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La Cour suprême américaine à l’assaut du droit de vote

Femmes portant une pancarte « Hands off my vote » devant la Cour suprême des États-Unis
Rassemblement devant la Cour suprême des États-Unis pendant les plaidoiries dans l’affaire Moore v. Harper, le 7 décembre 2022 à Washington, DC. Drew Angerer/Getty Images/AFP

Aux États-Unis, voilà des années que le mouvement conservateur a élaboré une stratégie de long terme visant à placer à tous les niveaux du système judiciaire américain, et spécialement à la Cour suprême, des juges appartenant à son camp.

Ce projet a particulièrement progressé lors du mandat de Donald Trump. Trois des neuf juges nommés à vie à la Cour suprême ont rejoint cette instance au cours de cette période : Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett. Aujourd’hui, sur les neuf juges, six, dont le président de la Cour, John Roberts, sont des conservateurs.

L’un des premiers objectifs de la très influente Federalist Society, ce lobby qui murmure aux oreilles des présidents républicains des noms de juges activistes et conservateurs, était de revenir sur le droit à l’avortement. Ce qui a été accompli avec l’arrêt Dobbs en 2022.


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Le second objectif est assurément de changer les règles électorales, afin d’accroître les chances des candidats républicains de l’emporter, aussi bien lors des scrutins locaux qu’aux élections fédérales, présidentielle comprise. Le démantèlement jurisprudentiel de la loi sur le vote de 1965 (Voting Rights Act), accomplissement majeur du mouvement pour les droits civiques, déjà en cours depuis longtemps, risque encore de s’accélérer dans les prochaines années, notamment en 2023.

Une attaque au long cours

Arrêt après arrêt, la Cour suprême favorise les intérêts du Parti républicain en se prononçant sur le droit électoral. On peut citer l’arrêt Purcell c. Gonzalez de 2006, par lequel la Cour, déjà dominée par les conservateurs à l’époque, déclare que les changements des règles électorales ne peuvent être opérés trop proche de la tenue d’élections. Ce qui, en principe, tombe sous le sens. Mais la Cour s’est bien gardée de définir un calendrier « raisonnable ». Par conséquent, c’est à la Cour qu’il revient de décider quel délai est acceptable, ce qui lui permet de « jouer la montre » quand les intérêts républicains sont menacés. Comme l’ont illustré les arrêts Veasy c. Perry en 2015 ou RNC c. DNC en 2020, le principe Purcell est neutre en théorie mais est toujours utilisé pour desservir les Démocrates.

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Par l’arrêt Crawford c. Marion County Election Board de 2008, adopté au nom de la lutte contre la fraude électorale (un problème dont l’existence réelle n’est pas avérée), la Cour autorise les États à demander des pièces d’identité pour autoriser les citoyens à voter. Or les électeurs les plus pauvres ne possèdent souvent pas de carte d’identité et se contentent, pour voter, de présenter par exemple leur permis de conduire. Pour se procurer une carte d’identité, ils doivent effectuer une démarche administrative et/ou financière qui peut avoir pour effet de décourager certaines franges de l’électorat, notamment les plus démunies, de voter. L’impact de ces mesures sur l’abstention est difficile à mesurer. Mais le message est clair : les Républicains cherchent à rendre la procédure de vote plus contraignante.

L’attaque la plus frontale à ce jour est assurément l’arrêt Shelby County c. Holder de 2013 qui rend la Section 5 de la loi de 1965 inopérante. La Section 5 avait un effet préventif car elle empêchait la mise en place de procédures électorales discriminatoires. Sans elle, il ne reste plus que la Section 2, qui permet de porter plainte lorsque l’on est victime de mesures discriminatoires lors du vote, mais qui s’applique a posteriori et est donc plus coûteuse et plus longue. Le Congrès étant incapable de répondre à la Cour en passant une loi rétablissant la Section 5, la loi sur le droit de vote se retrouve hémiplégique.


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Arrêt après arrêt, la Cour facilite le redécoupage électoral à visée partisane, une pratique qui peut réduire l’impact du vote des minorités ethno-raciales, lesquelles ont très majoritairement tendance à voter pour les Démocrates. Dans un pays où entre 80 et 90 % des Africains-Américains votent Démocrate, il est aisé de comprendre comment l’affiliation ethno-raciale devient une approximation de l’affiliation partisane. Les Républicains peuvent donc réduire l’impact du vote démocrate en visant les Africains-Américains.

Tous les dix ans, suite au recensement, les États redécoupent leurs circonscriptions électorales. Dans la plupart des cas, ce sont les législatures des États qui sont chargées de cette tâche. Pour éviter un conflit d’intérêts, certains États font appel à des commissions plus ou moins indépendantes. Les deux grands partis cherchent toujours à maximiser leur avantage partisan. Mais le découpage électoral fut utilisé, avant les années 1960, pour rendre le droit de vote des Africains-Americains inopérant en le noyant dans des circonscriptions à majorité blanche. En effet, dans un scrutin majoritaire, si les « Blancs » votent pour les « Blancs » et les « Noirs » votent pour les « Noirs », alors le vote de ces derniers, moins nombreux, est dit « dilué ». Ils votent mais n’ont pas d’impact sur l’issu du scrutin. La polarisation du vote est donc double aux États-Unis : elle est fonction de l’affiliation partisane et l’affiliation ethno-raciale. En refusant de réguler le charcutage à visée partisane, les cours laissent la porte ouverte à certaines formes de dilution du vote des minorités ethno-raciales.

En 2018, Abbott c. Perez rend la dilution du vote minoritaire plus difficile à prouver.

En 2019, dans l’arrêt Rucho c. Common Cause, la Cour refuse encore une fois de statuer sur le charcutage électoral à visée partisane sous prétexte que ce serait une question de nature politique et non juridique.

Enfin, l’arrêt Brnovich c. DNC de 2021, sous couvert là encore de lutte contre la fraude électorale, continue de vider la Section 2 de sa substance juridique et politique.

Les décisions de la Cour attendues pour 2023

2023 ne sera pas une exception. Le premier arrêt sur lequel la Cour va statuer, Merrill c. Milligan, concerne le redécoupage électoral à visée ethno-raciale en Louisiane et dans l’Alabama. Les Républicains expliquent qu’il s’agit d’un redécoupage partisan. Les opposants affirment qu’il s’agit d’une forme de dilution du vote africain-américain.

La Cour devrait à cette occasion affaiblir encore un peu plus la Section 2 de la loi de 1965 en validant un redécoupage dans l’Alabama qui crée une seule circonscription (sur 7) dans laquelle les Africains-Américains représentent une majorité de la population, alors qu’il est possible d’en créer deux. Par conséquent, un seul Africain-Américain (et donc un seul Démocrate) pourra être élu à la Chambre des Représentants. En effet, concentrer dans une seule circonscription le vote africain-américain (donc largement Démocrate) permet d’accroître la proportion du vote conservateur dans les circonscriptions adjacentes.

Mais la révolution jurisprudentielle attendue par le mouvement conservateur pourrait surtout venir de l’arrêt Moore c. Harper, qui porte sur le redécoupage des circonscriptions électorales de la Caroline du Nord.

La Cour suprême de cet État a rejeté en 2022 la nouvelle carte électorale établie par la législature de l’État, qui donne un avantage disproportionné au Parti républicain. En effet, la constitution de l’État interdit le charcutage électoral à visée partisane. Les avocats républicains contestent ce rejet en avançant une théorie pour le moins discutable : celle de l’indépendance des législatures d’État, c’est-à-dire des deux Chambres du Parlement dont dispose chaque État des États-Unis.

D’après eux, l’expression « législature » contenue dans la Constitution des États-Unis, dans sa clause sur les élections, est à prendre littéralement (les deux Chambres) et non au sens large comme cela se fait depuis plusieurs siècles (à savoir le processus législatif dans son ensemble). C’est-à-dire que les deux Chambres législatives de chaque État pourraient passer les lois électorales qu’elles souhaitent, sans que le gouverneur ou les cours de l’État ne puissent les remettre en cause. En théorie, donc, les Chambres de chaque État pourraient enfreindre la Constitution de leur propre État sans freins ni contrepoids. Trois des juges conservateurs de la Cour suprême – Samuel Alito, Clarence Thomas et Neil Gorsuch – ont indiqué précédemment qu’ils étaient prêts à considérer cette théorie. Et Kavanaugh semble sensible à ces arguments.

La Cour, nouveau gouvernement des États-Unis ?

La Cour suprême sait pertinemment que si elle devait ouvrir la boite de Pandore de la « théorie de la législature indépendante », elle mettrait à mal tout le système électoral du pays.

Premièrement, les cours des États et les gouverneurs n’auraient plus prise sur les lois. Deuxièmement, que deviendraient les lois électorales passées par les États en ce qui concerne la tenue des élections fédérales ? Créerait-on un système à deux vitesses entre les États et l’échelon fédéral ? Troisièmement, que ferait-on des commissions indépendantes pour le redécoupage électoral dans les 9 États qui y ont recours ? Si les juges sont prêts à envisager une telle situation de chaos électoral, c’est parce que cette théorie permettrait aux législatures d’État de nommer les grands électeurs qui élisent le président des États-Unis. Ces derniers sont pour l’instant choisis par le vote des électeurs de chaque État. Ils pourraient désormais être désignés par les législatures d’État comme c’était le cas à l’origine du pays. De plus, les grands électeurs ne sont pas tous contraints de voter comme indiqué par le vote populaire (on les appelle en anglais les « faithless electors »).

Or, les Républicains, grâce notamment au redécoupage électoral, contrôlent un grand nombre de législatures. L’arrêt Moore v. Harper pourrait donc assurer aux Républicains de décider du résultat de l’élection présidentielle. Et la réforme de l’Electoral Count Act votée en 2022 ne répond pas à tous les problèmes posés ce système extrêmement décentralisé dont les Républicains entendent profiter.

La Cour suprême décidera peut-être de ne pas statuer sur le fond dans l’arrêt Moore. Moore ne sera peut-être pas l’équivalent pour le droit électoral de ce que l’arrêt Dobbs a été pour le droit à l’avortement. Toutefois, l’évolution de la jurisprudence en matière électorale au cours des 20 dernières années n’est allée que dans une seule direction, celle des restrictions électorales favorisant le Parti républicain. Et la nouvelle majorité conservatrice a démontré qu’elle n’avait pas peur de politiser la Cour ou de perdre de sa légitimité en poussant toujours plus loin « le gouvernement des juges »…

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