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Robert Rauschenberg, Bed, 1955. Moma. Flickr / Steven Zucker

La « Blague sur le viol » de Patricia Lockwood : analyse d’un poème coup de poing

Après la déferlante du mouvement #MeToo, les victimes de violences sexuelles s’expriment de plus en plus ouvertement. C’est dans ce contexte que nous pouvons (re)lire la « Blague sur le viol » (« Rape joke ») de la poétesse, romancière et essayiste Patricia Lockwood – qui n’est pour l’heure pas traduite en français. Issue d’un milieu modeste, l’autrice américaine au style polymorphe, dotée d’une solide culture littéraire, n’hésite pas à aborder des sujets sensibles (« Les dépenses du gouvernement » sur l’économie publique, « Ode sur une urne grecque » sur le regard masculin en littérature, « L’arc » sur l’aménagement des villes, « L’église de la boîte de crayons ouverte », sur la religion…).

Avec l’humour noir, il s’agit de rire de ce qui n’a rien de drôle (l’injustice, la malchance, la mort), l’angoisse venant amplifier le rire. C’est le cas, par exemple, dans le sous-titre de la comédie truculente de Stanley Kubrick, Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe, qui plaisante au sujet de la folie de l’industrie de l’armement.

Dans ce poème en vers et en prose, qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, Lockwood semble s’inscrire dans cette tradition comique, tout en soulignant l’impossibilité de rire d’un viol – le sien, par un homme qui était à la fois un ami de la famille et son petit ami.

Un récit cathartique

Le récit se déroule en trois étapes. Il y a d’abord les moments qui précèdent le viol, qu’elle aurait peut-être vu venir si elle avait su lire les signes, suggère-t-elle : « il portait un couteau, et te le montrait, et le faisait tourner dans sa main comme on tourne les pages d’un livre ». Le futur violeur avait chez lui une collection de livres sur les tueurs en série, ce qu’elle prenait pour une passion pour l’histoire, sans soupçonner sa culture de la violence. « J’étais stupide », dit-elle, comme pour réduire la tension et susciter l’empathie des lecteurs.

My Bed par Tracey Emin (1998), de l’art sur la sphère intime.

Le portrait du violeur, qui travaillait alors comme videur, est assez sordide : « il crachait le jus du tabac à travers son bouc dans une bouteille… de la marque Mountain Dew », admirait « The Rock » (un catcheur), avait failli tuer quelqu’un et tenait un journal, dans lequel il disait avoir eu l’intention de violer une autre jeune femme.

Puis il y a le passage, court et grotesque, dédié au viol proprement dit. La « Blague sur le viol, c’est que tu étais face contre terre. » Ici, l’acte traumatisant n’est pas occulté. La poétesse, avec ce texte, tente de montrer l’exemple et invite les victimes à parler, bien que ce soit très difficile quand on est victime de violences sexuelles.

Pendant le viol, sa bouche était coincée sur le matelas, grande ouverte. Elle évoque cette position accidentelle pour créer une mise en abîme qui suggère le côté dérisoire de la littérature face à une telle adversité : « Comme si ta bouche s’ouvrait dans le futur, pour réciter un poème qui se nomme la “Blague sur le viol” ».

Enfin, après le viol, la peine ressentie par l’autrice est amplifiée par la bêtise du violeur et l’indifférence de la société :

« La blague sur le viol, c’est que le lendemain il t’a offert l’album Pet Sounds. Non, mais vraiment. Pet Sounds. Il a dit qu’il était désolé et puis il t’a offert Pet Sounds. »

Cet album des Beach Boys est une sorte d’antidépresseur musical que Michael Moore a utilisé avec une ironie appuyée dans son film Roger et moi (1989), qui parle des licenciements en masse chez General Motors.

Miriam Cahn, Aus der wüste (du désert), crayon sur papier, 2015. Galerie Jocelyn Wolff, Galerie François Doury

Dédramatiser se révèle impossible : « La blague sur le viol, c’est que bien sûr il y avait du sang, qui, chez les êtres humains, circule près de la surface. » Pas si superficielle, cette présence du sang teinte toute la scène de rouge.

Adoptant un ton plus sérieux, la poétesse raconte les conséquences de ce viol sur sa vie et son psychisme : « La blague sur le viol, c’est que tu es devenue dingue pendant les cinq années suivantes, que tu devais sans cesse changer de ville, changer d’État, et que des journées entières se sont engouffrées dans la même question – comment ça a pu arriver. C’était comme si tu allais dans ton jardin et que, d’un coup, il n’y avait plus qu’un grand vide… où se rejouait le même événement, encore et encore ».

Exprimer le malaise

La forme alterne entre tragique et comique. S’annonçant comme poème, la « Blague sur le viol », commence par trois vers de dix syllabes, marquant une cadence solennelle, puis diverge, comme pour signaler une perturbation, vers un modèle de discours alternatif, celui de l’histoire drôle. L’idée de la tentative de blague qui ne marche pas est concrétisée par des pseudotraits d’esprit qui tombent à plat : « Ne le prenez pas mal ! », « Ça va être encore plus drôle », « Reconnaissez-le ».

La phrase « Ça va être encore plus drôle » marque à la fois une maladresse (on n’arrive pas à faire rire son public), et un malaise (celui de la victime qui cherche un soutien en vain).

La chute : « Allez, c’est un peu drôle/Reconnaissez-le » nous invite à faire une lecture en biais : cette injonction (à reconnaître les faits, au fond) s’adresse au violeur et à la société entière. Tout le monde est concerné.

Le poème parle aussi d’une recherche de vérité frustrée : « La blague sur le viol c’est que tu lui as demandé pourquoi il l’avait fait. La blague sur le viol c’est qu’il a dit qu’il ne savait pas pourquoi, parce que qu’est-ce qu’une blague sur le viol dirait d’autre ? La blague sur le viol dit que c’est TOI qui étais ivre, et la blague sur le viol dit que tu te souviens de travers ».

Dans le récit, le père de la victime incarne les effets du non-dit :

« La blague sur le viol c’est que quand tu l’as raconté à ton père, il a fait le signe de croix au-dessus de ta tête et a dit, “Je t’absous, toi et tes péchés, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit” ce qui, même en étant à côté de la plaque, était empreint de gentillesse. »

C’est une critique directe du puritanisme américain.

Lockwood évoque le fait que son propre texte détourne l’accusation malheureusement si fréquemment adressée aux victimes d’avoir été aguicheuses : « Si tu écris un poème qui s’appelle “blague sur le viol”, tu ne demandes qu’une chose : que le fait de l’avoir écrit devienne la seule chose de toi dont on se souviendra. » Lockwood affirme en outre, par ce geste littéraire et par cette déclaration, son statut d’autrice – au-delà de celui de victime d’un viol.

Ces mots répétés, « La blague sur le viol, c’est… » rythment le texte. Cette anaphore mime les efforts renouvelés pour sortir du labyrinthe de cette expérience traumatique et se mue en personnification du violeur : « La blague sur le viol, c’est qu’il portait un bouc. Un bouc. » Cette accusation implicite, traitant le violeur de « blague » ambulante, sonne juste.


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Avec ce texte fort, Lockwood apporte de l’oxygène aux victimes de violences sexuelles et leur redonne du pouvoir. Ce poème a d’ailleurs contribué à donner de l’élan à une poésie polémiste d’aujourd’hui.

Cette « Blague sur le viol » est tout à la fois la chronique directe d’un événement vécu, un poème abouti aux figures de style maîtrisées et le détournement littéraire de la tradition de l’humour social sans tabou d’un Lenny Bruce ou d’une Margaret Cho.

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