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La consommation alternative, entre critique et récupération

Un rayon bio dans un magasin de la grande distribution. DR

Légumes « bio », « locaux » ou « de saison » ont conquis jusqu’aux grandes chaînes de supermarché. Faut-il y voir le succès des mouvements pour une consommation alternative et l’alimentation locale ou bien une récupération par les marchés ? Le débat anime d’innombrables échanges entre « consom’acteurs », comme ce fut déjà le cas pour les produits issus du commerce équitable.

Les controverses autour d’une « récupération » de thèmes, slogans, valeurs ou filières des réseaux alimentaires alternatifs mêlent généralement des enjeux de trois ordres : le lien entre institution et expérience ; la récupération de la critique par les marchés et la renonciation à une critique sociale et économique. Étroitement liés, ils n’en constituent pas moins chacun un défi particulier.

Le dilemme de l’institutionnalisation

Claire Lamine rappelle que les motivations des citoyens et des familles qui rejoignent les groupes d’achat commun sont diverses : l’accès à des légumes biologiques, le soutien à l’économie locale ou les relations conviviales entre participants ; mais aussi, le retour à des « gestes concrets » contre les dérives et les conséquences de l’agriculture industrielle, en particulier contre sa contribution à la destruction de l’environnement et au réchauffement climatique, comme l’a souligné Olivier de Schutter.

Ces « consom’acteurs » souhaitent « reprendre en main » certains de leurs choix. La consommation responsable est généralement entendue comme « l’attention délibérée et consciente portée aux décisions de consommation afin de traduire des positions politiques liées à des conceptions morales et à des responsabilités globales ».

Un autre concept, celui de « consommation critique », cible plus spécifiquement des pratiques, acteurs et enjeux qui allient cette consommation responsable à une démarche de critique de la société de consommation et des marchés globalisés. Cette dimension critique s’ancre dans une « culture activiste » qui conçoit le changement social à partir d’actes concrets du quotidien, de l’expérience vécue et du niveau local.

Les « activistes de la vie quotidienne » (ou « activiens », comme se définissent certains d’entre eux) cherchent donc à construire des espaces autonomes, soustraits aux institutions et aux marchés, dans lesquels ils mettent en œuvre des alternatives concrètes. Mais l’appui des institutions est cependant souvent nécessaire pour permettre le développement de ces initiatives dans un environnement économique peu favorable, comme l’illustrent les expériences écologiques locales collectées par Marie-Monique Robin dans son film Sacrée Croissance ! (2014).

Plus profondément, et sans ignorer la critique des institutions, ces projets concrets mettent en lien acteurs locaux et acteurs institutionnels et nous amènent à repenser le rapport entre institution et expériences d’émancipation dans leur complexité et leur ambivalence.

La récupération par les marchés

Le débat autour de la « récupération » demeure tout aussi vif. Le capitalisme est particulièrement prompt à intégrer certaines valeurs promues à son encontre par des acteurs critiques. L’alimentation locale et biologique ne fait pas exception. Elle se retrouve aujourd’hui dans les rayons de plusieurs grandes surfaces, délestée de la dimension de critique du consumérisme qui fut à l’origine du renouveau de ce secteur.

Mais le débat sur la « récupération » demande lui aussi à être complexifié. Étienne Verhaegen rappelle que dans le secteur de l’alimentation, « les dynamiques de re-commodification et de récupération des valeurs de l’"alternatif" (comme l’appui aux petits producteurs locaux, aux produits de niche, favorables à l’environnement) par les grands groupes de distribution sont puissantes et rapides, repoussant sans cesse les pratiques alternatives à la marge du système dominant ». Cependant, ce spécialiste des réseaux alimentaires alternatifs souligne surtout « combien la frontière entre l’"alternatif" et le “conventionnel” est floue, fluctuante, constamment brouillée, davantage marquée par des processus d’hybridation et des “boucles de récupération” que des démarquages nets. Beaucoup d’expériences considérées comme alternatives demeurent profondément enracinées dans la logique du système dominant et restent fortement dépendantes de celui-ci, le nourrissant même d’innovations marketing ».

Ajoutons que servir d’aiguillon pour d’autres acteurs du marché, y compris la grande distribution, constitue un impact indirect, mais conséquent, du mouvement pour une alimentation alternative. Ce ne sont pas les voix individuelles, mais les voix collectives des consommateurs qui créent et transforment des marchés. La mobilisation autour d’une cause, les pratiques concrètes au sein d’initiatives locales et la construction d’une identité commune sont essentiels au succès de ces « rebelles des marchés », et ne peuvent se construire que dans des initiatives collectives.

À partir de pratiques alternatives et en dehors des circuits traditionnels, les consom’acteurs ont rendu visible des critères jusque-là négligés, comme la production locale de l’alimentation. L’intégration de ces critères par des acteurs de la grande distribution permet de toucher producteurs et consommateurs à une échelle bien plus large. Au prix d’une disparition de la dimension critique ?

Le risque d’une critique muselée

La massification d’une consommation alimentaire responsable conduit-elle forcément à museler la critique ? Là encore, les choses sont plus complexes et ambiguës.

D’une part, l’histoire de l’économie sociale et solidaire montre que l’institutionnalisation du secteur n’empêche pas certains de ses acteurs de maintenir et de renouveler l’« esprit solidaire » qui en fut à l’origine et d’y maintenir une dimension de critique sociale, économique et politique. Si les enjeux économiques et institutionnels semblent parfois dominer, une dimension critique reste souvent présente chez les acteurs les plus institutionnalisés du secteur.

Une intégration – encore très relative – d’une alimentation plus responsable par les filières conventionnelles ne conduit pas forcément à une disparition de la critique. Au contraire, l’alimentation pourrait bien être un « cheval de Troie » de la critique des excès de la société de consommation présent dans la vie de millions de citoyens.

À partir d’informations et de pratiques alternatives liées à l’alimentation, des citoyens sont amenés à s’interroger sur d’autres aspects du système agro-alimentaire dominant, voire des politiques économiques, pour progressivement remettre en cause la société de consommation, les vertus de la croissance et la pensée économique dominante. Les « entrepreneurs de mobilisation » de la consommation critique ont trouvé dans la nourriture un outil de sensibilisation particulièrement efficace.

Profondément empreint du projet de « décroissance conviviale », le mouvement des AMAP et de la consommation critique, locale et conviviale trouve l’une de ses principales origines dans une critique radicale de la société de consommation et de la croissance. Peut-il se muer en un creuset d’innovations sociales qui se propose de dépasser les tensions entre objectifs environnementaux, économiques et sociaux, voire contribuer au développement économique local ? Si le débat de la récupération par une logique marchande et le risque d’une mise en retrait de la dimension critique n’est pas spécifique au secteur de la consommation critique et de l’alimentation locale, cette tension pourrait être plus importante que dans d’autres projets d’économie sociale et solidaire.

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