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Laïcité, les termes du débat (1) : Rousseau et Spinoza à la rescousse

Quelle place en France pour les signes religieux ostentatoires? (ici trois jeunes filles voilées en Grande-Bretagne). Azlan Mohamed/Wikimedias, CC BY

Nous publions aujourd’hui le premier volet d’une série de trois articles écrits par le professeur Charles Hadji et consacrés à la question de la laïcité en France.

Manifestement, la laïcité fait aujourd’hui débat. Ce débat, ravivé, voire exacerbé, par les attentats de janvier et novembre 2015, secoue, et quelquefois fracture, les partis politiques, et les courants d’opinions. Nous sommes donc en quelque sorte sommés d’essayer d’y voir clair. Pour cela, il faut comprendre ce qui est en jeu. Et cette compréhension nous paraît exiger un peu d’histoire, la prise en compte rapide de soubresauts récents, et surtout le recours à de précieuses analyses de philosophie politique, proposées en l’occurrence par Spinoza, et par Rousseau.

Tout d’abord, de quoi parle-t-on ?

Le terme de laïcité a fait son apparition entre 1860 et 1870, sous le Second Empire, dans la seconde moitié d’un siècle marqué par un long combat ayant pour enjeu l’éducation des jeunes Français. Qui, du maître non confessionnel ou séculier (laicus), ou de l’ecclésiastique (clericus) a la plus grande légitimité pour exercer une action éducative ? Avec la Troisième République, ce combat devint celui de l’État (républicain) contre l’Église (catholique), mais toujours avec pour enjeu premier l’occupation du champ de l’éducation scolaire.

On sait qu’après la loi du 28 mars 1882 instaurant une seule école publique pour réunir tous les enfants, et supprimant l’enseignement religieux, et la loi Goblet du 30 octobre 1886 confiant exclusivement l’enseignement à un personnel laïque, la loi du 9 décembre 1905, concernant « la séparation des églises et de l’État », allait couronner l’entreprise de laïcisation de l’enseignement public (national), mais en débordant le problème de l’enseignement, puisqu’elle tranche en fait des rapports entre l’État, les individus, et les cultes.

Ses deux premiers articles sont à cet égard très significatifs. La première phrase du premier article affirme que « La République assure la liberté de conscience ». Cela concerne les citoyens, dont elle garantit cette liberté, ainsi reconnue comme fondamentale. Dans le même mouvement « elle garantit le libre exercice des cultes », l’article 2 précisant qu’elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Cela concerne le rapport État/cultes, et n’est à proprement parler qu’une condition de possibilité de la liberté de conscience accordée au citoyen par l’article 1. Le citoyen étant libre d’adopter (éventuellement) une religion, l’État les reconnaît toutes, sans se mêler d’aucune.

Nous devons en conséquence garder à l’esprit :

  • que la question primordiale est celle de la liberté de pensée du citoyen. Spinoza écrivait, dans son Traité Théologico-Politique : « liberté de juger et d’opiner comme il veut » ;

  • que la laïcité ne concerne pas simplement l’école, mais tout l’espace du savoir/pouvoir-vivre ensemble ;

  • que ce qui est en cause est l’articulation non pas simplement entre deux acteurs sociopolitiques fondamentaux – l’État, et les religions (et, au-delà, toutes les communautés de convictions, ou de vie) – mais entre trois : l’État, les communautés d’appartenance des citoyens et les individus/citoyens eux-mêmes. Faute de prendre en considération ce « triangle », on ne peut rien comprendre à la laïcité.

Cela étant, quel peut être alors le sens précis du terme laïcité ?

Ce terme renvoie à la fois à un idéal de vie en commun, à un principe d’organisation politique et à une philosophie.

Comme idéal de vie en commun, la laïcité est un « idéal positif » (Henri Pena-Ruiz) de coexistence pacifique, au sein d’une même nation, d’êtres humains ayant des options spirituelles, des opinions, et des convictions, différentes. On pourrait parler d’une conviction laïque, transcendant, et sauvegardant, toutes les autres : les hommes vont (doivent) pouvoir vivre ensemble malgré leurs différences.

Manifestation contre le projet de loi sur la séparation de l’Église et de l’État en 1904. Wikimedias

Comme principe d’organisation politique, la laïcité affirme la nécessité d’une distinction entre les lois (niveau de l’État) et les croyances (niveau spirituel et religieux), qui se traduit par la séparation de la société civile et de la société religieuse. L’État ne doit exercer aucun pouvoir religieux, et les églises aucun pouvoir politique.

Comme philosophie, la laïcité affirme la valeur première, non pas de l’État, mais de chaque personne, caractérisée par sa liberté de conscience, et donc par ce que l’on pourrait désigner comme sa liberté de distanciation à l’égard de toute appartenance identitaire (liberté d’exercer une pensée critique). C’est pourquoi la « fin dernière » de l’État « n’est pas la domination » des individus (sujets, ou citoyens), « mais en réalité (leur) liberté » (Spinoza). En particulier : leur « droit naturel d’exister et d’agir ».

À partir de cette affirmation de la valeur suprême de la personne humaine libre en sa conscience – d’où l’égalité de tous, croyants, athées, ou agnostiques, et la fraternité qui en découle au sein de la République – peut émerger un noyau dur de principes constitutifs de l’idéal laïque (qui mériteraient peut-être de devenir des principes constitutionnels dans une République voulant pérenniser sa dimension laïque ?) Tous établissent une hiérarchie dans les règles et les comportements, en disant ce qui prévaut. Ainsi :

  • La cité terrestre prévaut sur la cité divine ;
  • La liberté individuelle de conscience prévaut sur les dogmes religieux (elle fait barrière au prosélytisme des religions) ;
  • La loi républicaine prévaut sur les règles communautaires ou religieuses ;
  • L’individu libre en conscience prévaut sur chacune de ses appartenances sociales ou identitaires.

Qu’est-ce qui, alors, a fait concrètement difficulté ?

Les problèmes sont venus non pas d’entraves que l’État aurait imposées de façon délibérée à la liberté de pratiquer un culte, mais de la volonté de certains d’afficher leur appartenance religieuse au sein de l’école publique. Comme au siècle précédent, l’école redevient un champ de bataille entre ceux (pour l’essentiel des parents de confession musulmane) qui pensent que le libre exercice de leur culte comprend le libre affichage, sous la forme du port d’insignes non ambigus, de la religion familiale au sein même de l’espace scolaire ; et ceux (pour l’essentiel des enseignants, des parents d’élèves libres d’attaches religieuses, et une grande partie de la population française) qui pensent qu’une école accueillant tous les enfants ne doit pas tolérer de tels signes. À leurs yeux, en distinguant (en marquant) certains élèves, ces signes sont à la fois des facteurs de division et des instruments de prosélytisme.

La devise de la République apposée sur le tympan d’une église à Aups (Var). Wikimedias

Sous la forme de trois « affaires de foulards », le monde scolaire affrontera trois grandes secousses. La première, en 1989, débouchera sur un avis du Conseil d’État estimant que, s’il n’est pas « ostentatoire et revendicatif », le port de signes religieux à l’école « n’est pas, par lui-même, incompatible avec la laïcité ». La deuxième, en 1994, sur la circulaire Bayrou, qui proscrit les « signes religieux ostentatoires ». La troisième, en 2003, sur la loi du 15 mars 2004 qui, en application du principe de laïcité, interdit dans les écoles, collèges et lycées publics « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Dans les trois cas la leçon (de modération) est la même : on peut montrer, mais pas trop ! Il faut rester raisonnable…

S’il s’est ainsi focalisé sur la place des signes religieux à l’école, ce combat doit son âpreté à une question sous-jacente, qu’il est difficile de poser et d’affronter en toute clarté, tant elle se révèle explosive : celle de la place de l’islam dans une République qui se veut laïque. Tel est, dans ces affaires, l’enjeu essentiel. L’enracinement chrétien de la France, reconnu, de facto, par la loi de séparation de 1905, est une réalité qui s’estompe, et perd, pour beaucoup, son sens, alors même que s’impose sur le devant de la scène sociale une religion que certains jugent invasive, l’islam.

Bien sûr, l’Islam ne se confond pas avec sa dérive islamiste, et seuls quelques individus s’égareront dans le terrorisme djihadiste en se réclamant d’une religion qui ne méritait sans doute pas une telle dérive. Mais l’irruption de l’islam, accompagnée de poussées d’intégrisme, a été un choc d’une grande ampleur pour la société française tout entière. L’islam ne remet-il pas en question la séparation des sphères politique et religieuse ? N’est-il pas une religion « englobante » (Tariq Ramadan), qui concerne tous les aspects de la vie sociale ? Peut-il cohabiter avec d’autres religions, sans avoir la tentation de les combattre, et de les faire disparaître ?

Une double question se pose. Celle de la souhaitabilité, et des conditions de possibilité, de l’intégration d’une forte minorité musulmane en France. Et celle de la compatibilité de l’islam avec un État régi par des principes laïques. Il n’est pas facile de traiter ces questions en échappant tant à l’islamophobie et à la xénophobie, qu’au déni du réel ! Aussi nous bornerons-nous à tenter de mieux cerner, au-delà de cette question redoutable de la juste place de l’islam, les termes dans lesquels se pose le problème de la bonne articulation État/communautés/individus – problème au sein duquel cette question redoutable pourrait trouver une réponse.

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