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La communauté éducative face à la radicalisation des jeunes

Collégiennes se recueillant en hommage à Samuel Paty
Des collégiennes se recueillent devant le lycée du Bois d'Aulne de Conflans-Sainte-Honorine où travaillait Samuel Paty, l'enseignant assassiné le 18 octobre 2020. Bertrand GUAY / AFP

Voilà maintenant cinq années que les attentats de janvier et novembre 2015 ont eu lieu. Ces derniers temps, les actes terroristes commis sur le sol français déconcertent les autorités. En effet, tout comme Mickael Harpon (auteur de l’attentat à la préfecture de Paris) et Zaheer Hassan Mahmoud (auteur du crime devant les anciens locaux de Charlie Hebdo), Abdoullakh Anzorov, le tueur du professeur d’Histoire-Géographie Samuel Patty n’était ni fiché S ni étiqueté dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).

Ces actes terroristes ont fait ressurgir dans le débat public ce que je qualifierais d’« atmosphère radicale », caractérisée par une ambiance confusionniste entremêlée d’une pelote d’opinions sur des sujets aussi divers que la laïcité, le terrorisme, le sentiment d’insécurité, la violence endémique, l’immigration, la liberté d’expression…

Difficile dans ce contexte d’agir et de réagir en tant que travailleur social et/ou enseignant. Des pistes existent néanmoins.

Repérer les « signaux faibles »

De manière sous-jacente, avec chaque attentat ou crime, se pose la question de la détection et du repérage du dit « bas spectre » de la radicalisation. Il s’agit d’individus non fichés par les renseignements présentant des signaux plus ou moins faibles et/ou hésitants face à l’offre radicale islamiste actuelle.

Depuis les « moments emblématiques » de 2015, les enseignants tout comme les acteurs sociaux de proximité sont encouragés à intervenir sur la problématique de la prévention de la radicalisation.

Malgré la récurrence des actes terroristes dans maints territoires de la République, nombre d’entre eux rencontrés dans le cadre de mes travaux témoignent que ladite « radicalisation » concerne une frange minoritaire des élèves et jeunes accompagnées par ces « entraidants ».

Cependant, elle constitue une toile de fond réflexive omniprésente pour beaucoup d’intervenants sociaux. Ainsi cet éducateur, mandaté dans le cadre de la protection de l’enfance, pour intervenir auprès d’un enfant de huit ans après que ce dernier aurait élaboré des scénarios terroristes sur fond de décor religieux, ceci dans un centre de loisirs.

De manière concrète le spectre de la radicalisation impacte certains services jusqu’à remanier leurs missions professionnelles notamment en raison de fléchages financiers sur la radicalisation, à l’heure où la réduction des subventions publiques et le régime des appels d’offres se sont imposés dans le secteur social.

A quel moment signaler ?

Sur le terrain lorsqu’un professionnel rencontre le cas d’un individu mineur dont la radicalisation est avérée, la situation est relayée à la Cellule de Recueil d’Informations Préoccupantes (CRIP) constituée de professionnels formés, ayant pour objectif de recueillir et d’évaluer toutes les informations préoccupantes relatives à un mineur en danger ou en risque de l’être.

Néanmoins à l’image des propos d’un spécialiste proche de la DGSE concernant les contacts d’Abdoullakh Anzorov avec la zone irako-syrienne « le problème n’est pas l’interception des données, mais leur analyse ».

Or, à quel moment signaler ? De plus avec la taqîya (pratique de précaution consistant, sous la contrainte, à dissimuler ou à nier sa foi) le repérage des individus fanatisés est d’autant plus malaisé.

Renforcer le travail de prévention

Alors que faire ? De nombreux enseignants, acteurs sociaux font état de la nécessité de renforcer le travail de prévention sociale et éducatif auprès des « hésitants », ces jeunes sensibles aux discours radicaux, mais aussi ceux et celles en situation de vulnérabilité en amont d’une éventuelle « bascule », dont le phénomène d’emprise rend d’autant plus difficile toute intervention.

Un éducateur spécialisé ayant suivi Adel Kermiche à St Étienne du Rouvray me témoignait suite au crime de Samuel Paty ses réflexions quant à ce qu’il semblait possible afin d’éviter que certains ne « passent sous le radar » :

« Il ne faut pas lâcher le terrain selon moi et toujours valoriser les minots, mais surtout proposer des alternatives, par exemple dans le cas du décrochage scolaire faire qu’ils puissent faire des stages dans les services de l’État et/ou dans les collectivités territoriales. »

De tous ces témoignages recueillis, il ressort que le moyeu initial reste sous-entendu par un travail de prévention sociale et éducatif. D’où qu’il se fasse, que cela soit dans un cadre scolaire ou « hors les murs ». Dans tous les cas il vient en amont discuter, critiquer, contrecarrer, voire vilipender les velléités, désirs ou autres projections morbides.

Un décalage profond au sein de la République

Ces derniers jours, suite à l’assassinat terrible et abject de ce professeur, on assiste à une certaine récupération populiste associée à un soutien unanime au corps enseignant pourtant molesté depuis maintes années.

Un professeur d’histoire-géographie travaillant dans un lycée en Seine Saint-Denis remarque ainsi le décalage de moyens entre son établissement actuel et ceux où il a enseigné pendant des années à Paris intra-muros :

« J’étais en train de concevoir une chose que je connaissais pourtant depuis des années, la fracture entre certains territoires. Les différences culturelles, les codes, et les nouvelles conditions de travail. »

Cependant comme le souligne Michel Kokoreff à propos d’une lecture croisée des travaux de Loïc Wacquant et Didier Lapeyronnie :

« Il existe un contraste important entre les quartiers populaires de la périphérie où se sont installées des familles ouvrières et les beaux quartiers où la bourgeoisie locale vit dans un entre-soi protecteur des menaces incarnées par les logements HLM. Dans ce contexte, la pauvreté pèse lourdement sur la vie sociale. Elle désigne une situation faite de difficultés matérielles, de précarité des revenus et des statuts, d’incertitude. Elle est vécue par les habitants comme une distance et un isolement social. Distance accrue avec les classes moyennes, la ville centre, la société. Isolement plus ou moins prononcé en termes de contacts sociaux développés avec le monde extérieur. »

En 2005 déjà, après les émeutes survenues dans des quartiers franciliens, le rôle des éducateurs avait été mis en avant pour palier la crise. Ici à Savigny-sur-Orge. Mehdi Fedouach/AFP

Malgré tout, de nombreux professeurs, travailleurs sociaux, constatent que, au fil du temps, le décrochage scolaire entraîne pour certains – bien que minoritaires – un sentiment de rupture avec l’école mais aussi avec les institutions étatiques.

« Je travaille désormais dans un lycée polyvalent. Les assistants d’éducation sont trop peu nombreux pour gérer autant d’élèves. Nous travaillons dans des quartiers où le conflit est omniprésent, il en est de même dans les établissements scolaires. Les Assistants d’éducation (AE) sont insuffisants pour assurer une ambiance sereine. Ce sont en réalité les équipes mobiles de sécurité, aux profils très différents des AE, qui gèrent ces conflits.

La casse des liens de proximité renforce la désaffiliation

Depuis les années 1980, la « casse » des corps intermédiaires que représentent les institutions, associations, service public-commerces de proximité, syndicats, en milieu urbain ou rural a renforcé le sentiment de désaffiliation étatique pour beaucoup de nos concitoyens.

Ces lieux où des personnes attachées aux services publics relayaient la parole des habitants, mais également fournissaient des aides incarnées par des personnes connues des habitants ou avaient des relations interpersonnelles avec les usagers.

De manière parallèle, ce sentiment de désaffiliation vis-à-vis de l’État rend difficile la mission de transmission de sujets tels que la laïcité ou la liberté d’expression par les enseignants et autres acteurs du champ de l’éducation spécialisée.

Cependant, d’autres méthodes d’expérimentations vivaces sont en cours sur le terrain comme le rappelait par exemple un article de Mediapart consacré aux travaux de quatre chercheuses montrant comment les valeurs de la République continuent de se transmettre.

Sémantique guerrière

Sur cette question épineuse du traitement de la laïcité dans le cadre scolaire ou dans la cité, des professeurs et travailleurs sociaux témoignent qu’il est devenu complexe dans un contexte de diffusion d’une « sémantique guerrière » politique et médiatique assumée et décomplexée de différencier laïcité de combat et laïcité d’ouverture. Un professeur nuance ainsi la façon dont cet enseignement est fait, critiquant l’apprentissage d’une laïcité de « combat » ouvertement anti-religieuse :

« J’ai beaucoup d’élèves musulmans qui sont de parfaits jeunes républicains, polis, bienveillants et ouverts d’esprit. J’enseigne moi-même l’Enseignement Moral et Civique. Mon premier devoir en tant que fonctionnaire d’État, laïc, est d’être neutre. Ainsi, tout le monde doit participer, peu importe ses croyances, à tous les enseignements. Un enseignement dans lequel on apprend la laïcité ne déroge donc pas à la règle. En décidant de travailler la laïcité (et non pas la liberté d’expression comme je l’entends partout à la télévision) à partir des caricatures de Mahomet, [on] pointe une religion du doigt. […] Pourquoi ne pas avoir étudié par exemple les Sept laïcités françaises de Jean Baubérot (2015) ? »

L’emprise de l’image a renforcé ces dernières années un magma de significations sur cette thématique renforçant les significations identitaires et communautaires, d’un côté comme de l’autre.

Un confusionnisme des idées

Il n’existe pas de nouvelles « bonnes pratiques » ni de programmes spécifiques pour prévenir la bascule de sujets en voie de radicalisation, mais cahin-caha, les animateurs ou autres enseignants et éducateurs contribuent à prévenir ce phénomène en diffusant des stratégies de civilité autrement dit de déjouer les ressorts à la violence et à l’extrémisme.

Or travailler en amont auprès des jeunes, y compris les « hésitants », devient de plus en plus rude dans un atmosphère où se renforce chaque jour un confusionnisme des idées à coup de qualifications aux effets ricochets indéniables (racailles, voyous, sauvageons…) et des mesures politiques catastrophiques (suppression de la police de proximité en 2003, loi sur la prévention de la délinquance de 2007…) corrélées à des opiniologies médiatiques décomplexées.

En ce sens la radicalisation du débat public renforce un sentiment d’insécurité ainsi que le déploiement de « dispositifs » sécuritaires d’exception devenus pérennes.

Mais au-delà de ce climat morose, il reste des raisons d’espérer. Car à la question « Que faire ? », on peut oser une réponse : chercher, esquisser, faire sens.

L’histoire nous apprend que c’est dans les périodes de crises qu’émergent des expériences novatrices, des opportunités de changement comme le disait Friedrich Holderlin : « Là où croit le péril… croit aussi ce qui sauve. »

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