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shutterstock. PointsStudio

La bière, entre industrialisation et renaissance artisanale

Alors que débute l’Oktoberfest, la fête de la bière, à Munich, retour sur la structuration du marché de la bière. Après une phase artisanale, le secteur a connu un mouvement de concentration au tournant du vingtième siècle… jusqu’au retour des bières artisanales depuis quelques décennies. Si le mouvement semble s’essouffler, les microbrasseries gardent des atouts à jouer.


La bière a connu, à partir du XVIIIe siècle, une industrialisation progressive, entraînant une concentration accrue du secteur au détriment des petites brasseries locales. À partir des années 1970, les microbrasseries (production de quelques centaines d’hectolitres) et brasseries artisanales (quelques milliers d’hectolitres) connaissent un retour en force, permettant au consommateur d’avoir accès à un éventail de produits plus varié que jamais. Comment l’industrie de la bière est-elle passée d’une production locale et artisanale à la domination par quelques acteurs globaux ? Et pourquoi assiste-t-on, depuis quelques décennies, à un renouveau de la production artisanale ? Celui-ci est-il durable ?

Rappelons que, durant l’essentiel de son histoire plurimillénaire, la bière est restée un produit de nature agricole, recherché comme source de nutriments – un « pain liquide » – et une alternative à l’eau, souvent impure. Pondéreuse et périssable, elle est essentiellement consommée localement, y compris au Moyen Âge, lorsque les moines en font une boisson incontournable en Europe. La situation évolue au tournant du premier millénaire, avec l’introduction progressive du houblon, une « révolution » décrite par Johan Swinnen et Devin Briski dans leur ouvrage Beeronomics, qui permet de mieux conserver la bière et donc d’étendre sa commercialisation bien au-delà de son lieu de production.

8 personnes noyées dans la bière

Le tournant de la production de masse est pris en Angleterre au XVIIIe siècle lorsque des « common brewers » se mettent à produire une bière brune appelée « Porter », qu’ils vendent aux débits de boisson, faisant concurrence aux traditionnels « publican brewers », qui produisent artisanalement et vendent eux-mêmes leur « pale ale », meilleure mais plus chère. Au début du XIXe siècle, un cartel d’une douzaine de familles se partage ainsi le marché anglais de la bière. L’épisode de la « London Beer Flood » permet de se faire une idée des quantités produites par ces grandes brasseries : le 17 octobre 1814 à Londres, la rupture de trois méga cuves de la brasserie Meux and Co’s Horse Shoe Brewery, noie le quartier de St Giles sous 1,5 million de litres de bière, tuant huit personnes et provoquant l’effondrement de plusieurs immeubles !

Tasting history with Max Miller.

L’industrialisation et la concentration de la production s’accélèrent à partir de la deuxième révolution industrielle, avec des avancées technologiques telles que les chemins de fer, la réfrigération, ou la pasteurisation. Un nouveau type de bière naît alors, la « lager », bière dite « à fermentation basse », plus claire et plus légère que les « ales » (bières à fermentation haute) produites jusqu’à présent. La Pilsner, lager d’origine tchèque, devient rapidement très populaire à l’échelle mondiale et en particulier aux États-Unis, où elle est introduite par les immigrants allemands. Sa production nécessite cependant des investissements conséquents qui ne peuvent être rentabilisés que par une production à grande échelle, favorisant les acteurs les plus importants et donc une concentration accrue du secteur.

Concentration des entreprises et homogénéisation du goût

Le XXe siècle connaît une nouvelle accélération de la consolidation de l’industrie brassicole, au niveau national tout d’abord, mondial par la suite. Les deux guerres mondiales en Europe et la prohibition aux États-Unis entraînent la faillite, le rachat, ou la fusion de nombreuses petites brasseries, seuls les acteurs les plus importants étant capables de supporter des coûts de production et de distribution croissants. En Belgique, les brasseries Artois (Stella) et Piedbœuf (Jupiler) fusionnent ainsi en 1971 pour former Interbrew, qui fusionne au début des années 2000 avec le brésilien Ambev et se rebaptise Inbev. Inbev rachète en 2008 l’américain Anheuser-Busch pour devenir AB-Inbev, actuel numéro 1 mondial du secteur, devant le néerlandais Heineken, le chinois China Resources et le danois Carlsberg]. Ces quatre acteurs représentent à eux seuls plus de 50 % d’une production mondiale estimée à 1,8 million d’hectolitres.

Dans les années 1970, il ne reste plus qu’une demi-douzaine de brasseries indépendantes aux États-Unis, et une soixantaine en France, contre plus de 3.000 au début du siècle, lorsque Mucha peint la célèbre affiche publicitaire des « bières de la Meuse ».

Cette concentration entraîne une homogénéisation des produits disponibles, les grandes brasseries misant sur des bières au goût peu marqué susceptibles de plaire au plus grand nombre et peu coûteuses à produire. Elle suscite en retour des réactions à partir de la fin des années 1960 : aux États-Unis, Fritz Maytag rachète la brasserie Anchor Brewing à San Francisco en 1965 et relance une production artisanale marquant le début du mouvement « craft beer ». En Grande-Bretagne en 1971, la CAMRA – initialement « Campaign for the Revitalisation of Ale », devenue par la suite « Campaign for Real Ale » – prend la suite de la « Flat Beer Society » pour défendre et promouvoir les bières locales « authentiques », non filtrées et non pasteurisées.

Le retour des microbrasseries

Le phénomène explose dans les années 1980, notamment aux États-Unis après la légalisation du brassage domestique en 1978. Des centaines de microbrasseries voient alors le jour partout dans le monde : en France, le mouvement est lancé par la Brasserie des Deux Rivières créée en 1985 à Morlaix, devenue Coreff et aujourd’hui basée à Carhaix. Elle est suivie par de nombreuses autres, par exemple la Basserie Pietra en corse en 1996, pour atteindre un total de 2 500 brasseries en activité dans le pays en 2021 pour un peu moins de 10 % des parts d’un marché estimé à 24 millions d’hectolitres. La France est alors l’un des pays d’Europe où le nombre de brasseries par habitant est le plus élevé.

Des styles oubliés – « India Pale Ale » (IPA), « Barleywine », ou « saison » – sont redécouverts et affinés, des recettes originales sont créées, redonnant de l’importance à la diversité des goûts et des techniques de brassage. Les brasseries artisanales parviennent à capter une nouvelle demande émanant de consommateurs informés et curieux, à la recherche de produits authentiques, originaux et locaux. On peut alors parler d’un « âge d’or » de la bière dans le monde.

Cette renaissance des brasseries artisanales et microbrasseries ne marque toutefois pas la fin de l’histoire car les grands brasseurs vont chercher à capter cette nouvelle demande. Ils étoffent leurs portefeuilles de marques – AB-Inbev en possède plus de 500 – et mettent avant des bières « de spécialité » et « d’abbaye », positionnées sur des segments proches de celles produites par les microbrasseries.

Un paysage brouillé

Elles créent leurs propres brasseries « artisanales », ou en acquièrent : après avoir « avalé » le numéro 2 mondial SABMiller en 2016, AB-Inbev, se lance ainsi dans une série d’acquisitions de moindre importance, incluant les brasseries artisanales Camden Town Brewery (R-U) ou Four Peaks Brewing Co (E-U). En France, la brasserie parisienne Gallia, relancée en 2009 à partir d’une ancienne maison fermée en 1968, est discrètement rachetée par Heineken en 2021, après Lagunitas en 2015 et Mort subite en 2008.

Les brasseries artisanales s’organisent pour résister au « Big Beer » (les grands brasseurs), en collaborant les unes avec les autres, en affirmant leur ancrage local, ou en créant des labels du type « Independent Craft Brewer » certifiant leur indépendance. Mais, l’évolution même de ces brasseries artisanales contribue à brouiller le paysage car certaines d’entre elles sont entre-temps devenues des entreprises de premier plan, voire des multinationales. Ainsi, la microbrasserie écossaise Brewdog, fondée en 2007 par deux personnes, en emploie 2 600 en 2023 réparties dans 65 pays, dont l’Inde. A une échelle moindre, Ninkasi et la Brasserie du Mont-Blanc sont très présents sur les rayonnages français.

La fin d’un rêve ?

Par ailleurs, les perspectives des brasseries artisanales s’assombrissent après l’euphorie du début des années 2000 : elles souffrent tout d’abord de la pandémie de Covid-19 et des confinements, qui les privent d’une partie de leurs débouchés, perturbent leurs filières d’approvisionnement et renchérissent leurs coûts de production. La guerre en Ukraine et le choc inflationniste qui s’ensuit aggravent la situation, avec une augmentation des coûts énergétiques, de transport, de conditionnement (verre et carton) et des matières premières (céréales). Le rythme de création ralentit, tandis que certaines déposent leur bilan, comme les brasseries bourguignonnes La Roteuse et Bières du Donjon. Plus de 110 procédures collectives sont ainsi lancées en 2023, contre une cinquantaine par an dans les années précédentes. Ce n’est certainement pas la fin des microbrasseries, mais sans doute un rééquilibrage de leur position dans l’industrie.

De fait, si l’essor des microbrasseries et brasseries artisanales a ramené diversité et innovation dans l’industrie de la bière, le paysage brassicole reste marqué par la domination des grands groupes, dont les rachats brouillent les frontières entre industrie et artisanat. Il démontre, malgré tout, que la demande pour des produits diversifiés, authentiques et de qualité ne faiblit pas et que les microbrasseries qui sauront en tirer parti ont de beaux jours devant elles !

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