En parallèle des initiatives privées comme celle de Facebook avec son projet de monnaie privée libra, les États multiplient actuellement les initiatives en matière de monnaies numériques de banques centrales (Central Bank Digital Currency – CBDC).
La Chine prépare ainsi une CBDC depuis 2014 et le Président Xi Jinping et la Banque centrale chinoise laissent entendre un lancement imminent de celle-ci, dans un contexte de guerre économique avec les États-Unis et de remise en cause de l’hégémonie du dollar. La France s’y intéresse aussi, puisque le gouverneur de la Banque de France a annoncé le lancement d’expérimentations concernant la création d’une CBDC au premier trimestre 2020, en parallèle des réflexions menées au sein de la Banque centrale européenne sur un crypto-euro.
Ces projets, s’ils venaient à se concrétiser, ne constitueraient pas une première puisque le Venezuela s’est déjà doté d’une cryptomonnaie de banque centrale en 2018 avec le petro. Portée par le président Nicola Maduro pour tenter de contourner l’embargo américain et limiter l’inflation du bolivar, cette monnaie numérique dépasse très largement le plan de communication interne ou international.
Ces CBDC relèvent en effet d’un projet sociétal, puisqu’elles permettent aux États de dépasser sous l’angle monétaire le stade fiduciaire. Les CBDC ne se fondent pas sur la confiance, mais sur la preuve et répondent à une exigence de transparence nécessaire à l’ère de l’open data et de la défiance à l’égard des institutions.
Dimension géopolitique
Les CBDC reposent en effet sur la technologie blockchain, qui peut être définie comme un registre distribué basé sur une structure de données appelée chaîne de blocs sur lesquelles les transactions, validées par l’ensemble des participants au réseau, sont stockées et chaînées de manière à devenir infalsifiables. La première blockchain, le bitcoin, a notamment été conçue comme une monnaie acéphale en réaction à la crise financière de 2008.
À la différence des blockchains non permissionnées ou publiques comme le bitcoin, pour lesquelles quiconque peut créer un serveur participant au consensus de validation et d’administration (nœud complet), les CBDC sont des blockchains permissionnées, fonctionnant généralement par preuve d’autorité, cette autorité étant représentée par les banques centrales.
Pour les États (ou les groupes d’États), le principal avantage lié à la création, avant leur généralisation, d’une CBDC, tient à l’intérêt d’un positionnement concurrentiel précoce sur le marché émergent des smart contracts et des écosystèmes de protocoles blockchains, qui sont en train de devenir le nerf de la guerre économico-numérique.
Les smart contracts, aussi désignés sous le terme, plus adéquat techniquement mais moins évocateur, de scripts autonomes, permettent l’exécution d’opérations préprogrammées au sein d’une blockchain. Les monnaies programmables par smart contract peuvent ainsi permettre d’automatiser de manière transparente une levée de fonds (Initial Coin Offering), un crédit, une tontine, un pari, un séquestre et de nombreux contrats d’adhésion.
Face à cette promesse qui devrait faire évoluer les usages pour les rapprocher des attentes de citoyens en attente de plus en plus de transparence, la concurrence entre les CBDC s’annonce intense, d’autant plus qu’il existe une dimension géopolitique dans leur essor. C’est notamment ce qui peut expliquer les projets de la France et de la Chine, les visions expansionnistes en Afrique de l’empire de Milieu n’étant plus à démontrer.
Ces projets interviennent en effet dans un contexte de défiance grandissante aussi bien dans les pays d’Afrique de l’Ouest (UEMOA) que de l’Afrique centrale (CEMAC) à l’égard du Franc CFA, dont le remplacement par une nouvelle devise, l’eco, a été annoncé le samedi 21 décembre par le président de la République Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara. Les monnaies programmables sur blockchain pourraient bien être un mode d’émancipation rationnel pour ces pays s’ils parviennent à s’accorder avant que la Chine et la France n’internationalisent leurs cryptomonnaies d’État.
Des acteurs privés déjà sur les rangs
Pour les pays de la zone CFA, une CBDC commune constitue en effet une opportunité pour mettre en place une décentralisation raisonnée des droits d’administration. Une CBDC permettrait un système de vote entre les 14 États souverains de la zone, entre pairs, pour préprogrammer ou décider au cas par cas, par exemple, de l’émission de nouvelles unités de CBDC. Les CBDC permettent également d’afficher une politique monétaire transparente, avec pour effet de rassurer aussi bien les populations locales que les opérateurs et États étrangers.
Jusqu’à présent, le franc CFA, monnaie adossée à l’euro, émise par la Banque de France qui en détient 50 % des réserves en dépôt, est souvent qualifié de vestige colonial, maintenu par les gouvernements au motif de l’instabilité, notamment monétaires dans cette zone géographique et de la facilitation des échanges économiques entre les pays utilisant cette devise. La France était donc au cœur de la gouvernance monétaire de la zone CFA et cela même sans tenir compte de la participation française dans la gestion des banques centrales africaines.
Le ministre français de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire avait d’ailleurs déclaré en octobre dernier être ouvert à une remise à plat du franc CFA et ne pas souhaiter interférer avec les décisions des États concernés. Une déclaration qui semble contradictoire avec le projet de cryptomonnaie de la Banque de France, dont l’objectif pourrait être avant tout de ne pas laisser la place à la Chine si la zone CFA ne parvient pas à imposer son propre projet à temps.
En effet, la place déterminante de la Chine dans le financement africain laisse peu de doute sur la CBDC qui pourrait être imposée dans le cadre des lignes de crédit chinoises. Or, cette situation est susceptible d’avoir des incidences très importantes sur les économies et usages des populations en Afrique, les blockchains étant presque exclusivement conçues comme des systèmes propriétaires cloisonnés, non interopérables, à la manière de l’app store.
Il ne faut pas oublier non plus que d’autres acteurs, privés cette fois-ci, pourraient également être sur les rangs, à commencer par Facebook. Son projet de monnaie libra, porté par un consortium de grandes entreprises du numérique, a en effet été annoncé avec pour credo l’inclusion bancaire et la facilitation de l’accès au crédit, dans le prolongement de la réussite des banques mobiles en Afrique.
Ce projet a d’ailleurs donné lieu à une vive contestation des institutions publiques aussi bien aux États-Unis, que dans l’Union européenne. Encore un indice que la bataille des cryptomonnaies ne fait que commencer…