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La catastrophe de Liévin au cœur de la rentrée littéraire

En 2014, des drapeaux reproduisant le visage, le nom et l'âge des victimes ont été disposés à Liévin. Philippe Huguen / AFP

Le dernier roman de Sorj Chalandon, Le Jour d’avant, sélectionné pour le prix littéraire Le Monde, a pour principal mérite de remettre les gueules noires au cœur de l’actualité. Disparues en France depuis les années 1990, les houillères ont laissé des traces un peu partout à travers le pays : des paysages dévastés par l’exploitation du charbon, des alignements de corons dans le Nord-Pas-de-Calais, des maisons qui se fissurent en Lorraine, des musées de la mine à l’image de ceux du Molay-Littry en Normandie, de La Machine dans la Nièvre, de Noyan d’Allier ou encore celui de la Mine témoin à Alès dans le Gard, sans oublier le plus grand de tous, le Centre historique minier de Lewarde dans le Nord. Il reste aussi quelques chevalements qui continuent à dominer des carreaux de mines abandonnés.

Un roman qui évoque la catastrophe de Liévin. Editions Grasset

Quarante-deux victimes

Le 27 décembre 1974 le quartier des Six Sillons de la fosse 3 du siège 19 – dit Saint-Amé –, du Groupe Lens-Liévin, est le théâtre de la dernière grande catastrophe de l’histoire de la production de charbon dans l’Hexagone. Avec ses 42 morts elle réveille, chez les habitants de la région, le douloureux souvenir de celle de Courrières – 1 099 tués en mars 1906 – que seul le drame survenu en avril 1942 en Mandchourie, avec ses 1 549 morts, a dépassé dans le hit parade de l’horreur.

À 6h19 et à 710 mètres de profondeur, la petite centaine d’hommes descendus avant l’aube, en ce premier jour de reprise du travail après les fêtes de Noël, afin de préparer le chantier pour l’abattage, est victime d’une très forte explosion de grisou. Moins d’une soixantaine d’entre eux remonteront vivants à la surface. Le dernier rescapé encore en vie Salvatore Ranieri, dont le nom rappelle la contribution des ouvriers immigrés dans ce secteur, est décédé en février 2016. Ceux qui ont été tués au fond, dont les corps calcinés ont été retrouvés éparpillés à quelques 1 500 mètres les uns des autres, laissent presque autant de veuves et plus d’une centaine d’orphelins. L’accident est-il dû à la fatalité, comme le laisseraient volontiers entendre les responsables des houillères, ou à de la négligence de leur part dans la mise en application des consignes de sécurité, comme le pensent nombre de mineurs ? Le quotidien Libération parlera d’assassinat.

Cité des Garennes de la fosse n° 3 – 3 bis – 3 ter de la Compagnie des mines de Liévin. Wikipédia

Désigner le(s) responsable(s)

Le 31 décembre l’enterrement des victimes a lieu en présence de Jacques Chirac, premier ministre, qui promet que « toute la lumière sera faite » et « toutes les conséquences tirées ». À la suite des plaintes déposées par les syndicats CGT et FO, une enquête est lancée. Elle est confiée à un juge d’instruction déjà célèbre pour avoir fait condamner un notable local, lors de la fameuse affaire de Bruay-en-Artois : le « petit juge » Henri Pascal. Celui-ci commence, contre toute attente, par descendre dans les galeries concernées par l’explosion. Il y retourne à plusieurs reprises avec des experts indépendants et des syndicalistes, afin de tenter de déterminer s’il y a, ou non, eu des défaillances dans l’aérage et les grisoumètres, notamment.

En juin 1975 l’ingénieur en chef de la fosse 3, Augustin Coquidé, est inculpé. Trois ans plus tard, il est renvoyé en correctionnelle. À Béthune, en janvier 1981, les Houillères sont reconnues civilement responsables et condamnées à augmenter les pensions trimestrielles des veuves. À certaines, la paie de décembre 1974 de leurs époux, ne leur avaient-elles pas été versées déduction faite des trois derniers jours ? À d’autres, n’avait-il pas été demandé de régler le prix des vêtements de travail du mineur décédé ? Deux ans plus tard Coquidé, véritable bouc émissaire, est reconnu coupable d’homicides et blessures involontaires et condamné à une amende de 10 000 francs, plus 1 000 francs de dommages et intérêts pour les syndicats.

Le Grisou, par Constantin Meunier. Lukas -- Art in Flanders/Dominique Provost

Si la hiérarchie de l’ingénieur évoque un temps, en parlant de la bataille juridique qui oppose l’entreprise aux représentants des travailleurs, « une comédie », si le « petit juge » est dessaisi et si une demi-douzaine de juges se succèdent après lui, pour la première fois dans l’histoire des mines du bassin du Nord-Pas-de-Calais, une société exploitante est reconnue comme étant responsable d’un accident et condamnée. Grâce, cette fois, à l’éloquence convaincante de Maître Henri Leclerc, défenseur des familles des victimes – des hommes entre 25 et 55 ans –, qui clamaient que pendant cette période de récession dans les mines les consignes minimales de sécurité avaient été totalement occultées ?

Depuis ce jour fatal, l’horloge de l’église de Saint-Amé marque 6h 19. En 2004, la ville de Liévin a fait installer, à l’intérieur de l’édifice, une sculpture polychrome d’un réalisme poignant du Britannique Raymond Mason : « Une tragédie dans le Nord. L’hiver, la pluie, les larmes » et des vitraux en l’honneur des morts du 27 décembre 1974. Enfin, rue des Six Sillons, un monument est dédié à ces 42 mineurs pour lesquels, paradoxalement sans doute, la fin déjà programmée de l’exploitation de la houille constituait un drame à venir.

Alors, sont-ils morts pour rien dans cet Enfer-les-Mines mis en vers par Aragon et chanté par Louis Ogeret ? Ces 42 noms inscrits sur la stèle Saint-Amé, énoncés lors des cérémonies de commémoration, comme celle du 27 décembre 2014 quarante ans après cette tragédie en présence du premier ministre Manuel Valls, ont-ils servi de leçon aux exploitations qui, y compris en Europe (Bulgarie, par exemple), ainsi qu’en Turquie, fonctionnent toujours dans des conditions très dangereuses ? Rien n’est moins sûr ! Le roman de Sorj Chalandon vient à point nommé raviver nos mémoires.

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