième tient à la variété des origines historiques qui lui sont associées. Tantôt socialiste américaine, tantôt soviétique, l’origine du choix de la date du 8 mars fait encore débat. Dans ses travaux, Françoise Picq, maître de conférences émérite en sciences politiques à l’Université Paris-Dauphine, par ailleurs militante féministe du Mouvement de libération des femmes, explique que le 8 mars est au départ « une fête des mères communiste et antiféministe » puisque les féministes de l’époque sont bourgeoises.

Selon elle, une complexité calendaire est venue corser le tout. Les premières manifestations de femmes à Saint-Pétersbourg, en mars 1917, ont été annonciatrices de la révolution russe, que l’on appelle pourtant révolution « de février ». La confusion est liée à la cohabitation de deux calendriers : le calendrier grégorien, adopté par la plupart des pays catholiques depuis la fin du XVIe siècle et l’ancien calendrier julien, alors en vigueur dans la Russie orthodoxe. Pour que tous les peuples se trouvent à la même date et favoriser une révolution mondiale, les bolchéviques ont donc décidé que le lendemain du 31 janvier 1918 serait le 14 février. D’un calendrier à l’autre, 23 février et 8 mars sont en fait équivalents.

Avec une origine linguistique et historique aussi controversée, il est bien complexe de retracer la construction d’un événement qui trouve ses racines dans plusieurs pays, en plusieurs langues et sous la logique de plusieurs calendriers. Il ne faut donc pas compter trouver consensus plus grand sur l’histoire des origines du féminisme.

La cacophonie autour des appellations de la journée du 8 mars, troisième explication, provient aussi de la diversité des traditions selon les pays. En plusieurs endroits, le 8 mars est même un jour férié, en particulier dans des pays de l’ancienne URSS comme la Russie, la Biélorussie, ou l’Ukraine, ou anciennement attachés aux valeurs communistes tels le Laos ou le Cambodge.

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Enfin, les opérations marketing qui se déroulent ce jour-là amènent, pour parachever le tout, leur dose de complexité. Le paradoxe ne manque pas de piquant : la journée internationale des droits des femmes, d’origine soviétique, serait devenue un « produit commercial ».

Gloires et déboires pour les marques

Depuis une dizaine d’années, les opérations marketing sont passées au peigne fin le jour J. Des blogs récoltent, analysent, décortiquent le « pire du 8 mars » en apportant comme preuves photos, citations et copie d’écran des actions incriminées.

Le « name and shame » (« nommer et couvrir de honte ») qui consiste à citer publiquement le nom d’une entreprise pour en dénoncer les pratiques est volontiers pratiqué. En 2018, par exemple, le magazine Causette a épinglé la marque Triumph. Elle offrait alors en France -20 % sur la lingerie, à l’occasion de ce qu’ils baptisaient maladroitement « la semaine de la femme ».

Le marketing est souvent soupçonné de « virer au sexisme », les marques accusées d’être « à côté de la plaque ». Certaines paient cher leurs erreurs, comme Burger King qui a dû présenter des excuses après une polémique concernant la première ligne de son tweet du 8 mars 2021 : « les femmes restent à la cuisine ! ».

Dans cette avalanche de critiques, rares sont les distributions de bons points. Quelques spots publicitaires ont pu être applaudis : celui de Nike, « What girls are made of », lancé habilement le 6 mars 2017 en Russie, a ainsi cumulé plus de 3 millions de vues et récolté une majorité de commentaires élogieux.

Les sites spécialisés en marketing mettent parfois en lumière quelques réussites, comme celle de Monoprix qui a reversé une bonne partie des fonds levés grâce à la campagne du 8 mars et ses t-shirts à messages.

Le flou engendre le flou

Dès 2006, dans son étude, la linguiste Simone Bonnafous, « archiviste du discours », analysait le lien entre les différentes versions « historico-politiques » et les significations successives données à la journée internationale des droits des femmes, en comparant sa médiatisation dans 14 pays :

« Chacun choisit dans les faits aujourd’hui considérés comme avérés les aspects qui “cadrent” le mieux avec sa propre vision idéologique. »

Elle conclut que cet enchevêtrement « des » histoires du 8 mars constituait une bonne représentation d’actes performatifs au sens du philosophe anglais John Langshaw Austin : la multiplication des discours sur le 8 mars engendre le flou sur son message.

Mes travaux de recherche sur divers phénomènes de storytelling montrent aussi que ce qui est flou est frappé d’illégitimité. Pour prendre le contre-pied de la célèbre maxime de l’homme de lettres du XVIIe siècle Nicolas Boileau : « ce qui ne s’énonce pas clairement ne se conçoit pas aisément ». La polymorphie sémantique de cette journée n’est donc pas neutre. Elle produit un effet négatif sur le message porté.

Chaque acte de communication qui ne respecte pas l’appellation officielle de la journée internationale des droits des femmes contribue ainsi à la cacophonie. Mais dans ce brouhaha, les opérations marketing jouent un rôle particulier.

Elles sont les premières à adopter des titres de plus en plus courts, contraintes par les formats digitaux mobiles. Tronquée, l’appellation officielle de 41 lettres est évitée, en partie au prétexte de l’étroitesse des écrans de téléphones mobiles. Par définition, le slogan publicitaire repose sur des formules brèves.

Moins de variantes pour la journée internationale des hommes

Depuis 1999, les partisans de l’instauration d’une « journée internationale des hommes », le 19 novembre, ne s’y sont pas trompés. L’appellation n’a pas varié. Aucune trace de « lutte » ou de « droits ». Leur slogan insiste même sur le rôle qu’occupe le storytelling pour atteindre leurs ambitions : « A voice for men – Changing the cultural narrative », (« Une voix pour les hommes – Changer le récit culturel »).

Les opérations marketing sont très peu nombreuses à exploiter cet événement. La marque de rasoirs Gillette s’y est pourtant aventurée en 2021. La légende sous le spot publicitaire indique « À l’occasion de la journée internationale de l’homme, Gillette célèbre la masculinité dans toute sa diversité » : il n’a même pas récolté 2 000 vues en deux ans.

Ainsi, l’exploitation commerciale de la journée internationale des droits des femmes n’a pas son équivalent masculin. Elle constitue de plus en plus un exercice sémantique risqué, autant pour les marques que pour la clarté du message de cette journée.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,400 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now