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La Chine, ou le paradigme du national capitalisme autoritaire

Le régime dirigé par Xi Jinping puise sa légitimité tant dans des performances économiques que dans un ordre juridique et une idéologie.

Au-delà de l’émergence d’une économie prétendant au premier rang mondial, la Chine de Xi Jinping impose le modèle d’un nouveau système international d’organisation politico-économique qui nourrit les reculs de la démocratie. Du fait de ses traits constitutifs, nous avons, dans un ouvrage coécrit avec Ahmet Insel, qualifié de national capitalisme autoritaire – ou NaCA –, ce système qui associe autoritarisme politique, idéologie nationaliste et économie capitaliste.

Certes, les NaCA comportent des modalités multiples, des « démocraties illibérales » d’Europe centrale à la « dictature orwellienne » chinoise, de la nostalgie de l’empire chrétien des tsars cultivée par le président russe Vladimir Poutine à l’hybridation de l’Islam et du nationalisme dans la Turquie d’Erdogan. Cependant, la variété des expériences historiques ne saurait occulter la rationalité commune à ces régimes qui prennent une part croissante dans l’économie et la politique mondiales. Aux États-Unis mêmes, le populisme de Donald Trump illustrait l’attractivité du NaCA pour de larges secteurs de l’opinion dans un pays de vieille démocratie.

Répression et légitimation

Au soir de l’échec du putsch contre Mikhaïl Gorbatchev, à Moscou le 22 août 1991, le Comité central du Parti communiste chinois (PCC) se félicitait d’avoir pris les devants en réprimant sévèrement les manifestants de la place Tiananmen deux ans plus tôt. Le dirigeant d’alors, Deng Xiaoping, y ajoutait la satisfaction d’avoir évité le naufrage économique de l’URSS. Il attestait ainsi de sa perception des limites de la répression pour la pérennité d’un régime autoritaire ou totalitaire, dont la survie dépend d’abord d’un processus de légitimation assurant une adhésion, plus ou moins large, de la population.

Au printemps 1989, des étudiants manifestent pour la démocratie place Tian’anmen, un mouvement sévèrement réprimé par le régime de Deng Xiaoping. Catherine Henriette/AFP

Bien que le régime chinois déploie des dispositifs répressifs de plus en plus sophistiqués, la pérennité du système de parti-État repose essentiellement sur les trois piliers de légitimation que nous retrouvons mobilisés, dans des conditions et à des degrés divers, par tous les régimes de NaCA, comme nous l’avons montré par ailleurs : légitimation par les performances, légitimation procédurale et légitimation idéologique.

Le parti-État tire d’abord sa légitimité des performances économiques exceptionnelles qui ont propulsé la Chine au second rang des puissances mondiales, avec la perspective d’accéder prochainement au premier.

Ce résultat a permis d’atteindre, jusqu’à maintenant du moins, quatre objectifs : procurer une progression du niveau de vie assurant l’adhésion dans la durée de la population, procurer à une élite capitaliste la capacité de construire des empires industriels et financiers, maintenir un taux exceptionnel d’investissement, en particulier en infrastructure, et laisser à l’État les moyens d’une couteuse politique de sécurité.

Second piler du processus de construction de légitimité, la légitimation procédurale fait l’objet d’affirmations de principe. Ainsi, selon la constitution, « tout le pouvoir appartient au Peuple », mais les élections formelles, jusqu’au niveau de l’assemblée populaire nationale, s’effectuent au scrutin indirect – à l’exception du niveau local où le Parti veille à un contrôle étroit des candidatures. Au niveau des principes mêmes, la primauté du Parti est d’ailleurs posée comme primant sur toute autre considération. L’ordre juridique, selon un principe de « gouvernement par la loi » bien différent du principe occidental d’« état de droit », est aussi mobilisé comme facteur de légitimation procédurale.

Le troisième pilier de légitimation des autocraties est d’ordre idéologique. Alors que les dictatures de la Guerre froide mobilisaient des idéologies transversales, à prétention universelle, les autoritarismes contemporains prennent appui sur un socle de valeurs nationales, dont le périmètre peut être adapté par le pouvoir selon les impératifs politiques du moment.

Confronté à l’effondrement de la référence marxiste-léniniste dans les années 1980, le régime chinois a réactivé un nationalisme condamné dans la période maoïste comme déviation du patriotisme. Ce nationalisme « officiel » a accompagné le sursaut d’un nationalisme populaire, souvent xénophobe, en s’efforçant de le maîtriser pour éviter des dérives politiquement gênantes. Il nourrit le rejet des « valeurs occidentales », favorables aux droits de l’homme et à la démocratie, au profit des modalités « d’une démocratie aux caractéristiques chinoises ». Comme paradigme du NaCA, la Chine tire d’ailleurs une partie de son influence de sa défense d’un environnement international favorable aux autocraties nationales.

Un national-capitalisme

En 2017, le 19e Congrès du PCC inscrivait la pensée de Xi Jinping dans la perspective du « socialisme à caractéristiques chinoises » adoptée en 1992. Le Parti se dit toujours communiste, un beau paradoxe dans un pays qui ne compterait pas moins de 62 milliardaires en dollars. Quelques observateurs contestent encore le caractère capitaliste du système, en arguant du maintien d’une doctrine marxiste d’une part ainsi que du poids de l’État dans l’économie, qui conduit souvent à le qualifier de capitalisme d’État.

Clôture du 19e Congrès du Parti communiste au grand hall du Peuple de Pékin, le 24 octobre 2017. Greg Baker/AFP

Pour notre part, nous pensons que le concept de capitalisme d’État ne rend pas bien compte des spécificités du capitalisme chinois, ni d’ailleurs de nombre des capitalismes autoritaires contemporains. Plus qu’une opposition entre propriété privée et publique, on assiste à un effacement des frontières entre sphère privée et publique, et le contrôle, strict il est vrai, du secteur privé s’exerce plus par l’omniprésence de l’appareil du Parti que par le jeu de hiérarchies administratives. Ces frontières opaques ont longtemps favorisé la corruption que Xi Jinping a entrepris de combattre, dans une lutte largement instrumentalisée pour conforter son pouvoir sur le plan politique.

Comme nombre de NaCA, la Chine mène une politique néomercantiliste, mobilisant les marges d’action que lui procurent ses institutions pour développer ces « obstacles non tarifaires » à l’échange équilibré. Elle a pu ainsi construire un « avantage concurrentiel », au sens de Michael Porter, lui assurant le maintien d’excédents extérieurs importants et l’accumulation d’actifs étrangers. Dénoncée par divers organismes internationaux, l’étroite collusion de l’action des acteurs gouvernementaux et privés contribue à l’importation rapide de nouvelles technologies, rapidement déployées à l’exportation et sur le marché intérieur.

Tensions, résilience ou fuite en avant ?

Malgré l’annonce périodique de sa chute prochaine, le national capitalisme autoritaire chinois a réussi à hisser le pays au second rang parmi les puissances économiques et à maintenir la stabilité politique, garante du pouvoir du PCC.

Ce succès global ne va pourtant pas sans difficultés, sources de tensions qui interrogent sur la résilience du système. Au nombre des difficultés, on note le ralentissement de la croissance, malgré une fuite dans l’endettement qui menace la stabilité financière interne tandis que l’ambitieux programme des « nouvelles routes de la Soie » place la chine au sommet d’une pyramide de dettes internationales. La croissance ralentie rend plus visible et moins supportable l’extrême inégalité des revenus et des richesses, dont la perception peut fragiliser le régime.

Le plan « Chine 2025 » marque-t-il un retour en arrière vers davantage de dirigisme ?

La politique menée par Xi Jinping a permis de consolider le régime en luttant contre la corruption et en veillant à la cohérence du Parti et à son contrôle sur l’Armée populaire. Son programme « Chine 2025 » et le 14e Plan quinquennal visent à équilibrer la « double circulation », intérieure et extérieure, en développant le marché domestique et en rendant les chaînes de valeurs chinoises dans les domaines de hautes technologies moins dépendantes de l’étranger, un programme présenté comme « gagnant-gagnant » par les médias chinois.

L’action de Xi peut apparaître comme « une fuite en arrière » dans la restauration d’un régime stalinien, durcissant la répression en particulier aux marges de l’empire – Xinjiang et Hongkong – et en resserrant le contrôle sur les capitalistes, avec le double objectif de réduire les inégalités et de les priver de toute position de pouvoir pouvant déborder sur le terrain politique.

Comme nous l’avons montré plus haut, le recours accru à la répression signale un épuisement relatif des trois piliers de légitimation des pouvoirs autoritaires, mobilisés par les NaCA.

Deux questions interrogent le succès de cette réorientation politique : dans quelle mesure le renouveau dirigiste de l’économie sera-t-il compatible avec les exigences d’une société de l’innovation ? L’affirmation nationaliste et militaire, dont les États-Unis ne semblent pas disposés à s’accommoder, ne va-t-elle pas contribuer à un renforcement des tensions sur les ressources et de la polarisation de l’opinion publique ?

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