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Politique en jachères

La Constitution de 1958 aux douleurs de la soixantaine, ou le crépuscule du matin

Emmanuel Macron le 29 septembre sur l'île de Saint-Martin. Thomas Samson/AFP

« Il était donc nuit de nouveau, et pas encore. » (Umberto Eco, L’île du jour d’avant)

Après le départ de Gérard Collomb, privé désormais de tous ses ministres d'État, Emmanuel Macron ouvre l'anniversaire de la Constitution de 1958 sur un Octobre rouge comme un soleil couchant.

Il est des moments où l’histoire semble bégayer, où le cadran de l’horloge dément son balancier. Lorsqu’entre chien et loup, dans la pénombre incertaine d’un début de siècle hésitant, s’installe un pesant sentiment d’incertitude, l’heure est aux peurs irraisonnées. Au déclin d’une époque, comme au déclin du jour, voici que se lèvent de vagues, d’inquiétants fantômes.

On se souvient de ce vent étrange qui avait balayé la France après le 14 juillet 1789 : le vieux monde monarchique venait de craquer, « la grande peur » saisit les provinces. Partout on croit voir des brigands prêts à égorger femmes et enfants ; la poussière dégagée par un troupeau de moutons devient une troupe en marche ; on forme des milices contre les attaquants imaginaires… Il faudra la nuit du 4-août et le « sacrifice » des privilèges féodaux pour mettre un terme aux paniques populaires.

Dépression post-explosion

Certes, 2017 n’a pas vu sombrer un régime pourtant fatigué, et on n’a pas (ou pas encore) le sentiment qu’une Bastille ait été prise et détruite. Mais il y a bien une rupture : le surgissement d’apparence stupéfiant d’Emmanuel Macron, imposant une vision latitudinaire du rapport droite/gauche a fait exploser le cadre de référence politique dans lequel les Français étaient habitués à puiser du sens. Cette rupture a suscité un double mouvement : d’un côté, un grand espoir de changement, et une confiance retrouvée dans la volonté d’agir des gouvernants ; d’un autre, une perte des repères traditionnels et des critères habituels d’appréciation des décisions.

Ici, donc, la croyance que le nouvel élu assumera enfin sa tâche de traduire en politiques publiques la volonté populaire, en arrachant l’État à ce que Lawrence Lessig a justement appelé la « corruption par dépendance ». Mais là, en même temps, l’incertitude du présent qui vient enflammer le doute sur l’avenir.

Deux éléments se conjuguent pour souffler sur les braises. D’abord, il y a la dislocation des vieux partis de gouvernement : leur incapacité à se donner une base pertinente de large rassemblement est patente, et ils pensent retrouver le salut en dénonçant l’action d’un pouvoir qu’ils ont été incapables d’assumer. D’où un effet collatéral : leur dérive laisse toute la scène aux populistes pour tirer à feu continu une critique aussi outrancière qu’inopérante.

Faute d’avoir pu empêcher Emmanuel Macron de vaincre, il s’agit pour eux de le priver de sa victoire. Et de sonner le tocsin au moindre faux pas, à la moindre maladresse verbale du Président, et de grossir démesurément tout incident au point de lui attribuer valeur d’affaire d’État. Cette attitude systématique consistant à nier délibérément la plus élémentaire relativisation des choses, faute de convaincre, sape un peu plus la confiance dans les représentants et généralise le doute à leur égard.

La vieille Europe en état « d’insécurité culturelle »

D’autant plus aisément qu’elle s’emboîte avidement avec une seconde donnée : la tragédie des migrants. L’affaire déborde de la seule France : c’est toute l’Europe géographique qui est balayée par un vent de peur irraisonnée. Quand la misère errante vient heurter la pauvreté sédentaire, le vieux réflexe primaire de repli pousse à chercher des boucs émissaires. On tire sur le nomade qui s’invite chez soi. Oubliant d’où ils viennent, les Européens ne savent plus où ils vont.

Viktor Orban, en juin 2015, à Bruxelles. PPE/Flickr, CC BY

Et le drame tient à l’inertie collective totale en face de la question : l’Europe politique laisse s’installer un énorme malentendu entre ses peuples et ses valeurs humanistes fondatrices. Du Nord au Sud, de la Pologne à l’Italie, en passant par la Hongrie orbanisée, l’universalisme se défroque en nationalisme exaspéré. A l’heure de la mondialisation, on laisse s’installer un chiasme absurde entre la réalité du monde et la préférence nationale. Voici la vieille Europe en état « d’insécurité culturelle ».

De quoi le macronisme serait-il malade ?

Dans ce paysage tourmenté, tentons de situer l’état du macronisme aujourd’hui, seize mois après la stupéfiante élection de 2017 : est-il malade de Macron lui-même qui ne serait pas à la hauteur des espérances qu’il a suscitées ? Est-il victime d’une situation qui, économiquement et politiquement rend le passif de l’héritage difficilement liquidable ? Souffre-t-il d’une faiblesse originelle qui paralyserait son accomplissement ? Les trois questions méritent légitimement d’être posées. Elles n’ont toutefois pas toutes la même portée explicative, et il faut se garder de les globaliser, comme y invite le climat ambiant et les enquêtes d’opinions.

Certes, la chute spectaculaire de la cote de confiance du Président (et de son premier ministre) est impressionnante, puisqu’il est passé sous la barre des 30 %. Est-ce vraiment suffisant pour qu’il soit crucifié ? L’heure est à la déception, au désenchantement, rien de plus naturel : sa course victorieuse avait gonflé la misaine ; la voici aujourd’hui en berne, faute de vent. Le redressement espéré n’a pas (encore ?) eu lieu, les politiques mises en place laissent plus voir les coutures de leur revers que leurs effets positifs.

Or, l’information en continu, les échos sans cesse répétés dans les réseaux numériques hostiles, sont porteurs d’une exigence d’immédiateté : à l’heure de la communication-reine, la politique ne se conjugue plus au futur recomposé, seulement au singulier du présent. Nous voici dans un temps où la parole n’est plus aux idées, elle revient aux événements. Moment propice pour se laisser prendre à ce que Mallarmé appelait « la volupté des regrets ». Ou à la nostalgie d’un paradis perdu, « où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé » !

Logique de stagnation

C’est Louis XIV qui disait : « La fortune aime les jeunes gens. » Encore faut-il qu’elle ne tourne pas ensuite le dos à ceux qui ont su la saisir. La crise interne de l’Europe, le « Make America Great Again » brandi par Trump, le ralentissement de la croissance, la stagnation du chômage vont former autant d’obstacles à la poursuite de la glorieuse charge présidentielle. La lumière peine à passer au travers de cet écran de résistance. Le doute succède à l’enthousiasme.

A New York, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, le 26 septembre 2018. Ludovic Marin/AFP

Mais à y regarder de près, Emmanuel Macron peut prétendre encore au bénéfice de l’attente : si les sondages signalent son déclin, ils ne révèlent pas pour autant un renversement des opinions en faveur d’une alternance. Le FN, devenu RN, reste à un niveau élevé et se voit crédité d’un score équivalent à LREM pour les futures européennes. La droite patauge dans ses rivalités, la gauche toussote, crachote et les socialistes continuent leur brasse coulée. L’espoir a certes régressé : il n’a pas pour autant changé de camp.

Il en va donc ici de la politique comme de l’économie : on demeure dans une logique de stagnation, sans inflation de l’opposition. Certes, l’invective des extrêmes alourdit le climat : elle ne provoque pas de mouvement d’adhésion, et reste plus incantatoire qu’opératoire. Cette forme d’attentisme est-elle suffisante pour garantir l’inscription dans la durée du phénomène Macron ? C’est là que se pose la question de la nature profonde de celui-ci, qui recouvre celle de sa grande fragilité.

Hier et ou demain

Tout invite, pour saisir le pari fondateur d’Emmanuel Macron, à se tourner vers cette manière de métaphore qu’est le roman d’Umberto Eco L’île du jour d’avant. Le naufragé se hisse sur un bateau immobile, abandonné exactement sur le 180e méridien, celui qui est commun aux longitudes est et ouest : l’antiméridien de Greenwich, marqueur du changement de date. Nous voici au moment indécis, lorsque le « où suis-je ? » se dissocie du « quand suis-je ? », quand hier est demain, et demain aujourd’hui.

Dans un système institutionnel à bout de souffle, où trente ans de gouvernement alterné des partis traditionnels ont épuisé la confiance des gouvernés et conduit dans une impasse, le nouveau Président a proposé de se déporter 60 ans en arrière, à l’aube de la Ve République, lorsque de Gaulle jaillissait des décombres de la IVe. Et nous voilà placés entre soir et matin, entre hier et demain, par ce retour aux sources constitutionnelles, préféré à une révision en profondeur du système politique.

Un parallèle peut s’établir entre les deux moments : des représentants dévalués par une absence de maîtrise des problèmes de fond, un rejet des partis enfermés dans la bulle de leurs querelles sibyllines, le spectre d’une déchirure du tissu national, un pays relégué au plan international… Toutes choses qui fondaient une attente profonde d’un sursaut, une recherche d’une paire d’ailes qui permettrait d’élever la France au-dessus d’elle-même.

Ce fut De Gaulle en 1958, c’est ce que tente d’être Macron aujourd’hui. Le premier s’est donné en deux temps, 1958 et 1962, un statut à la mesure de son ambition. Le second s’en empare goulûment et revêt le costume d’une présidence impériale, espérant combler ainsi l’attente fiévreuse des Français. A grand renfort de symboles, entre croix de Lorraine affichée et pélerinage à Colombey…

Au Mont-Valérien, près de Paris, le 18 juin 2018. Charles Platiau/AFP

Mais la similitude s’arrête là. De Gaulle, par son passé, disposait de nombreux relais dans les profondeurs de la France. Quoiqu’il en ait à l’égard de la chose, et en feignant de s’en tenir à l’écart, il avait besoin d’un parti. Ses amis lui en donnèrent un qui, d’élections locales en élections nationales, lui permit d’innerver l’ensemble des territoires.

Et là est le talon d’Achille du nouveau Président, que ses adversaires ne manquent pas d’exploiter. Il ne s’agit pas de sa jeunesse : elle est au contraire un atout pour qui veut transformer. La faiblesse gît dans son innocence électorale : il n’a aucune expérience propre du terrain électoral local, et il ne dispose pas de positions territoriales fermes. LREM, qui fut un remarquable outil de conquête présidentielle, demeure marquée par sa première raison d’être : elle constitue plus un nuage flottant qu’un outil structuré de conquête des territoires. Selon l’heureuse expression de Jérôme Jaffré, elle est une pyramide qui repose sur la tête.

Sursaut ou sursis

En guise de faute originelle, il y a eu ce rendez-vous manqué avec les collectivités territoriales, sanctionné très tôt par la cuisante défaite aux sénatoriales. Le risque est grand que la sanction soit confirmée lors des municipales de 2020. Car il manque un vrai pacte de confiance avec les élus locaux, qui les associerait à l’effort national autrement qu’en force d’appoint contrainte et forcée.

Il s’agit là d’un préalable urgent pour sortir le Président de sa solitude cruelle. Il lui faut faire mentir la prédiction de Maharbal au soir de la bataille de Cannes : « Il est clair que les dieux ne comblent pas le même homme de tous les dons. Toi, tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de ta victoire ! »

Le sursaut vigoureux de 2017 ne sera-t-il qu’un sursis ? Briser les murs de la technostructure, s’ouvrir à la vitalité sociale, gagner l’adhésion des élus à son projet, autant d’urgences s’il l’on veut éviter que la lumière qu’Emmanuel Macron pense trouver dans l’hier de 1958 ne brille demain dans une lanterne brisée.

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