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Justice : sommes-nous tous condamnés à devenir des lawyers américains ?

L'influence des séries américaines conduit-elle à une «américanisation » des esprits ? Pixabay

A l’heure de la mondialisation, l’américanisation du droit serait une réalité, la Common Law américaine constituant un modèle vers lequel tendraient plus ou moins volontairement les autres systèmes juridiques, et notamment ceux de la vielle Europe.

Face à cette hégémonie américaine, la tradition civiliste, dont le code civil français est la plus noble expression, serait en danger. Défendre l’identité juridique française, comme l’on défend son exception culturelle, serait donc une nécessité.

La situation est-elle si grave ? Sans nier le phénomène, il serait exagéré de verser dans le pessimisme et le défaitisme les plus noirs. Le droit de tradition civiliste, reflet de notre société et de notre histoire, a plus que jamais un rôle à jouer dans un contexte de concurrence des modèles juridiques à l’heure de la globalisation.

Trois facteurs principaux sont généralement mis en avant pour expliquer la fascination exercée par le modèle américain.

Face à la « McDonaldisation » des esprits

En premier lieu, l’américanisation des esprits constituerait le terreau naturel de l’américanisation de la sphère juridique. Le phénomène de « McDonaldisation » atteint sans surprise la communauté des juristes comme il a atteint toutes les autres composantes de la société.

Toutefois, en matière juridique, cette influence trouve sa source dans deux phénomènes particuliers. La première est l’impact des séries télévisées. Loin d’être anecdotique, cette influence est réelle tant auprès du grand public que des étudiants en droit qui connaissent mieux la procédure pénale américaine que française ! Le professionnalisme des scénaristes américains quant aux références juridiques n’y est pas pour rien et contraste avec l’ignorance et l’amateurisme de la plupart de leurs homologues français !

L’américanisation des esprits serait aussi une conséquence de l’internationalisation des études juridiques. Il est aujourd’hui de bon ton pour tout étudiant en droit, de compléter son cursus initial par un diplôme d’une université américaine. Or, à travers ce processus de formation, et tel un poison lent, le modèle américain se propagerait de manière diffuse dans l’esprit des juristes formés aux États-Unis, qui, à leur retour, reproduiraient plus ou moins consciemment, le modèle américain au sein de leur pratique professionnelle. La multiplication à Paris de cabinets d’avocats organisés comme à New York ou encore la prolifération des contrats commerciaux rédigés dans le plus pur style américain en attesteraient.

Plus grave, cette conversion inconsciente à la common law modifierait profondément le mode de raisonnement de ces juristes, leur façon de penser le droit. Alors que le raisonnement de droit civil est fondamentalement, du fait de la primauté de la loi écrite, déductif, ils deviendraient au contact de la common law qui est de nature inductive, des juristes se référant plus volontiers à la jurisprudence comme source de droit qu’aux textes du Code. Certes, ce phénomène n’affecte pour l’heure qu’une minorité, mais c’est une élite qui sera demain en mesure d’influencer l’évolution du droit national.

L’argument de l’efficacité

En second lieu, l’argument de l’efficacité est largement invoqué afin de justifier cette fascination pour la common law américaine. Celle-ci serait plus efficace notamment du fait de ses racines protestantes qui favoriseraient la production de richesses, ainsi que du fait de la conception beaucoup plus libérale du rôle et de la place de l’État.

Cette efficacité, conçue comme économique est mise en avant par les rapports « Doing Business » établis par la Banque mondiale. Ce programme a pour but de classer les États en fonction du climat qui y règne sur le plan juridique et de la facilité à y faire des affaires. Cette entreprise de ranking des droits, fondée sur l’économétrie, démontre une forte corrélation entre l’appartenance à une tradition juridique et le développement économique.

Or, les premières places de ce classement sont régulièrement occupées par des pays de common law. Ce constat conduirait ainsi naturellement les législateurs à s’engager dans des réformes en s’inspirant du modèle le plus efficace, et donc la common law. Il n’est guère étonnant que les rapports aient été critiqués tant sur le fond que sur le plan méthodologique. Le droit, fût-il commercial, ne saurait se réduire à une dimension purement économique, mais se doit d’intégrer les notions de justice et de morale.

Enfin, la langue anglaise, nouvelle lingua franca, est un puissant vecteur de l’influence juridique américaine. Si l’anglais a déjà conquis les sphères professionnelles, il étend aujourd’hui son emprise au sein des organisations internationales.

Il est regrettable de constater que nombre de délégués de pays dont la langue est pourtant une langue officielle choisissent de s’exprimer en session officielle en anglais, au nom de l’efficacité, partant du principe que leur discours se trouvera au mieux dilué, au pire trahi à travers l’interprétation. Ceci les conduit alors à utiliser non seulement les mots, mais aussi les concepts du droit américain, participant ainsi à leur diffusion.

Un diagnostic noir à relativiser

Aux dires de certains, le diagnostic serait donc noir et la bataille en passe d’être perdue. Mais cette conclusion est par trop pessimiste : en fait, la concurrence du modèle américain est limitée aux seuls droit commercial et droit des affaires, fondamentalement pragmatiques, socialement neutres et donc particulièrement sensibles à l’argument de l’efficacité.

En revanche, dans des domaines socialement plus sensibles tels que le droit de la famille ou des successions, l’influence serait au mieux absente, au pire négligeable. Et même dans de domaine du droit marchand, l’impact n’est que rarement direct. Si certaines réformes sont inspirées du modèle américain, ces emprunts législatifs ne peuvent bien évidemment s’opérer que si l’institution empruntée est compatible avec le système de réception, sous peine de rejet. De plus, les institutions empruntées seront toujours transformées pour être adaptées au nouveau contexte à travers un processus d’acclimatation juridique.

L’un des lieux emblématiques du Palais de justice de Paris, récemment transféré dans le nord de la capitale. Stéphane de Sakutin/AFP

Mais surtout, le recours à une approche fonctionnelle du phénomène juridique peut permettre de réconcilier les traditions civilistes et de Common Law en lieu et place d’une concurrence frontale. Schématiquement, il s’agit d’identifier objectivement le résultat que le droit se doit d’atteindre, avant de laisser à chaque législateur, en fonction de sa tradition, le soin de déterminer quels sont les moyens d’y parvenir. Il n’est pas étonnant que cette solution consensuelle soit en vogue au sein des institutions chargées, au niveau international, de l’unification du droit.

Convergence plutôt que concurrence

Cette idée de convergence, plutôt que de concurrence, peut être appliquée de même à l’usage des langues. Dans ces mêmes instances internationales, c’est une véritable collaboration linguistique qui s’instaure. À ce titre, l’expérience en place au sein de l’Institut international pour l’unification du droit privé (Unidroit) est un exemple intéressant. Plutôt que de partir comme il est d’usage, du texte rédigé en anglais puis de le traduire dans les autres langues officielles, il a été décidé de rédiger les textes parallèlement en anglais et français, puis de confronter les versions, certaines idées étant mieux transcrites dans une des deux langues.

À l’issue de ce bref survol, l’on peut être en partie rassuré : les manifestations directes de l’américanisation du droit sont, en définitive, assez rares hors la sphère du droit des affaires. Mais il ne faut pas baisser la garde et surtout ne pas sous-estimer le phénomène de l’américanisation de la culture juridique.

Or, il ne sera possible de contrer celle-ci que si l’on restaure le prestige, non pas tant du droit civil, que de son enseignement. C’est sur le terrain de la formation que se gagnera la bataille de demain. Mais concurrencer le prestige, dans l’imagerie estudiantine, des Harvard, Columbia et autres Yale n’est pas tant une question de fond, la qualité des enseignements dispensés n’étant pas en cause, que de moyens.

Les Américains l’ont bien compris. Et le simple fait de changer le nom de nos facultés en « École de droit » ne saura bien évidemment suffire à en faire de véritables law schools !

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