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Justice climatique : en finir avec les idées reçues sur la responsabilité du Nord

En direct de la COP21, décembre 2015. Stéphane Mahé/Reuters

La tenue de la COP21 a démontré, une nouvelle fois, l’influence des idées reçues sur le cours des négociations et permet de s’étonner, une fois encore, de la persistance, chez de nombreux acteurs et observateurs, de convictions déconnectées de la réalité des faits qui sont un des obstacles importants à la conclusion d’un accord suffisamment ambitieux et réaliste.

C’est le cas de la croyance en la « responsabilité historique » exclusive, ou presque, des pays développés – le « Nord » –, dans l’état actuel du problème climatique. Cette croyance s’articule à la division historique de l’humanité en deux groupes, le Nord développé et le Sud émergent et en développement, et à une distribution des rôles : au Nord, le statut du coupable responsable de réparer les maux qu’il a engendré et de compenser ses victimes ; au Sud, le statut de victime des agissements du Nord sous forme de dommages climatiques et de nouveaux obstacles à son développement.

En biaisant les perceptions, cette croyance entretient la défiance réciproque entre les Parties et empêche d’avoir une appréhension raisonnée et équilibrée des leviers d’action, tant pour la réduction nécessaire des émissions que pour organiser le financement de l’adaptation des populations les plus démunies et les plus vulnérables.

Déconstruire la « responsabilité historique »

Cette vision n’est pas seulement celle d’ONG militantes ou de pays intéressés par leur posture de négociation. Elle est aussi portée par des journalistes et des intellectuels dont le métier devrait les conduire à regarder avec attention les bases factuelles de leurs réflexions. On a ainsi pu lire dans l’ouvrage récent de philosophie de la nature de Catherine et Raphaël Larrère, au chapitre « Quelle justice environnementale ? » (p. 282) :

« Le changement climatique résulte, pour l’essentiel, de l’augmentation massive des quantités de CO2 émises par les Occidentaux, à partir du XIXe siècle .»

La justice ne se formule bien que si les données de départ ne sont pas pipées. La croyance en la responsabilité historique exclusive du Nord doit être déconstruite, tant du point de vue factuel que du point de vue moral afin d’isoler, à travers ce double test, ce qui peut en être légitimement conservé.

L’idée de responsabilité historique renvoie au comportement d’émission de gaz à effet de serre des pays depuis le début de l’ère industrielle. Pour donner au concept une mesure concrète, on calcule les émissions cumulées de chaque pays à partir des données annuelles d’émissions des principaux gaz que sont le dioxyde de carbone, le méthane et le protoxyde d’azote sur une période historique commençant en 1850. Deux termes de cette période reçoivent une attention particulière : 1990, car c’est l’année choisie comme référence de base par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (1992), et l’année la plus récente pour laquelle on dispose d’éléments fiables.

Ce que disent les données

Lorsqu’on considère tous les gaz à effet de serre, le bilan des émissions cumulées de 1850 à 2012 fait ressortir un partage 50/50 entre le Nord et le Sud, mais avec une grande différenciation à l’intérieur de ces deux groupes. Ainsi, les États-Unis comptent pour 19 %, l’UE27 pour 17 %, mais la Russie pour 7 % et le Japon pour 3 %. De l’autre côté, la Chine compte pour 12 %, mais l’Inde et le Brésil pour 4 % chacun, l’Indonésie pour 5 % et toute l’Afrique pour 7 %. Autrement dit, la responsabilité historique du Sud, appréciée en 2012, est aussi importante que celle du Nord.

D’où vient alors l’écart entre les croyances et cette réalité ? Au-delà des idéologies et des projets politiques, cela tient d’abord à ce que d’importantes institutions comme l’Agence internationale de l’énergie (AIE), présentent des statistiques qui ne rendent compte que des émissions de CO2 d’origine énergétique (charbon, pétrole, gaz), ce qui écarte à la fois les sources non-énergétiques de CO2 (déforestation, changement des usages du sol), et les autres gaz (CH4 et N2O principalement). Cela tient aussi à ce que certains acteurs en restent aux bilans établis en 1990. Forts de ces deux opérations, ils parviennent alors à imputer au Nord environ 75 % des émissions cumulées.

En fait, comme le soulignait récemment le physicien et ancien ministre brésilien José Goldemberg, l’organisateur du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en juin 1992, à l’horizon 2020, date d’entrée en vigueur des engagements issus de la COP21, les émissions antérieures à 1990 ne pèseront pas plus d’un tiers du total des émissions cumulées.

Considérons le problème à partir du thème des dommages climatiques. Les scientifiques et ONG à la pointe du combat pour une action forte et sans délai, comme le climatologue américain James Hansen ou l’ONG 350.org, posent la nécessité pour l’humanité de revenir progressivement à une concentration atmosphérique de GES inférieure au seuil de 350 ppm (le plafond des 2 °C, objectif de la COP21, correspond approximativement à un niveau de 450 ppm). En dessous de cette valeur, nous disent-ils, l’humanité se tiendrait à l’écart de la zone de mise en danger du système climatique et pourrait continuer à bénéficier du climat de l’holocène qui a vu l’essor de la civilisation. Or ce seuil de sécurité n’a été atteint et dépassé qu’en 1988. Les émissions de gaz qui sont et seront sources de dommages sont les émissions qui ont été réalisées depuis trente ans.

Les critères moraux de la responsabilité

Le débat moral qui s’est saisi de ces données afin d’imputer des obligations de réparation des dommages a tourné autour de quelques repères : la connaissance ex ante des effets dommageables vraisemblables des émissions ; le degré de contrôle sur les enchaînements de phénomènes engendrant les dommages ; le bénéfice retiré des actions mises en causes. Deux camps sont apparus : pour le premier, qui est porteur d’une conception extensive de la responsabilité, dite objective, car elle écarte toute considération sur les conditions subjectives des agents présumés responsables (intention, connaissance des effets, marge de choix disponible…), le simple constat des émissions cumulées suffit à caractériser une responsabilité morale ; pour le second, attentif aux conditions subjectives de l’agent moral, la mise en cause de la responsabilité morale requiert la connaissance, par l’agent moral, de l’existence d’un risque plausible d’atteinte à un droit protégé d’autres agents – comme leur intégrité physique, leurs biens appropriés, leurs droits moraux –, mais aussi la capacité de choix et de contrôle de cet agent sur la situation.

Aujourd’hui, les membres du premier camp ne peuvent pas ignorer la réalité d’une responsabilité causale partagée entre Nord et Sud et la part prépondérante des émissions récentes. Quant aux membres du second, ils font valoir que les générations antérieures depuis 1850 n’avaient pas, avant les années 1980, la connaissance du risque climatique planétaire. De plus, les générations actuelles, qui seraient les destinataires des obligations de réparation des dommages climatiques, n’ont évidemment aucun contrôle sur ce qu’a été le comportement de leurs ancêtres. Les conclusions auxquelles mènent ces deux camps conduisent soit à disqualifier l’idée d’une responsabilité morale antérieure aux années 1980, soit à considérer que la responsabilité historique est vraiment partagée à parité entre Nord et Sud

Reste l’argument des bénéfices. Il donne lieu chez certains auteurs à l’affirmation d’un « principe bénéficiaire-payeur » : certes, les générations actuelles n’ont aucune responsabilité dans les émissions passées de leur pays, mais ces générations sont encore, selon l’argument, bénéficiaires d’actions injustes commises par leurs ancêtres, puisque l’usage passé des énergies fossiles a permis le développement industriel historique des pays développés. Cet argument requiert néanmoins que les émissions passées puissent être qualifiées d’actions injustes et donc qu’une réponse positive ait été donnée aux deux critères de la connaissance et du contrôle, ce qui n’est pas le cas aux yeux du deuxième camp. Quant au premier camp, attaché aux seules données objectives, il reconnaît que la responsabilité qu’il invoque n’est pas une culpabilité, ce qui doit également exonérer les générations actuelles, qui ont succédé aux générations « responsables mais pas coupables  », de toute responsabilité spéciale ou supplémentaire.

Au total, qu’on adhère aux thèses du premier camp ou du second, l’affirmation d’une responsabilité historique partagée entre Nord et Sud apparaît robuste. De plus, les émissions à l’origine de l’acuité du problème climatique sont de façon prépondérante les émissions récentes, réalisées depuis 1990. Or, sur la période 1990-2010, le Nord a été à l’origine de 44 % des émissions de GES et le Sud de 56 %. Non seulement la responsabilité historique entre Nord et Sud est partagée, mais celle du Sud est devenue prépondérante.


Olivier Godard vient de faire paraître La Justice climatique mondiale aux éditions de La Découverte.

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