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La Cour Suprême britannique et le Brexit ou la question de la séparation des pouvoirs

Boris Johnson a déclenché une tempête politique et juridique avec sa décision de suspendre le Parlement. Isabel Infantes / AFP

« Let’s get Brexit done, let’s unite our country and let’s finally believe in ourselves and what we can do » sont les mots prononcés par Boris Johnson lors de son discours du 2 octobre dernier.

Boris Johnson, premier ministre britannique depuis le 23 juillet 2019, a annoncé lors du dit discours, sa volonté de « suspendre » une nouvelle fois le Parlement du 8 au 14 octobre avant le discours de politique générale présenté par la Reine Elisabeth II.

Cette volonté de demander une « prorogation » du Parlement britannique fait suite à une première requête acceptée par la Reine le 28 août dernier et déclarée illégale par la Cour suprême britannique le 24 septembre 2019.

En parallèle, le Parlement a adopté la proposition de loi Benn qui prévoit un report potentiel de la date de sortie du Royaume-Uni en imposant au gouvernement de « chercher à obtenir » une extension de l’article 50 si aucun accord n’est validé le 31 octobre.

Afin de mieux comprendre les évènements récents et à venir concernant le retrait du Royaume-Uni, il semble intéressant de se pencher sur la décision rendue par la Cour suprême.

Les dessous de la prorogation

L’idée d’une « prorogation » – terme utilisé sciemment en anglais car n’ayant pas d’équivalent en français juridique et qui est le nom donné entre la fin d’une session parlementaire et le début d’une nouvelle – est de clairement paralyser le Parlement avant la date fixée pour le retrait du Royaume-Uni et de faire en sorte que ce dernier puisse débattre le moins possible de la possibilité d’un Brexit sans accord, tel que prévu par Boris Johnson.

Suite à l’autorisation par la Reine d’enclencher la procédure de « prorogation », un recours a été intenté à l’encontre de cette décision notamment par la député Gina Miller, active lorsqu’il est question du Brexit puisqu’elle est à l’origine de la première décision Miller rendue par la Cour Suprême en 2017.

Dans la décision Miller I de 2017, la Cour suprême disait : « Nous ne pouvons pas accepter qu’un changement majeur à l’organisation constitutionnelle du Royaume-Uni soit accompli par les seuls ministres ; il doit être effectué de la seule manière reconnue par la constitution du Royaume-Uni, à savoir la législation parlementaire ». Cette décision illustrait déjà une forme d’extension des pouvoirs du Parlement britannique.

La député Gina Miller se bat contre la prorogation du Parlement britannique. Isabel Infantes/AFP

Concernant la prorogation, la Haute Cour de Londres et la Court of Session écossaise ne sont, elles, pas parvenues à la même réponse à la question de savoir si la « prorogation » est légale ou non. La Haute Cour de Londres estime que la prorogation n’est pas justiciable, contrairement à la Court of Session écossaise qui, le 11 septembre décide en appel, non seulement que la « prorogation » est justiciable mais aussi et surtout, qu’elle est illégale.

Suite à ces décisions, il s’agissait alors d’attendre la décision de la Cour suprême rendue le 24 septembre 2019.

Au vu du contexte politique dans lequel la décision de « prorogation » a été prise, la question qui se pose est celle de savoir si cette décision est anti-constitutionnelle ou non.

Elle est politiquement critiquée mais est-elle juridiquement critiquable ?

La décision de la Cour suprême : « Political or not ? »

Dans sa décision du 24 septembre, la Cour suprême insiste dans un premier paragraphe sur le fait qu’il ne s’agit pas ici de se prononcer sur une sortie avec ou sans accord de l’Union mais qu’il s’agit uniquement de savoir si la demande de Boris Johnson est légale ou non.

Cependant, elle précise qu’elle intervient dans « des circonstances inédites qui ne se reproduiront jamais ». Commencer par ce point n’est pas anodin, puisque la Cour, en jugeant cette affaire, sait à l’avance qu’elle devra faire face aux critiques du gouvernement selon lesquelles il est question de politique et non de droit.

Dans un souci de clarté, la Cour apporte des précisions sur ce qu’est une « prorogation ». Il s’agit d’une procédure qui paralyse le Parlement alors que le gouvernement continue d’exercer ses pouvoirs, ce qui entraîne la perte de la majorité des projets de loi débattus au cours de la session parlementaire précédente.

Puis, les juges rappellent quelques éléments chronologiques ayant mené à cette « prorogation ». Ce rappel ne semble pas tout à fait dénué d’objectivité puisqu’en rappelant le déroulé du référendum de 2016, les juges semblent insister sur le fait qu’un référendum n’est pas juridiquement contraignant.

Ensuite, la Cour écarte les questions relatives aux propos tenus lors de l’entretien entre la Reine et le premier ministre et s’attarde sur les trois documents à sa disposition dans lesquels est expliquée la demande de « prorogation ».

Les arguments avancés sont, notamment, que la session parlementaire a été trop longue (à savoir, trois ans au lieu d’une année habituellement) et qu’on ne peut pas accorder plus de temps au Parlement pour débattre.

Boris Johnson commente l’un de ses documents en écrivant qu’il ne voit rien de choquant dans cette demande de prorogation et que cette demande n’a rien à voir avec le Brexit mais qu’il s’agit seulement de dynamiser les sessions.

Après avoir évoqué les raisons apportées par le gouvernement justifiant la demande de « prorogation », les juges soulèvent quatre questions, à savoir, « Est-ce une question justiciable ? », « Si oui, sur quel fondement juridique sa légalité doit-elle être jugée ? », « Etait-ce légal ? », « Sinon, quelle solution apporter ? »

L’argument de la séparation des pouvoirs

L’argument principal du gouvernement à l’encontre des recours est que la Cour ne devrait pas entrer dans le champ du politique et devrait de ce fait, respecter la séparation des pouvoirs.

Il n’y aurait pas de norme juridique permettant de statuer sur la « prorogation ».

À ceci, la Cour répond qu’elle ne remet pas en cause la convention constitutionnelle qui permet au premier ministre de faire une telle demande à la Reine, qu’un différend juridique concernant le comportement de politiques ne signifie pas trancher une question politique.

Elle ajoute que la plupart des affaires juridiques de l’histoire britannique auraient d’ailleurs portées sur la politique, que la responsabilité du premier ministre devant le Parlement ne justifie pas l’éviction de la Cour dans l’affaire et qu’au contraire, décider de la légalité de la « prorogation » donnera effet à la séparation des pouvoirs.

La Cour s’attache ensuite à rechercher l’existence de la « prorogation » et ses limites. Elle affirme qu’il s’agit d’une pratique et qu’aucun document écrit ne la prévoit, c’est pourquoi elle doit en dessiner les contours.

Les juges utilisent deux principes pour limiter la « prorogation ».

La souveraineté parlementaire d’une part, alors que la Cour affirme au point 50 que : « la décision de proroger le Parlement (ou de conseiller au monarque de proroger le Parlement) sera illégale si la prorogation a pour effet de frustrer ou d’empêcher, sans justification raisonnable, la capacité du Parlement d’exercer ses fonctions constitutionnelles en tant que législateur et organe responsable de la surveillance de l’exécutif ».

Les juges en réfèrent ensuite à la responsabilité parlementaire, en rappelant que ce principe est au cœur de la démocratie britannique.

Les juges de la Cour Suprême ont mis en avant la responsabilité du Parlement britannique pour se prononcer contre la prorogation. Daniel Leal-Olivas/AFP

La Cour estime au point 57 qu’« une telle interruption dans le processus de gouvernement responsable pourrait ne pas avoir d’importance dans certaines circonstances. Mais les circonstances en l’espèce étaient, comme nous l’avons déjà expliqué, tout à fait exceptionnelles. Un changement fondamental devait intervenir dans la Constitution du Royaume-Uni le 31 octobre 2019. Ce n’est pas à ce tribunal, ni à aucun autre, de juger s’il s’agit d’une bonne chose. Le peuple en a décidé ainsi ».

La décision de la Cour suprême : « deal or no deal ? »

Pour finir, selon la Cour suprême, l’affaire est justiciable, la « prorogation » est illégale car le gouvernement n’a pas présenté de raisons suffisantes pour fermer le Parlement pendant cinq semaines et la « prorogation » est nulle et sans effet.

Par cette décision, la Cour suprême limite l’exercice de la prérogative et renforce le rôle du Parlement face au gouvernement.

Il s’agit d’une décision juridiquement surprenante car le Parlement a bénéficié d’une semaine avant le début de la « prorogation » pour mettre en œuvre des lois permettant de minimiser les risques de cette procédure.

Les juges ne cessent de répéter qu’ils n’ont pas à connaître les motivations du premier ministre, qu’il ne s’agit pas d’intervenir dans le domaine de la politique, ni de donner une opinion sur le retrait sans accord mais ne cessent également de rappeler le contexte exceptionnel de l’affaire.

La Cour n’est pas très convaincante, surtout quand on s’aperçoit que les rappels des faits et du contexte sont plus longs que le jugement lui-même.

On peut lire dans les premiers commentaires de cette décision qu’il ne s’agit pas uniquement d’une bataille entre le Parlement et le gouvernement mais aussi d’une redéfinition de la séparation des pouvoirs.

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