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La crise dément une nouvelle fois le discours sur le désengagement des Français au travail

Au-delà des secteurs sanitaires et sociaux, c'est dans les entreprises à taille humaine (ETI, PME et TPE) que les salariés sont les plus engagés. Franck Fife / AFP

Jusqu’à la veille de la crise sanitaire, le discours selon lequel les salariés français font preuve d’un désengagement s’affichait dans les pages de la presse managériale, sur les sites Internet de certaines sociétés de conseil, ou encore sur des blogs et des forums.

Et si ce prétendu désengagement n’était qu’un mythe volontairement entretenu ? Au moins trois types d’arguments développés dans cet article permettent de l’affirmer.

Un engagement réel en période de crise

La crise sanitaire que nous traversons a au moins l’avantage de nous rappeler l’engagement sans faille et sans relâche dont fait preuve chaque jour le personnel soignant. C’est d’ailleurs cet engagement que nous avons décidé collectivement d’honorer en applaudissant tous les soirs à 20h à nos fenêtres.

Certes, les soignants ont très probablement une forme d’engagement spécifique lié au sens ou à la finalité de leur métier. Mais ils ne sont pas les seuls à faire preuve d’une grande volonté : les forces de police et de gendarmerie, l’armée, l’enseignement qui gère les élèves à distance, la distribution et les chaînes logistiques, la collecte des déchets, sont autant d’autres exemples (non exhaustifs) d’engagements de salariés et fonctionnaires en ces temps difficiles.

Le chef étoilé Christian Le Squer pose avec un plat préparé pour les employés d’un hôpital parisien à l’occasion du week-end de Pâques, le 11 avril 2020. Thomas Coex/AFP

Les Français contraints de travailler dans des conditions difficiles et risquées voient émerger de nombreuses actions solidaires : des usines s’adaptent pour fournir le matériel nécessaire aux hôpitaux, des entreprises s’engagent dans des actions de solidarités, des artisans travaillent bénévolement pour aider les hôpitaux comme ces restaurateurs préparant des repas pour le personnel soignant.

Un engagement présent avant la crise

Pour moi, déjà avant la crise, le discours sur le désengagement des salariés français n’était pas crédible. Ce discours était contraire à ce que je constatais depuis cinq ans dans les différentes études menées en collaboration avec l’Observatoire de l’engagement et avec mon collègue Lionel Garreau.

Voici une synthèse des principaux résultats de ces différentes études.

Le premier forum de l’engagement organisé à l’université Paris-Dauphine avec l’Observatoire de l’engagement en 2014 portait sur la vision des dirigeants quant à l’engagement de leurs collaborateurs. Si l’objet de l’étude était principalement de comprendre ce que les dirigeants mettaient concrètement derrière ce terme d’« engagement », la quasi-totalité des dirigeants interrogés nous avait fait part d’une vision globalement positive de l’engagement de leurs salariés.

Un autre forum consacré au pilotage de l’engagement par les enquêtes internes nous conduisait à un constat convergent : globalement, les taux d’engagement étaient considérés comme bons voire très bons, et faisaient partie des indicateurs suivis.

Cependant, il y a une pluralité des mesures de l’engagement qui appellent à une certaine prudence, car si ce mot est fréquemment utilisé, tout le monde a tendance à y mettre sa définition au risque d’en perdre le sens.

Mesurer l’engagement de manière sérieuse est plus complexe que cela puisse paraître. La dernière enquête (édition 2019 de l’Observatoire de l’engagement à l’université Paris-Dauphine), en partenariat avec Opinion Way, est très éclairante sur le degré d’engagement des salariés français. Dépassant le simple déclaratif des salariés concernés, cette étude permet d’avoir des indications sur le niveau d’engagement des salariés perçu par leurs managers de proximité, éliminant ainsi le biais classique d’auto-évaluation.

Sur un échantillon représentatif des managers de proximité français, 81 % d’entre eux perçoivent le niveau d’engagement de leurs collaborateurs élevés, et 19 % faible. Le taux d’engagement le plus élevé était dans les entreprises de taille intermédiaire (ETI), puis les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME). Le taux d’engagement le plus faible a été constaté dans les grandes entreprises c’est-à-dire avec un effectif supérieur ou égal à 5 000 personnes.

Taux d’engagement par type d’entreprise. Infographie L’engagement à l’épreuve du réel. Observatoire de l’engagement

De même, les managers de proximité perçoivent très positivement l’état d’esprit de leurs collaborateurs : 74 % des managers estiment par exemple que leurs collaborateurs sont disposés à aller au-delà de ce qui leur est demandé pour contribuer au succès de leur entreprise.

L’ensemble des travaux menés pour l’Observatoire de l’engagement depuis plus de cinq ans m’avait donc convaincu que l’on ne pouvait pas sérieusement tenir un discours catastrophiste sur le désengagement des salariés français. Alors d’où vient ce discours ?

Un manque de pluralité des sources

Pour en savoir plus, j’ai fait en février 2020 une recherche via le moteur de recherche Google dont je vous livre ici les résultats instructifs. En tapant sur le moteur de recherche « salariés français désengagés », 66 600 résultats sont apparus. Sans les reprendre tous, je me suis concentré sur l’analyse des 50 premiers résultats, considérés comme les plus pertinents par le moteur de recherche.

Parmi eux, 30 correspondaient à ce que je cherchais, c’est-à-dire des articles affirmant que les salariés français sont désengagés. Au-delà du contenu des articles, c’est la source d’information que je recherchais. Et c’est là que les résultats sont révélateurs.

En effet, 80 % des articles citaient la même source : l’étude de l’entreprise Gallup. Les autres articles ne citaient pas de sources (10 %) ou évoquaient une étude de l’entreprise Steelcase en collaboration avec l’institut de sondage Ipsos (10 %).

Extraits des résultats de la recherche « salariés français désengagés » sur Google. Capture d’écran

Ces études sont-elles fiables ? Au moins trois biais méritent d’être soulignés :

  • Le premier est un biais d’intérêt potentiel. En effet, les entreprises à l’origine des études ont un intérêt à colporter un discours négatif sur l’engagement des salariés français car proposent (entre autres choses) des prestations de conseil sur l’engagement des collaborateurs. Cela n’est certes qu’un biais potentiel, mais il pose question sur la neutralité ou l’objectivité d’un discours de la part d’acteurs directement concernés par les questions d’engagement, et surtout de désengagement.

  • Un autre biais est lié à ce que l’on entend par « salariés engagés ». En pratique, toutes les études aboutissent à des degrés d’engagement qui correspondent plus ou moins à une courbe de gausse : une majorité des salariés sur des niveaux moyens, et des valeurs extrêmes moins fréquentes. Plus on définit l’engagement comme les comportements au-dessus de la moyenne, ou au-dessus des attentes, plus on trouvera un pourcentage réduit de salariés engagés. En d’autres termes, plus que les chiffres, ce qui peut facilement changer d’une étude à l’autre c’est la manière de les interpréter et bien entendu la manière de définir et mesurer l’engagement.

  • Enfin, pour ce qui est de la mesure, on y trouve un certain nombre de questions dont le lien avec le concept d’engagement est très discutable. Par exemple, l’item « j’ai un très bon ami au travail » peut-il servir de mesure d’engagement ? Il ne s’agit pas d’entrer ici dans un débat technique sur la mesure de l’engagement, mais il y a de toute évidence une grande précaution à prendre sur la mesure utilisée.

Ne soyons pas naïfs pour autant. Le désengagement et même le sur-engagement des salariés existent bel et bien et comportent des risques, notamment psychosociaux. Mais le contexte actuel ne se prête-t-il pas à une remise en question du discours dominant quant au désengagement des Français au travail ? J’espère que cet article tordra le cou à cette version des faits car ce sont bien des travailleurs engagés que les Français applaudissent tous les soirs.

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