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La culture pop, refuge des enfants « queer » ?

Une image du dernier film de Xavier Dolan. Shayne Laverdière/Allociné

En 2013, lors de la Manif pour tous, Paul Préciado, philosophe queer, se demandait dans un article paru dans Libération :

« Qui défend les droits de l’enfant différent ? Les droits du petit garçon qui aime porter du rose ? De la petite fille qui rêve de se marier avec sa meilleure amie ? Les droits de l’enfant queer, pédé, gouine, transsexuel ou transgenre ? Qui défend les droits de l’enfant à changer de genre s’il le désire ? Les droits de l’enfant à la libre autodétermination de genre et de sexualité ? Qui défend les droits de l’enfant à grandir dans un monde sans violence ni sexuelle ni de genre ? »

Le film de Xavier Dolan, sorti à la mi-mars, Ma vie avec John F. Donovan m’a rappelé les mots de ce philosophe.

Il porte justement sur l’importance de la culture populaire et son impact pour les enfants queer ; ceux qui se sentent exclus par les normes de genre, comme définies et appliquées avec grande violence dans nos sociétés.

Victimes de violences physiques et de harcèlement verbal à répétition (ce qu’on appelle bullying), ces enfants trouvent souvent dans la culture populaire (séries, musique, magazines, BDs…) des échappatoires dans un monde dont les normes ne leur correspondent pas.

L’histoire de Rupert Turner

Le film prend pour point de départ une amitié épistolaire entre John F. Donovan, acteur d’une série populaire américaine, et un jeune écolier, Rupert Turner, venu habiter avec sa mère dans la banlieue londonienne suite au divorce de ses parents.

L’histoire se déroule dans les années 2000, au moment où les séries américaines commencent à avoir une grande emprise sur la culture de jeunes à l’échelle globale.

Trailer, Ma vie avec John F. Donovan.

Cette amitié peu orthodoxe est montrée plutôt du côté du jeune Rupert, qui subit le harcèlement de ses camarades à l’école, mais ne se laisse pas anéantir. Cette résilience s’appuie sur l’amitié qu’il entretient avec le comédien, et aussi par le visionnage de la série dans laquelle ce dernier joue. Mais, en réalité, il puise également ses forces dans l’espoir fou du jeune Rupert, qui s’imagine lui-même jouer avec Donovan. Sans se dire jamais amoureux (est-ce que c’est important ?) de Donovan, Rupert trouve à travers cette amitié la force de contourner des normes de genre, qui enferment les garçons dans la catégorie « mecs », et les filles dans la case « nanas ».

Rupert est un transfuge du « réel ». Il a réussi le prodige d’entretenir pendant des années une correspondance avec un acteur hollywoodien. Son imagination débordante nourrit sa vie réelle, il vit différemment ; il n’est pas comme les autres. Rupert est un enfant queer.

Un monde poétique

Les enfants queer nous indiquent un chemin, ils ouvrent une brèche. Loin de la conformité genrée et sexuelle à laquelle tous les enfants sont exposés, les enfants queer imaginent un nouveau monde, et le font avec une grande poésie, comme le disait Michael Warner.

Une image du film Ma vie en rose, d’Alain Berliner.

L’euphorie de Rupert, au début du film, quand il commence à regarder la nouvelle saison de la série dont Donovan est le protagoniste nous rappelle toutes ces manifestations de l’excès des désirs de tous ces enfants qui ne se laissent pas conformer aux normes de genre dans lesquelles ils sont socialisés et qu’ils sont le plus souvent contraints de suivre ; c’est l’acte performatif d’une masculinité alternative, comme dirait Judith Butler.

Opprimés dans les contextes institutionnels ordinaires dans lesquels ils sont obligés d’y être (école, famille, religion, socialisation de pairs, etc.), les enfants queer créent des imaginaires, ils fantasment, recréent le monde à travers de nouveaux langages, s’adressent à leurs amis imaginaires, inventent leur société idéale, à travers, à travers et grâce à leurs excès, leurs façons de transgresser les normes de genre.

Sauvé par Anna Vissi, star de la pop grecque

J’étais moi aussi un petit Rupert, quand à l’âge de 6 ans, j’ai commencé à idolâtrer cette icône musicale populaire grecque, appelée Anna Vissi. Ayant introduit dans l’industrie du spectacle grec de nouveaux styles musicaux (qui combinaient la pop occidentale avec des rythmes musicaux orientaux), et montant des concerts spectaculaires à Athènes, Anna Vissi était la super star pop des années 1990 et 2000. J’achetais ses disques, je dansais devant ses vidéos, je m’imaginais chanter ses chansons seul, avec elle, pour elle. Vissi m’a permis de vivre, m’a sorti de mes blessures psychiques quand mes camarades de classe m’appelaient « pédé ».

J’avais même postulé à une émission télévisée spécialisée dans la réalisation des vœux de ses spectateurs, en demandant la rencontrer. Quand des rumeurs sexistes circulaient à son propos, lui attribuant des pratiques sexuelles « perverses », je la défendais, je savais qu’un jour ces mêmes paroles me seraient adressées.

Tandis que mes amis et mes parents fermaient les yeux devant cette violence décomplexée à laquelle j’ai fait face pendant des années à l’école – même si ma mère y enseignait – sans que personne m’explique vraiment pourquoi (mais évidemment, je le savais très bien), Anna Vissi était là. Elle ne m’a jamais trahi. Elle fut ma compagne et mon soutien pendant des années.

Et quand j’ai changé de milieu, et commencé à côtoyer les « héritiers » intellectuels, des étudiants des universités prestigieuses auxquelles j’ai accédé – ceux qui avaient tous fait des écoles privées, et qui disposaient des clés de la « vraie » culture musicale – j’ai caché mon admiration pour celle qui m’avait sauvé. Parce qu’elle était considérée comme trop populaire, trop vulgaire, trop commerciale, trop différente des icônes artistiques reconnues par les représentants de la bourgeoisie intellectuelle hétérocentrée qui me dictait – imposant leur légitimité qui semblait toute naturelle – ce que je devais écouter pour devenir leur semblable.

Mais moi, je ne voulais pas être comme eux, je voulais les fuir, comme je voulais fuir ma famille. Je ne trouvais pas ma place ni dans ma famille, ni dans la « bourgeoisie intello hétéro ». Et Anna Vissi me montrait le chemin, sans grands discours, sans tabous, sans contraintes. Elle était toujours près de moi : quand j’allais à l’opéra, quand je faisais du théâtre amateur, quand je lisais Genet. Elle, elle ne m’a jamais trahi. Moi, peut-être un peu, mais pas elle.

Fantasmer de nouveaux rôles pour survivre

Le film de Dolan parle donc des enfants queer, à toutes les personnes queer, à toute personne ne se retrouvant pas dans des rôles de genre préétablis et imposés, à toute personne qui rêve un monde différent, et qui veut le mettre en pratique. Parce qu’à la différence des « rêveurs », les enfants queer préfigurent vraiment le monde qu’ils et elles veulent habiter, ici et maintenant.

Dans un monde de culture trans-nationalisée, on peut fantasmer de nouveaux rôles de masculinité ou de féminité à travers de nouveaux modèles hybrides, on peut tomber amoureux de nouvelles figures populaires qui ouvrent de nouveaux chemins au désir et aux possibles.

Le petit Rupert grandit, et trouve son chemin, ce qui n’est pas malheureusement toujours le cas pour tous les enfants queer. Ces enfants, pour devenir des adultes, queer ou pas, doivent d’abord survivre, en mettant en place des stratégies et des alliances, parfois avec des ami·e·s, parfois avec certains membres de leur famille, mais souvent, très souvent, avec leur propre John F. Donovan et leur propre Anna Vissi.


Konstantinos Eleftheriadis est l’auteur du livre « Queer festivals : Challenging collective identities in a transnational Europe » (Amsterdam University Press, 2018).

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