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La collapsologie à l’épreuve de la réalité

New York, le 14 mars 2020. Johannes Eisele/AFP

Cet article est le premier d’une série de deux articles consacrés à la notion d’effondrement en tant que transition à travers l’analyse de la chute de l’Union soviétique.


Depuis quelques années s’est imposé en France un courant d’idées : la collapsologie. Ce néologisme a été inventé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens en 2015 dans leur best-seller Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Les tenants de ce mouvement prévoient un effondrement catastrophique de notre civilisation. Certains auteurs comme Yves Cochet vont même jusqu’à envisager une apocalypse démographique. Cette thématique n’est pas nouvelle. Elle a été initiée par Jared Diamond dans son célèbre ouvrage Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Ce chercheur fait lui-même fait partie d’un courant d’idées que l’on peut faire remonter au célèbre rapport du Club de Rome de 1972 commandé au professeur Denis Meadows. Que ce soit dans les ouvrages de J. Diamond ou ceux plus récents de P. Servigne et R. Stevens, chaque fois ces auteurs décrivent un phénomène brutal en termes démographiques voire apocalyptique comme c’est le cas pour Yves Cochet. Dans tous les cas, l’effondrement est dû à une cause externe, généralement écologique qui peut-être le réchauffement climatique ou une inévitable pénurie de ressources à venir.

La collapsologie selon Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement.

Effondrement ou transition douloureuse ?

Le fait qu’un système social puisse s’effondrer de lui-même pour des causes qui lui sont intrinsèques est rarement envisagé. C’est d’autant plus étonnant qu’il s’agit là d’un élément essentiel de la téléologie marxiste pour laquelle le capitalisme ne peut que s’écrouler de lui-même, victime de ses propres contradictions. Si de nombreux concepts marxistes tels les notions de plus-value, de capitalisme ou de lutte des classes ont infusé dans notre société sans que personne n’y trouve à redire, celui-ci a été oublié. Évidemment, un tel oubli n’est pas l’apanage de l’organisation capitaliste : tout système social est pétri de contradictions qu’il tente de surmonter avec plus ou moins de succès. La disparition de l’Union soviétique en est la preuve.

Plus que d’effondrements, l’Histoire est pleine de transformations douloureuses. La chute de l’Empire romain d’Occident fut une catastrophe pour la ville de Rome. Pour la Gaule, elle ne fut qu’une transition difficile en termes démographiques, du même ordre que les invasions normandes, mais plus douce que le XIVe siècle avec sa terrible peste noire. Ces transformations sont souvent chaotiques. La plus récente, liée à la réapparition de la Russie comme nation, en atteste.

La vision « collapsologique » n’est pas sans rappeler l’anxiété qui prévalait dans la société soviétique dès la fin des années 1970. Ainsi, les fictions catastrophistes se firent de plus en plus courantes dans la science-fiction russe, un domaine relativement préservé de la censure. Il semblerait qu’il soit plus facile d’envisager la fin du monde tout court que la fin des structures sociales que nous vivons tous les jours.

Dans son documentaire « HyperNormalisation », Adam Curtis montre que les Soviétiques comprenaient parfaitement dans quel état de délabrement étaient les institutions de leur pays. Ils savaient également que leurs dirigeants ne contrôlaient plus réellement la situation, ce qui ne faisait que renforcer leur inquiétude. Bien que conscients des nombreux dysfonctionnements de leur système qui ne faisaient que s’aggraver, ils étaient alors tellement intégrés à celui-ci qu’ils étaient incapables d’envisager une alternative. Une conjoncture qui n’est pas sans rappeler ce que beaucoup ressentent depuis le déclenchement de la pandémie du Covid-19.

À la disparition de l’Union soviétique, les Russes ne furent pas surpris. Selon Alexei Yurchak, ce qui leur paraissait impensable auparavant était devenu parfaitement logique. Mais comme le montre Jean‑Claude Dupuy, cela n’est-il pas le cas de toutes les catastrophes ? Avant chacune d’entre elles, leur éventualité semble hautement improbable, alors qu’après elles relèvent de l’évidence.

Hypernormalisation » : une interrogation sur notre monde actuel d’Adam Curtis.

Pertinence de l’exemple soviétique

À ce jour, la chute de l’URSS représente l’exemple de transition chaotique qui peut le plus nous apprendre sur l’évolution de notre propre modèle sociétal. La société soviétique, système social complexe, est bien, comme le capitalisme, un pur produit de notre modernité. Les Russes ont effectué une transition douloureuse sur une période longue de 30 ans qui va bien au-delà des quelques années précédant et suivant la chute de l’URSS. C’est ainsi que dès 1970, le dissident Amalrik prévoyait la disparition de l’Union. Six ans plus tard, Emmanuel Todd renchérissait par une longue analyse socio-économique qui envisageait aussi l’effondrement du système soviétique, sans parler évidemment de l’ouvrage d’Hélène Carrère d’Encausse.

Débat sur Antenne 2 entre l’historien et dissident soviétique Andreï Amalrik, qui avait été expulsé d’URSS en 1976, et le premier secrétaire du Parti communiste français Georges Marchais, arbitré par Jean‑Pierre Elkabbach, le 22 février 1977 à Paris. AFP

Hélas, comme le signalent Dmitry Orlov et Alexei Yurchak, la richesse de cet exemple a souvent été minimisée voire dénigrée, pour des raisons idéologiques, dans un schéma d’oppositions binaires : censuré/non censuré, officiel/non officiel, etc. L’Union soviétique, régime totalitaire, devait inévitablement s’effondrer, preuve de l’échec du communisme et du triomphe de la démocratie, seul système pérenne.

C’est oublier un peu vite la complexité et la richesse de cette société largement dépolitisée où la tricherie était devenue une manière de vivre généralisée. La contestation y était inexistante ; pourtant, les ouvriers soviétiques manifestaient une opposition sourde à leur encadrement. Cela en vertu d’idéaux communistes qui étaient amplement partagés, bien qu’ils n’étaient plus que des éléments d’une mythologie commune.

Le système soviétique a prouvé son efficacité en réussissant à transformer en moins de dix ans, dans les années 1930, un pays agricole en l’une des premières puissances industrielles mondiales. Cependant, cela ne fut possible qu’au prix de plusieurs millions de morts. Comme tout système issu de la modernité, il visait l’émancipation de l’individu par l’affirmation de son sens critique et l’acquisition d’un savoir. Évidemment, cela ne pouvait se réaliser que sous le contrôle du parti qui seul pouvait lui permettre de réprimer son individualisme et développer une éthique collective. C’est d’ailleurs en voulant redévelopper cet esprit critique que Gorbatchev contribua à accélérer la fin de l’Union soviétique.

Dépasser l’approche spectaculaire

C’est donc un exemple des plus intéressants, à tel point que l’ingénieur américain d’origine russe Dmitry Orlov a bâti toute sa carrière d’essayiste sur l’observation du chaos lié à la chute de l’Union soviétique. Dans une logique « collapsologique », il a construit un modèle d’effondrement en cinq stades : financier, commercial, politique, social et culturel.

Connaître ce qui s’est passé juste avant et après la chute de l’URSS ne nous est pas forcément très utile. Savoir que de brillants cadres russes avaient perdu leurs avantages et leurs économies, que les gens fouillaient dans les poubelles pour se nourrir, que la mafia était omniprésente et que des chercheurs reconnus vendaient des fleurs sur les marchés pour survivre participe d’une logique catastrophiste et ne nous éclaire pas réellement sur cette transition qui reste souterraine la plupart du temps et ne se dévoile qu’une fois devenue irréversible. À partir de ce moment-là, elle prend rapidement une tournure chaotique.

Des citoyens soviétiques font la queue devant un magasin, le 2 décembre 1990 à Leningrad. Serguei/AFP

La chute de l’Union soviétique s’est déclenchée en seulement trois années dès 1989, alors qu’elle était en gestation depuis la fin des années 1960, soit depuis plus de vingt ans. C’est dans ce long moment qui précède que la transition se met réellement en place. Car au-delà d’un changement de régime s’y joue un changement de paradigme social, ce qui n’est pas une mince affaire. Toutes les valeurs, croyances, certitudes sur lesquelles les individus ont construit leur vie disparaissent, remplacées par d’autres. Pour mieux comprendre l’ampleur de la transition qui fut demandée aux Soviétiques, nous pouvons faire référence à nos propres concepts : pouvons-nous imaginer un monde qui ne serait plus organisé selon la loi de l’offre et la demande, ou selon des flux financiers ? Et que dire d’une société où l’individualisme aurait disparu ?

Les jeux sont faits

L’exemple soviétique nous montre que lorsque le changement reste souterrain, il peut encore être guidé, voire ralenti, mais dès qu’il se dévoile au grand jour, il s’est établi. Paradoxalement, la force de cette transition est d’abord alimentée par une fausse assurance de stabilité et de permanence. C’est lorsque toute contestation a disparu, que la société dans son ensemble semble adhérer aux mêmes croyances, rituels et conceptions, que ce changement peut se mettre en place en profitant de ce consensus global. Loin d’être contraint par des raisons économiques comme certains tendent à le penser, ce mouvement est d’abord déclenché par des facteurs sociaux et culturels.

Mais surtout, l’histoire de la chute de l’Union soviétique nous révèle ce long moment pendant lequel les citoyens, désabusés, ne croyaient plus en leurs dirigeants, ni en la « réalité » proposée par les médias, les experts, les scientifiques et les auteurs de l’appareil d’État, mais continuaient néanmoins à participer activement au système. Au-delà de la peur du régime, ils se sentaient pris au piège : ils étaient incapables d’imaginer une autre société.

La question peut néanmoins se poser de savoir si la pandémie actuelle ne serait pas l’équivalent de ce que fut Tchernobyl : un événement qui révèle l’état d’affaiblissement du système et qui, de par son impact psychologique et matériel, rend la transition irréversible. Après tout, n’est-ce pas Gorbatchev qui a désigné cet événement comme le début de la fin de l’Union soviétique ?


N.B. : l’article suivant sera consacré à l’histoire de la longue transition de l’Union soviétique à la Russie de Poutine.

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