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Photo en noir et blanc de Frederick Banting et John Macleod, qui reçurent le prix Nobel pour leurs travaux sur l’insuline.
Frederick Banting et John Macleod, qui reçurent le prix Nobel pour leurs travaux sur l’insuline. Fisher Insulin Collection, Rare Book Library, University of Toronto.

La découverte de l'insuline : une histoire d'egos monstrueux et de rivalités toxiques

Lorsque la sonnerie de son téléphone se fit entendre, en ce matin d’octobre 1923, le médecin et scientifique canadien Frederick Banting ignorait encore qu’il était sur le point de recevoir l’appel dont rêve certainement tout scientifique. À l’autre bout du fil, l’un de ses amis lui demanda d’un ton enthousiaste s’il avait lu les journaux du matin. Tandis que Banting répondait par la négative, ledit ami lui annonça qu’il venait de recevoir le prix Nobel pour sa découverte de l’insuline. En réponse, Banting l’envoya au diable et raccrocha violemment le combiné. Puis il sorti acheter le journal du matin.

Il avait effectivement bel et bien reçu le prix Nobel, mais celui-ci avait également été décerné à son patron, John Macleod, professeur de physiologie à l’Université de Toronto. Et c’était bien là le problème.

Ego monstrueux, rivalités professionnelles toxiques et injustices sont les ingrédients de la découverte de l’insuline. Avec, au centre de ce drame, un autre personnage, et pas des moindres : le diabète.

« Le mal qui pisse »

Selon un récent rapport de l’Organisation mondiale de la santé, les injections d’insuline maintiennent actuellement en vie environ 9 millions de personnes atteintes de diabète de type 1. Je fais moi-même partie de ces patients. C’est précisément le choc ressenti lors de mon propre diagnostic, établi voici un peu plus de dix ans, qui m’a amené à enquêter sur la découverte de ce médicament, que j’allais devoir m’injecter plusieurs fois par jour durant le reste de mon existence.

Frederick Banting en couverture du magazine TIME le 27 août 1923.
Frederick Banting en couverture du magazine TIME le 27 août 1923. Pictorial Press Ltd / Alamy Stock Photo

Étymologiquement, le terme diabète provient d’un mot du grec ancien signifiant « couler ». Il s’agit là d’une référence à l’un de ses symptômes les plus courants, les fréquentes visites aux toilettes des malades. Celles-ci ont d’ailleurs amené le médecin anglais du XVIIe siècle Thomas Willis (1625-1675) à forger une expression ô combien plus mémorable pour qualifier cette affection : le « mal qui pisse ». Cependant, dans les faits, ces pauses-pipi trop fréquentes n’ont longtemps été que le cadet des soucis des malades.

En effet, avant la découverte de l’insuline, tout diagnostic de diabète de type 1 s’accompagnait d’un pronostic de mort certaine. Incapables de métaboliser les sucres de leur alimentation, les malades s’affaiblissaient et s’émaciaient, avant de tomber dans le coma (en raison de la production de composés toxiques appelés cétones), puis de mourir. Jusqu’au début du XXe siècle, la prise en charge des patients consistait principalement à retarder l’inévitable en les soumettant à des régimes drastiques au nom évocateur de « régime de famine »).

Photo d’Elliott P. Joslin, médecin de Boston spécialiste du diabète.
Photo d’Elliott P. Joslin, médecin de Boston spécialiste du diabète. Insulin Collection, University of Toronto.

On imagine sans peine la stupeur des médecins lorsqu’au début des années 1920, on découvrit une hormone capable de ramener les taux de sucre trop élevés des patients diabétiques à des niveaux sains. Une hormone qui pouvait même les sortir du coma. Étant donné que cette substance était produite au sein du pancréas par de petites plaques de tissus ressemblant à des îlots, elle reçut le nom d’« insuline », (du mot latin insula, « île »).

Lorsqu’en 1922 l’éminent diabétologue américain Elliott Joslin utilisa pour la première fois l’insuline afin de traiter ses patients, il fut tellement stupéfait par son efficacité qu’il la compara à la « vision d’Ezéchiel », le prophète de l’Ancien Testament qui aurait vu une vallée d’ossements desséchés se lever, être revêtue de chair et revenir à la vie. Le collègue de Joslin, Walter Campbell, fut également impressionné, bien qu’il exprimât son étonnement de manière beaucoup moins poétique : il décrivit les extraits pancréatiques bruts comme « une épaisse boue brune ».

Si cette boue brune était capable de sauver des vies, il apparût vite évident qu’elle pouvait tout aussi facilement en prendre. Injectée à la mauvaise dose, elle faisait en effet chuter le taux de sucre dans le sang du patient, le plongeant dans un état de choc hypoglycémique pouvant conduire à un coma potentiellement fatal.

Les journaux saluèrent néanmoins la découverte de l’insuline comme un miracle. Éloges et gratifications affluèrent rapidement vers son découvreur. Banting reçut une lettre du Premier ministre canadien Mackenzie King lui accordant une pension à vie du gouvernement du Canada. Il fut aussi invité à inaugurer l’Exposition nationale canadienne (un honneur réservé à « un citoyen canadien ou britannique distingué ») et fut même convoqué par le roi George V pour une audience au palais de Buckingham. Puis vint le prix Nobel.

 La première page du Toronto Star du 22 mars 1922 présente les accomplissements de Banting et Best concernant l’insuline et un traitement du diabète.
La première page du Toronto Star du 22 mars 1922 présente les accomplissements de Banting et Best concernant l’insuline et un traitement du diabète. Matteo Omied / Alamy Stock Photo / Toronto Star

Pourquoi tant de colère ?

Pourquoi, alors, Banting était-il si furieux lorsqu’il reçut cet appel téléphonique ? Parce qu’il considérait que l’obligation de partager le prix avec Macleod n’était pas seulement une parodie, mais également une véritable insulte. Selon lui, Macleod n’avait absolument aucun droit de revendiquer la paternité de la découverte de l’insuline, comme l’indique très clairement un extrait de son journal, écrit en 1940 :

« Macleod, d’un autre côté, n’était pas digne de confiance. C’était l’homme le plus égoïste que j’aie jamais connu. Il cherchait à chaque occasion possible à se mettre en avant. Si vous disiez quoi que ce soit à Macleod le matin, le soir même, ces propos étaient déjà imprimés ou cités en son nom dans une conférence… Il était sans scrupule et volait idée ou crédit d’un travail à toute source possible. »

Pourtant, si Macleod n’avait pas été là, Banting n’aurait peut-être jamais reçu le prix Nobel. Il serait probablement resté un médecin généraliste anonyme, rencontrant des difficultés professionnelles, quelque part dans la province canadienne de l’Ontario.

Après avoir servi sur le front occidental durant la Première Guerre mondiale, Banting était certes revenu au Canada auréolé du statut de héros de guerre blessé. Ayant reçu une formation de médecin, il avait espéré ouvrir un cabinet médical privé. Mais sa carrière devait rapidement décliner.

Ses espoirs de prospérité s’évanouirent rapidement, et il se retrouva à passer le plus clair de son temps à rédiger des prescriptions d’aliments pour bébé. Réduit à préparer ses repas sur un bec Bunsen, il était à cette époque incapable de se payer ne serait-ce qu’une sortie au cinéma. Il envisagea alors une carrière alternative de peintre paysagiste, mais là encore, ses espoirs furent réduits en cendres lorsqu’un marchand d’art local accueillit avec mépris ses efforts créatifs. À cette époque, où que porta son regard, Banting n’aperçevait qu’hostilité…

200 unités ou 10cc d’insuline des années 30 fabriquée par le laboratoire pharmaceutique Eli Lilly, Indianapolis, États-Unis.
200 unités ou 10cc d’insuline des années 30 fabriquée par le laboratoire pharmaceutique Eli Lilly, Indianapolis, États-Unis. Walter Cicchetti / Alamy Stock Photo

L’hostilité caractérisa également sa première rencontre avec Macleod. Banting s’était rapproché de lui, car il pensait avoir découvert une nouvelle façon d’isoler l’hormone antidiabétique tant convoitée, fabriquée par le pancréas. Mais il ne suscita pas un enthousiasme débordant : selon son souvenir, Macleod l’écouta pendant un moment, puis commença ostensiblement à lire des lettres posées sur son bureau.

Macleod ne manquait pas d’intérêt pour les travaux de Banting, mais il était préoccupé par le fait que, même si ce dernier avait eu une inspiration certaine, il ne possédait pas les compétences chirurgicales requises pour la concrétiser. Il lui accorda néanmoins le bénéfice du doute, et s’arrangea pour qu’il commence à travailler avec Charles Best, un étudiant en dernière année de spécialisation. Leur association fut par la suite décrite comme « une collaboration historique ». Toutefois, comme Banting le rappela plus tard, ce partenariat n’avait pas débuté sous les meilleurs auspices. En effet, après avoir constaté que certaines des données initiales de Best présentaient une importante variabilité, il le rappela à l’ordre de façon très sèche :

« Je l’attendais et, dès que je l’aperçu, je lui passai un savon. Il se prenait tout à la fois pour l’envoyé de Dieu et de Macleod, mais quand j’en ai eu fini avec lui, il n’était plus sûr de rien… Nous nous sommes beaucoup mieux compris après cela. »

Photo de Frederick Banting (à droite) et Charles Best (à gauche) avec un chien sur le toit du Medical Building de l’Université de Toronto en août 1921.
Frederick Banting (à droite) et Charles Best (à gauche) avec un chien sur le toit du Medical Building de l’Université de Toronto en août 1921. Thomas Fisher Rare Book Library, University of Toronto

Une fois ces problèmes initiaux réglés, Banting et Best passèrent l’été 1921 à suer sang et eau dans leur laboratoire, fabriquant des extraits pancréatiques et testant leurs effets sur la glycémie de chiens diabétiques. Si Banting se montrait rugueux envers Best, il n’était qu’amour et affection pour ses chiens de laboratoire :

« Je n’oublierai jamais ce chien aussi longtemps que je vivrai. J’ai vu des patients mourir et je n’ai jamais versé une larme. Mais quand ce chien est mort, j’ai demandé à ce que l’on me laisse seul, car malgré mes efforts je ne pouvais empêcher mes larmes de couler. »

Macleod étant parti en Europe pour l’été, Banting lui écrivit, tout excité, pour lui faire part de leurs derniers résultats. Mais la réponse qu’il reçut le déçut. Macleod lui fit en effet gentiment remarquer que certains des résultats expérimentaux obtenus étaient incohérents, et que les expérimentations manquaient des contrôles appropriés. Lorsque, à son retour à la fin de l’été, Macleod informa Banting que l’Université de Toronto ne pouvait pas accéder à ses demandes d’espace et de ressources supplémentaires, Banting quitta la pièce comme une furie, menaçant de partir avec ses travaux et clamant : « Je vais montrer à ce petit fils de pute qu’il n’est pas l’Université de Toronto ! »

À la fin de l’année 1921, les choses avaient encore empiré. Macleod estima en effet qu’il était temps pour Banting et Best de présenter leurs travaux au cours d’une conférence scientifique organisée à l’Université de Yale en décembre. Mais lorsque Banting se leva pour s’adresser à l’American Physiological Society, le prestige de son auditoire eut raison de ses nerfs, et sa présentation fut un désastre. Il écrivit plus tard :

« Lorsque l’on me demanda de présenter nos travaux, je fus quasiment paralysé. Je n’arrivais plus à me souvenir de rien, ni même à penser. Je ne m’étais jamais adressé à un tel auditoire auparavant - j’étais intimidé. Je n’ai pas fait une bonne présentation. »

Afin de redresser la barre et d’éviter le naufrage, Macleod pris la relève et termina la présentation. Banting perçut cet acte comme un coup d’éclat visant à lui retirer le mérite de la découverte de l’insuline, qui plus est devant un parterre constitué des plus éminents spécialistes du domaine. Cet événement alimenta les soupçons qu’il nourrissait : la découverte de l’insuline lui échappait. Il avait désespérément besoin de réaffirmer son autorité sur ces travaux. L’occasion d’y parvenir allait se présenter en janvier 1922.

Leonard Thompson est âgé de 14 ans lorsque son père l’amène à l’hôpital général de Toronto. L’adolescent, qui souffre de diabète de type 1, est alors aux portes de la mort. Dans l’un de ses ouvrages, Banting décrit comment la maladie l’avait affecté : « mal nourri, pâle, pesant moins de 33 kg, perdant ses cheveux, l’haleine chargée d’une odeur d’acétone… Il paraissait éteint, parlait plutôt lentement, et semblait tout à fait disposé à rester couché toute la journée ». Le pronostic d’un étudiant en médecine senior tomba, brutal et sinistre : « Nous savions tous qu’il était condamné ».

Photo de Leonard Thompson, le premier patient traité par insuline.
Leonard Thompson, le premier patient traité par insuline. Insulin Collection, University of Toronto.

Dans l’après-midi du 11 janvier 1922, Leonard se voit injecter 15 cc d’extrait pancréatique préparé par Best. Les espoirs sont immenses, mais l’effet est décevant. Malgré une baisse de 25 % du taux de sucre dans le sang du jeune homme, son organisme continue à produire des corps cétoniques, signe évident que l’extrait n’a qu’un effet antidiabétique limité. Plus grave encore, l’injection s’est accompagnée d’une réaction toxique se traduisant par la formation d’un abcès au point d’injection. Faisant état de ces travaux dans le Journal de l’Association médicale canadienne, Banting et Best tirent la triste conclusion que l’injection de leur extrait n’a permis de mettre en évidence « aucun avantage clinique ».

Deux semaines plus tard, le 23 janvier, Leonard Thompson reçoit néanmoins une nouvelle injection. Cette fois, le résultat s’avère radicalement différent. Dans la publication relatant ces travaux, les membres de l’équipe de Toronto indiquent que suite à l’injection, l’adolescent devint « plus actif, avait meilleure mine et disait se sentir plus fort ». Sa glycémie avait aussi nettement diminué. Mais le résultat le plus significatif était peut-être que, cette fois, aucun effet secondaire toxique ne fut à déplorer.

« Je l’aurais assommé »

Pourquoi une telle différence entre les résultats des deux injections ? Qu’est-ce qui avait bien pu se passer au cours des deux semaines qui les séparaient ? En réalité, le second lot d’extrait n’avait pas été préparé par Banting et Best, mais par leur collègue James Collip. Grâce à sa formation de biochimiste, celui-ci était parvenu à éliminer suffisamment d’impuretés de l’extrait pancréatique brut pour qu’une fois injecté, il ne provoque pas de réaction toxique.

 Photographie de James Bertram Collip.
Photographie de James Bertram Collip. Insulin Collection, University of Toronto.

Le secret du succès de Collip était l’alcool. Certes, Banting et Best en avaient eux aussi utilisé pour éliminer les impuretés de leurs préparations, mais c’est bien Collip qui a mis au point la méthode pour qu’un extrait pancréatique devienne utilisable en tant que traitement dépourvu d’effets indésirables. C’est également lui qui a découvert que l’insuline pouvait non seulement sauver des vies, mais aussi en prendre.

En effet, après avoir injecté une fraction de sa préparation purifiée à des animaux sains, il constata que ceux-ci convulsaient, devenaient comateux et finissaient par mourir. Et pour cause : les préparations de Collip étaient désormais si pures qu’elles déclenchaient chez les animaux un choc hypoglycémique. Ce danger, chaque patient de type 1 apprend aujourd’hui encore à en déceler les symptômes - toujours grâce aux travaux de Collip - et à y remédier en ingérant du sucre à assimilation rapide.

Banting, cependant, ne considèra pas les découvertes de Collip comme une raison de se réjouir, mais y vit plutôt une nouvelle menace. Lorsque Collip hésita à divulguer les secrets de son succès, il s’emporta :

« Je l’ai saisi d’une main par le revers de son pardessus et, le soulevant presque, je l’ai fait asseoir brusquement sur la chaise. Je ne me souviens pas de tout ce qui s’est dit, mais je me rappelle lui avoir déclaré que c’était une bonne chose qu’il soit beaucoup plus petit que moi, car sinon je l’aurais “assommé” ».

Alors qu’il s’enfonce toujours plus dans la peur et la suspicion, Banting tente de s’apaiser en consommant de l’alcool volé au laboratoire. « Je ne pense pas qu’il y ait eu une seule nuit au cours du mois de mars 1922 où je me suis couché sobre », déclara-t-il ultérieurement.

Deux mois plus tard, Macleod annonça officiellement la nouvelle de la découverte de l’insuline à l’ensemble de la communauté scientifique, durant une réunion de l’Association des médecins américains à Washington. Banting n’avait pas fait le déplacement, prétendant qu’il n’avait pas les moyens de payer le billet de train.

Toutefois, quand vint l’année de la remise du prix Nobel qui alimenta un peu plus la colère de Banting, un autre expert aurait pu avoir lui aussi des raisons de fulminer. Georg Zuelzer aurait en effet peut-être pu lui aussi revendiquer la paternité de la découverte de l’insuline. Il avait en effet commencé à travailler sur cette substance plus de 20 ans avant les Canadiens. Mais la Première Guerre mondiale allait passer par là…

La tragédie de Georg Zuelzer

En 1908, le médecin allemand Georg Zuelzer démontra que des extraits pancréatiques avaient été capables non seulement de faire diminuer les taux de sucres et de cétones dans l’urine de six patients diabétiques, mais qu’ils avaient aussi permis de faire sortir au moins l’un de ces patients d’un coma diabétique. Zuelzer était alors si confiant quant à l’efficacité de sa préparation - qu’il avait baptisée « Acomatol » - pour traiter le diabète qu’il avait même déposé un brevet.

Le travail de Georg Zuelzer a été interrompu par la Première Guerre mondiale.

Zuelzer avait cependant lui aussi été confronté à des problèmes d’effets secondaires, comme devraient y faire face plus tard Banting et Best. Des impuretés dans sa préparation avaient provoqué de la fièvre, des frissons et des vomissements chez les patients. Le médecin allemand savait qu’il lui faudrait y remédier si l’Acomatol devait un jour être utilisé en clinique. Mais il avait déjà des idées sur la façon de s’y prendre pour y parvenir : dans son brevet, il expliquait comment l’alcool pouvait être utilisé pour éliminer ces impuretés.

En 1914, les choses se présentent sous un jour favorable pour le médecin allemand, qui dispose désormais du soutien de la société pharmaceutique suisse Hoffman La Roche. Mieux encore, ses préparations ne provoquent plus aucune fièvre, frisson ou vomissement. En revanche, Zuelzer observe de nouveaux et graves effets secondaires : les animaux de laboratoire sur lesquels elles sont testées sont pris de convulsions et tombent parfois dans le coma. Mais avant même que Zuelzer ne puisse se pencher sérieusement sur la question, une catastrophe allait se produire : à l’été 1914, la Première Guerre mondiale est déclarée, interrompant brutalement ses recherches sur l’insuline, lesquelles ne seront jamais poursuivies.

La suite est connue : près de dix ans plus tard, le prix Nobel allait être attribué à Banting et Macleod. Ce premier coup dur allait rapidement être suivi d’un second. Zuelzer ne réalisa en effet qu’à ce moment que les effets indésirables qu’il avait observés - convulsions et coma - n’étaient pas dus à des impuretés présentes dans ses préparations. Au contraire, il s’agissait des symptômes d’un choc hypoglycémique qui se manifestait parce que son insuline était si pure qu’elle provoquait un effondrement catastrophique du taux de sucre dans le sang !

Malgré l’efficacité de la préparation d’insuline que le médecin détenait entre ses mains, le succès s’est refusé à lui, en raison de circonstances bien indépendantes de sa volonté… Pour Paula Drügemöller et Leo Norpoth, qui retracé l’histoire de la recherche allemande sur l’insuline, le destin de Georg Zuelzer a tout de celui d’un personnage de tragédie grecque

« Ce fils de pute de Best »

Pourquoi le nom de Zuelzer a-t-il été perdu pour la postérité ? Selon le regretté historien Michael Bliss, la réponse a beaucoup à voir avec Charles Best qui, tout comme Zuelzer, s’était senti blessé lorsque le prix Nobel fut décerné à Banting et Macleod. Lorsque Banting apprit qu’il avait reçu le Nobel, il envoya un télégramme à Best, qui se trouvait à Boston à l’époque : « Les administrateurs du prix Nobel nous ont décerné leur prix, à Macleod et moi-même. Ma part de cette récompense vous est à jamais acquise. »

Fidèle à sa parole, il annonça publiquement qu’il partagerait la moitié de son prix de 20 000 dollars canadiens avec Best. Mais si Banting espérait ainsi consoler Best de n’avoir pas vu son nom associé au prix Nobel, il se trompait lourdement. Le ressentiment exprimé par Best d’avoir été ainsi négligé ne s’éteint pas, et finit par irriter Banting. En 1941, peu avant de s’envoler pour le Royaume-Uni dans le cadre d’une mission secrète en lien avec la Seconde Guerre mondiale, Banting indiqua clairement que sa générosité d’antan envers Best s’était depuis longtemps évaporée :

« Cette mission est risquée. Si je ne reviens pas et qu’ils donnent ma chaire [professorale] à ce fils de pute de Best, je me retournerai à jamais dans ma tombe. »

Ses paroles se sont révélées tragiquement prophétiques : peu après le décollage, son avion s’écrasa, et Banting fut tué. Étant donné que Macleod était mort en 1935, les seuls survivants de l’équipe de recherche de Toronto originelle étaient désormais Best et Collip. Et Best était bien déterminé à ce que son nom reste dans les mémoires. Cependant, s’il voulait pouvoir revendiquer la paternité de la découverte de l’insuline, encore fallait-il pouvoir préciser le moment exact où elle s’était produite.

Était-ce au cours de l’été 1921, lorsque lui et Banting, travaillant seuls, avaient isolé des extraits pancréatiques capables de faire baisser la glycémie d’un chien diabétique ? Ou était-ce plutôt en janvier 1922, lorsque Leonard Thompson a été traité avec succès pour la première fois ? Si cette date devait être retenue, Best aurait dû reconnaître que c’était la préparation de Collip, et non la sienne, qui avait été à l’origine du succès du traitement de Leonard Thompson.

Dans les nombreux discours qu’il donna à mesure que sa renommée grandissait au sein de l’establishment médical nord-américain, Best mentionna parfois la contribution de Collip. Mais il en diminuait toujours la portée, ou la citait uniquement pour souligner le rôle crucial qu’il avait lui-même joué dans la reprise de la production d’insuline, à une période où Collip avait temporairement égaré le secret de sa purification.

Best insista aussi sur le fait que le moment décisif dans l’histoire de la découverte l’insuline avait été la première injection reçue par Leonard Thompson, le 11 janvier 1922. Avec, donc, un extrait fabriqué par lui-même et Banting… Cela minimisait commodément le fait que le véritable succès thérapeutique n’était survenu que deux semaines plus tard, lorsque le garçon avait finalement été traité avec la préparation de Collip. Best n’hésita pas non plus à affirmer que l’innovation cruciale consistant à utiliser l’alcool pour éliminer les impuretés toxiques avait résulté en grande partie de son initiative.

Il alla même plus loin, en insistant sur le fait que l’insuline avait été découverte au cours de l’été 1921, alors que lui et Banting travaillaient seuls, testant leurs extraits sur des chiens diabétiques, soit longtemps avant l’arrivée de Collip à Toronto. La principale réponse de Collip à ces affirmations consista en un silence stoïque.

Convaincre le reste du monde

Nicolae Paulescu, scientifique roumain tombé en disgrâce. Insulin Collection, University of Toronto.

Best était enfin parvenu à se faire une place dans l’histoire de la médecine. Du moins, c’est ce qu’il semblait, jusqu’à ce qu’il reçut une lettre à la fin des années 1960, laquelle devait faire l’effet d’une bombe. Cette lettre révélait qu’au cours de l’été 1921, au moment où Banting et Best se lançaient dans leurs propres recherches, un scientifique roumain du nom de Nicolae Paulescu avait déjà publié des expériences similaires dans une revue scientifique européenne. Mais les travaux scientifiques de Paulescu avaient ensuite été éclipsés par des révélations sur son implication dans les infâmes politiques antisémites de son pays et le rôle qu’il avait joué pour inciter la Roumanie à participer à l’Holocauste.

Lorsqu’il fut demandé à Best si des chercheurs tels que Paulescu, Zuelzer et une poignée d’autres, comme le scientifique du Rockefeller Institute Israel Kleiner, méritaient un quelconque crédit pour la découverte de l’insuline, sa réponse s’avéra particulièrement claire :

« Aucun d’entre eux n’est parvenu à convaincre le reste du monde de l’importance de ce qu’ils avaient en main… Pour chaque découverte, il s’agit là du point le plus important. Vous devez convaincre le milieu scientifique. Et nous l’avons fait. »

 Charles Best, dans une reconstitution de son laboratoire.
Charles Best, dans une reconstitution de son laboratoire. Charles Walker Collection / Alamy Stock Photo

Michael Bliss, qui a beaucoup écrit sur les travaux de Banting et Best, explique que ce dernier semble avoir été « profondément anxieux et obsédé par son rôle dans l’histoire ». Il ajoute que : « Les tentatives maladroites de manipuler le dossier historique de la découverte de l’insuline auraient été pathétiques et à peine dignes de commentaires si elles n’avaient pas été si grossièrement injustes envers les anciens associés de Best et si elles n’avaient eu, pendant un temps, autant d’influence. »

L’or de Wall Street

Quels que soient les jugements que l’on porte sur Best, on ne peut nier que sa remarque montrait qu’il avait compris qu’un changement crucial était à l’œuvre dans la façon de faire de la science. Expérimenter en laboratoire ne constituait plus qu’une partie de l’histoire : les chercheurs devaient également persuader le reste du monde de la valeur de leurs expériences.

Au moment de sa mort, en 1978, cette leçon avait été bien apprise au sein de la communauté scientifique, comme l’illustra, en septembre de la même année, la conférence de presse donnée par une équipe composée de scientifiques de l’hôpital City of Hope en Californie du Sud et de la jeune société de biotechnologie Genentech à San Francisco.

Depuis l’époque de Banting et Best, l’insuline utilisée par les patients atteints de diabète de type 1 pour leurs injections était un sous-produit de l’industrie de la viande : elle était extraite de tissus de vaches ou de porcs. Or, pour la première fois, la collaboration Genentech - City of Hope allait permettre aux malades d’accéder à de l’insuline humaine, grâce au clonage et à l’expression réussis du gène de l’insuline. Cette réussite constitua une victoire décisive. Elle permit notamment de gagner les cœurs et les esprits du public et des médias, qui craignaient jusque-là cette nouvelle technologie.

 Photo de l’équipe impliquée dans le clonage et l’expression réussis du gène de l’insuline humaine, en 1978. De gauche à droite - Keiichi Itakura, Art Riggs, Dave Goeddel, Roberto Crea
L’équipe impliquée dans le clonage et l’expression réussis du gène de l’insuline humaine, en 1978. De gauche à droite - Keiichi Itakura, Art Riggs, Dave Goeddel, Roberto Crea. Photo aimablement fournie par le Prof Art Riggs., Author provided (no reuse)

Wall Street a également adoré : au matin du 14 octobre 1980, lorsque la cloche sonna pour annoncer l’ouverture des marchés, l’entrée en bourse de la société Genentech provoqua chez les courtiers une véritable frénésie d’achat d’actions. Ses fondateurs, le capital-risqueur Bob Swanson et le scientifique Herb Boyer, devinrent rapidement multimillionnaires.

Mais plus d’un siècle après la première administration d’une préparation d’insuline, le diabète demeure une maladie chronique incurable. Alors même qu’il comparait la puissance de sa préparation à la vision d’Ezéchiel, Elliott Joslin accompagnait son envolée lyrique d’un avertissement sévère : « Avant tout, l’insuline est un remède pour les sages, et non pour les fous ». Selon lui, l’insuline ne pouvait être efficace que si son utilisation allait de pair avec la discipline, la réflexion et un comportement responsable de la part des patients.

Cette leçon est également valable dans d’autres domaines, même si nous ne sommes pas prêts à l’entendre. S’exprimant lors du sommet de la CoP 26, à Glasgow, en 2021, le conseiller scientifique en chef du gouvernement britannique, Sir Patrick Vallance, a souligné qu’il ne faut pas espérer que la technologie résolve à elle seule tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Quand bien même nous souhaitons que les solutions technologiques nous dispensent de faire des efforts, elles n’auront d’efficacité que si leur utilisation s’accompagne de changements de nos comportements.

Ce constat se vérifie tout autant pour gérer le diabète grâce à l’insuline qu’en ce qui concerne notre capacité à faire face aux conséquences d’une pandémie grâce aux vaccins, aux masques et à la distanciation sociale, ou au changement climatique grâce à la capture du carbone, aux voitures électriques et à l’extinction des lumières lorsque nous quittons une pièce… Alors que nous devons relever les nombreux défis qui s’annoncent, nous ferions bien de garder à l’esprit l’histoire de l’insuline. Elle est riche d’enseignements pour nous tous.

This article was originally published in English

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