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Jules César et Donald Trump, champions du « peuple vulgaire » ?

Vidéo satirique sur Youtube, capture d'écran. YouTube

En janvier 52 av. J.-C., à Rome, des partisans du tribun de la plèbe Clodius, en colère, pénètrent dans la Curie, lieu de réunion du Sénat, saccageant l’édifice avant d’y mettre le feu.

En janvier 2021, à Washington, des électeurs de Trump, également en furie, entrent par effraction au Capitole, siège du Congrès.

Les deux événements, séparés par quelque 2000 ans, sont-ils comparables ?

De la mort de Clodius à la défaite de Trump

L’attaque contre le Sénat romain fait suite à la mort de Clodius, champion de la plèbe, qui venait d’être tué lors d’une violente échauffourée avec ses opposants. Tenant les sénateurs pour responsables de la mort du tribun, ses partisans incendient le Sénat, transformé en un immense bûcher funèbre pour le cadavre de Clodius.

L’assassinat du tribun de la plèbe Clodius en 52 av. J.-C. Gravure du début du XIXᵉ siècle. Wikimedia

En 2021, le héros des agresseurs n’est pas mort, mais il a été battu lors d’élections considérées comme frauduleuses par les militants trumpistes qui entendent venger leur champion.

Si l’insurrection romaine fut encore plus violente que celle de Washington, les deux attaques n’en sont pas moins comparables dans le sens où elles sont la conséquence d’une profonde défiance envers des institutions accusées de fraude ou de crime.

L’orateur et homme politique Cicéron, défenseur des institutions républicaines traditionnelles et farouche ennemi de Clodius, qualifie, dès 56 av. J.-C., les partisans du tribun de « bande innombrable d’esclaves excités » (vis innumerabilis incitata servorum), en référence à la révolte de Spartacus qui avait poussé les populations serviles de l’Italie à se soulever contre l’État romain, entre 73 et 71 av. J.-C. (Cicéron, De Haruspicum responsis, XI).

De même, les défenseurs de la démocratie états-unienne voient dans les émeutiers du Capitole de véritables « terroristes nationaux » (domestic terrorists).

Attaque des partisans de Trump contre le Capitole, Washington, en janvier 2021. Wikimedia, CC BY

Vulgus ou « peuple vulgaire »

Cicéron dénonce les pressions exercées par la foule sur les représentants de l’administration romaine dans les provinces de l’Empire. Ainsi, en 59 av. J.-C., il prend la défense de Flaccus, gouverneur de la province d’Asie, accusé de détournement d’argent par ses administrés. Dans le plaidoyer (Pro Flacco VI et VIII) qu’il compose pour l’occasion, il présente les accusateurs de son client comme un groupe d’incultes violents. Il emploie le terme latin vulgus (ou volgus) que l’on peut traduire par « populace ». Flaccus, affirme Cicéron, est victime de « la clameur d’une multitude excitée » (clamore multitudinis concitatae), de « la témérité de la populace » (temeritatem volgi) et du « tumulte des ignorants » (strepitum imperitorum).

Dans un autre plaidoyer (Pro Plancio IV), l’orateur affirme : « Il n’y a pas de réflexion dans la populace, pas de raison, pas d’intelligence. » (Non est enim consilium in volgo, non ratio, non discrimen).

Le vulgus, figure de l’Autre

Cicéron produit ainsi une sorte de caricature du « peuple vulgaire » dont l’image chaotique a pour but de conforter le prestige de l’élite à laquelle lui-même appartient. Le vulgus, incapable de réfléchir, est délégitimé politiquement.

D’une manière assez similaire, Hillary Clinton adopte, en septembre 2016, un angle d’attaque très cicéronien, lorsqu’elle affirme que la moitié des électeurs de Trump sont des « gens déplorables », voire « irrécupérables ». Elle ajoute, pour rassurer ses partisans : « mais heureusement, ils ne sont pas l’Amérique ».

Des caricatures des électeurs de Trump vont dans le même sens, offrant d’éloquentes images de « demeurés ». Le dessinateur Terreur Graphique en offre un bel exemple dans l’album Trump de A à Z d’Hervé Bourhis, publié en 2017.

Les électeurs de Trump vus par le dessinateur Terreur Graphique. Dessin publié dans l’album de Hervé Bourhis, Trump de A à Z, Casterman, 2017. Terreur graphique chez Casterman

Le message est clair : les trumpistes vivent entre eux, loin des villes, dans des zones reculées et presque désertiques (ici le Texas). Leur « désert » est autant géographique que culturel : ils sont illettrés ; d’où les énormes fautes d’orthographe qu’ils commettent. Ils sont obèses et mal vêtus. De plus, ils ont de nombreux enfants qu’ils ne savent pas élever correctement. Ainsi, ils incarnent à la fois l’Autre et l’Ailleurs pour l’élite urbaine éduquée qui connaît, elle, les codes et les pratiques sociales valorisantes. En trois mots, pourrait-on dire, en reprenant le titre d’un célèbre film d’Ettore Scola, ils sont « affreux, sales et méchants ».

En France, certains hommes politiques furent tentés d’adopter la même stratégie pour délégitimer les « gilets jaunes » dont le mouvement, comme l’a souligné l’économiste Thomas Piketty, n’est pas sans rappeler le sentiment de révolte de certains électeurs de Trump.

En octobre 2018, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement français, s’était moqué « des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel », précisant : « Ce n’est pas la France du XXIe siècle que nous voulons ». Des propos méprisants et contre-productifs qui avaient plutôt eu pour effet de renforcer l’opposition au gouvernement.

L’instrumentalisation politique du vulgus

L’histoire de la Rome antique nous montre aussi comment des hommes politiques ont pu profiter de ces mouvements populaires, quitte parfois à les provoquer eux-mêmes afin de s’en faire un tremplin politique.

C’est ainsi que l’ambitieux Jules César a soutenu la carrière de Clodius, ennemi de l’élite romaine. Donald Trump, lui, s’appuie sur des groupes factieux, comme les complotistes du mouvement QAnon.

Plus généralement, César instrumentalisa la plèbe romaine, comme Trump se fit le héros des rednecks ou « nuques rouges », terme dont l’étymologie est discutée. Sont-ils ainsi surnommés en raison des coups de soleil auxquels ils s’exposent, lorsqu’ils travaillent dans les champs, ou bien parce qu’ils portent des foulards rouges autour du cou ? En tout cas, ils éveillent souvent le dédain des populations urbaines éduquées, qui les voient comme un équivalent du vulgus latin.

César et Trump, même combat !

Trump est comparé à César par ses opposants dont certains espèrent sans doute qu’il finira assassiné comme le dictateur romain. C’est du moins ce que suggérait une adaptation de Jules César, célèbre pièce de Shakespeare, au Public Theater de New York (mai-juin 2017), qui présentait le dictateur romain sous l’apparence de Trump. Le public assistait à la mise à mort sur scène de César-Trump.

À l’inverse, des partisans de Trump espèrent qu’il réalise un coup d’État et s’empare du pouvoir à vie. Cross the Rubicon, President Trump ! (« Franchissez le Rubicon président Trump ! ») peut-on lire sur une pancarte brandie lors d’une manifestation trumpiste en 2020, ou encore sur des T-shirts vendus aux militants.

Cette utilisation de la référence à César, simultanément revendiquée par les pro et les anti-Trump, la rend assez pertinente.

Manifestation de partisans de Trump en 2020. _The Daily Show_, capture d’écran

Le paradoxe du milliardaire héros du vulgus

Ce qui renforce aussi la comparaison entre les deux leaders, c’est leur origine sociale. Richissime, César appartient à la gens Iulia, l’une des plus grandes familles aristocratiques de Rome. Cela ne l’empêcha pas de devenir le champion du peuple, de même que le milliardaire Trump a su se faire élire président des États-Unis par des Américains pauvres qui n’avaient socialement rien en commun avec lui. César et Trump sont deux hommes dominants, transfuges de leur classe sociale. L’appartenance à l’élite n’a donc rien de rédhibitoire pour le leader populiste, pourvu qu’il apparaisse comme l’ennemi de la caste dont il est lui-même issu.

Les mouvements populaires à Rome comme aux États-Unis sont également infiltrés par des membres de l’élite. Ainsi, Clodius lui-même était issu d’une famille noble. Mais il était officiellement devenu plébéien, à sa demande et avec le soutien intéressé de Jules César, dans le seul but de pouvoir se faire élire tribun de la plèbe.

De même, tous les insurgés du Capitole ne débarquaient pas de l’Amérique profonde et défavorisée. Il y avait, par exemple, parmi eux Aaron Mostofsky, fils d’un juge new-yorkais.

Il serait aussi naïf de penser que l’ensemble des populations rurales soutiendraient unanimement Trump.

En témoigne notamment le mouvement des Rednecks for Black Lives !


Christian-Georges Schwentzel publie le « Manuel du Parfait dictateur, Jules César et les “hommes forts” du XXIᵉ siècle », éditions Vendémiaire.

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