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La demande énergétique mondiale est sous-estimée, et c’est un vrai problème pour le climat

La crédibilité des scénarios climatiques mondiaux est sujette à caution, en particulier pour ceux qui font l’hypothèse d’un découplage absolu entre activité économique et consommation d’énergie. Shutterstock

Remplacer les combustibles fossiles (pétrole, charbon, gaz) par des énergies bas carbone (les renouvelables et le nucléaire) est indispensable pour limiter le dérèglement du climat. Mais comme les énergies fossiles ne vont pas disparaître de sitôt, il est aussi impératif d’augmenter l’efficacité avec laquelle on les utilise, c’est-à-dire produire plus avec autant (voire moins) d’énergie.

Dans le scénario « développement durable » de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’efficacité énergétique est d’ailleurs considérée comme le premier levier pour réduire les émissions de CO2. Améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments et de toutes les machines qui nous entourent contribuerait à 37 % de l’effort nécessaire pour décarboner l’économie mondiale d’ici 2050.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) considère lui aussi que l’efficacité énergétique est un élément clé de la transition écologique. Il en va d’ailleurs ainsi pour tous les gouvernements engagés dans l’Accord de Paris.

Mais il se pourrait que cette stratégie ne fonctionne pas, car elle omet un phénomène qui œuvre depuis longtemps pour contrer les bénéfices de l’efficacité énergétique : l’« effet rebond ».

Origines des réductions d’émissions de CO₂ liées à l’énergie dans le scénario « développement durable » de l’AIE, vis-à-vis d’un scénario intégrant toutes les politiques publiques déclarées. Victor Court (adapté du rapport World Energy Outlook 2019), CC BY-NC-ND

L’éléphant au milieu de la pièce

Parfois appelé « paradoxe de Jevons », du nom du premier économiste à l’avoir étudié au milieu du XIXe siècle, l’effet rebond correspond à l’ensemble des mécanismes économiques et comportementaux qui annulent une partie, ou la totalité, des économies d’énergie résultant des gains d’efficacité.

Par exemple, si les ingénieurs parviennent à diminuer de moitié la consommation d’essence nécessaire pour parcourir un kilomètre en voiture, les automobilistes peuvent dépenser deux fois moins d’argent pour parcourir la même distance, mais ils peuvent aussi parcourir deux fois plus de kilomètres avec le même budget ! L’histoire nous montre que c’est la seconde option qui a été suivie, en augmentant au passage le poids, le confort, la vitesse maximale et la puissance des voitures.

Ainsi, en abaissant le coût d’un service donné – s’éclairer, se déplacer, se chauffer, se nourrir, se divertir –, l’efficacité énergétique engendre un surcroît d’utilisation de ce service : on s’éclaire plus, on se déplace plus, on se chauffe, on se nourrit et on se divertit davantage grâce aux gains d’efficacité énergétique.

Mais disposer d’un éclairage ou d’une voiture plus économe peut aussi pousser les consommateurs à utiliser une partie de leurs revenus pour acheter autre chose que de l’électricité ou de l’essence : par exemple, un billet d’avion ou bien un nouveau smartphone. Il en va d’ailleurs de même pour les entreprises, qui peuvent allouer à de nouvelles activités les revenus épargnés grâce à l’efficacité énergétique.

À terme, ces changements de comportement peuvent modifier les prix et les incitations à investir dans telle ou telle infrastructure (le système routier plutôt que le système ferroviaire par exemple), et ainsi modifier encore un peu plus la consommation d’énergie.

L’ampleur des effets rebonds est difficile à quantifier, mais une tendance se dégage dans les connaissances que nous avons de ce phénomène. Dans une étude récente, nous avons montré avec mes collègues que les preuves d’effets rebonds très significatifs étaient de plus en plus nombreuses : plus de la moitié des économies d’énergie résultant d’une amélioration de l’efficacité énergétique semble ne jamais se concrétiser dans la réalité…

Pas d’énergie, pas de PIB

Dans le même temps, l’efficacité énergétique tend à améliorer la qualité de vie, stimuler la productivité et accroître la compétitivité : autant d’éléments qui contribuent à la croissance de l’économie et à l’augmentation de la demande d’énergie, et donc aux émissions de gaz à effet de serre.

C’est ce qui explique que le produit intérieur brut (PIB) et la consommation d’énergie ont toujours été étroitement liés. On sait en effet que la croissance de l’activité économique est systématiquement allée de pair avec une augmentation de la consommation d’énergie, tandis qu’un accès restreint à l’énergie a toujours limité la croissance économique.

Néanmoins, le PIB et la consommation d’énergie n’évoluent pas strictement à la même vitesse. Entre 1971 et 2018, le PIB mondial a augmenté en moyenne de 3,1 % par an, tandis que la consommation mondiale d’énergie finale (c’est-à-dire la quantité totale d’énergie consommée par les utilisateurs finaux) s’est accrue de 1,8 % chaque année. C’est ce qu’on appelle un « découplage relatif » : les deux variables augmentent, mais le PIB augmente plus vite que la consommation d’énergie.

Faire plus avec moins ?

En raison de changements dans la structure des économies, à savoir plus de services, moins d’industries et des gains d’efficacité énergétique très élevés, les organisations telles que le GIEC et l’AIE prévoient une croissance faible ou nulle de la consommation mondiale d’énergie au cours des prochaines décennies, tout en maintenant une croissance économique relativement élevée.

Ces groupes d’experts font donc l’hypothèse d’un découplage relatif entre PIB et consommation d’énergie, mais à des niveaux bien supérieurs à ceux du passé. Plusieurs de leurs scénarios postulent même qu’un « découplage absolu » est possible : ils prévoient que le PIB pourrait continuer d’augmenter tandis que la consommation d’énergie diminuerait ; et ce, malgré la nécessité d’investir à grande échelle dans les infrastructures à forte intensité énergétique et dans l’industrie lourde des pays en développement.

Le problème, c’est qu’il n’existe aucun précédent historique de découplage absolu au niveau mondial. Seuls quelques pays riches ont pu connaître certaines années un découplage absolu entre leur PIB et leur consommation d’énergie, mais cela était dû à une raison bien précise : ils avaient au préalable délocalisé une grande partie de leur industrie.

La figure ci-dessous permet de comprendre l’ampleur de la déconnexion qui existe entre données historiques et scénarios futurs.

Tendances historiques et scénarios futurs pour la consommation d’énergie finale et le PIB au niveau mondial. On ne présente ici que deux des cinq « shared socio-economic pathways » (SSP, c’est-à-dire les « trajectoires socio-économiques partagées »), utilisés par les modélisateurs pour examiner comment les tendances démographiques, économiques et techniques pourraient évoluer au cours du prochain siècle. Le scénario SSP2 est le scénario moyen qui poursuit les tendances historiques, tandis que le scénario SSP1 fait l’hypothèse d’une trajectoire plus équitable et plus soutenable sur le plan écologique. Victor Court (adapté de Brockway et coll., 2021), CC BY-NC-ND

On a représenté sur ce graphique la trajectoire de l’économie mondiale en matière de consommation d’énergie finale (en ordonnées) et de production économique (en abscisses), soit avec les données de la période 1971-2018 (rond noir), soit dans le cadre de quelques scénarios du GIEC permettant de stabiliser le changement climatique à 1,5 °C ou 2 °C (respectivement en bleu et en orange).

La courbe en pointillé rouge montre que la relation empirique entre PIB et énergie a été quasiment linéaire sur les cinquante dernières années : le PIB mondial a crû à peine plus vite que la consommation d’énergie, c’est le découplage relatif que nous avons évoqué un peu plus haut.

On observe que les scénarios visant une stabilisation du dérèglement climatique à 2 °C (en orange) correspondent à un découplage relatif bien plus important que par le passé, tandis qu’une stabilisation de la dérive climatique à 1,5 °C implique de réaliser un découplage absolu entre PIB et consommation d’énergie.

Plongée dans les modèles énergétiques et climatiques

Une question clé est de savoir si les effets rebonds sont correctement pris en compte dans les modèles énergétiques et climatiques mondiaux.

Dans notre étude, nous avons examiné quatre des « modèles d’évaluation intégrés » utilisés par le GIEC, ainsi que les modèles développés par BP, Shell, l’AIE et l’US Energy Information Administration (EIA).

Nous avons constaté que la plupart de ces modèles étaient incapables de saisir un grand nombre des mécanismes contribuant à l’effet rebond. Deux de ces modèles comprenaient une modélisation plus détaillée de l’économie, mais en omettant tout de même des mécanismes importants tels que ceux faisant évoluer la taille relative des différents secteurs de l’économie.

Par ailleurs, plutôt que d’estimer l’impact de l’efficacité énergétique sur la consommation réelle, certains modèles fonctionnent en sens inverse : ils définissent d’abord la consommation d’énergie désirée, et ils déduisent ensuite les gains d’efficacité nécessaires pour atteindre cet objectif. Une telle approche empêche, par définition, la prise en compte des effets rebonds.

Cette analyse suggère que les modèles surévaluent les économies d’énergie effectivement réalisables. En d’autres termes, la demande énergétique mondiale semble significativement sous-estimée dans les scénarios qui orientent la prise de décision politique.

Implications pour l’action climatique

Installer de nouvelles ampoules LED, doter les voitures de moteurs derniers cris et perfectionner les processus industriels ne suffira pas pour diminuer la consommation d’énergie fossile et réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Affirmer cela ne veut pas dire que l’efficacité énergétique est une mauvaise chose en soi : en plus d’économies d’énergie bien réelles, elle peut apporter différents avantages économiques.

Toutefois, il semble que les scénarios et les modèles climatiques manquent d’un certain réalisme face à la complexité de l’effet rebond. Puisqu’environ 50 % des économies d’énergie semblent compensées par ce phénomène, il est urgent que la communauté des modélisateurs le prenne plus au sérieux et parvienne à mieux l’intégrer dans leurs équations.

Sans cela, la crédibilité des scénarios climatiques mondiaux est sujette à caution, en particulier pour ceux qui font l’hypothèse d’un découplage absolu entre activité économique et consommation d’énergie.

Par ailleurs, il est clair qu’il sera difficile d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris si les décideurs politiques ne tiennent pas compte de l’effet rebond dans leurs réponses à l’urgence climatique.

Si les économies d’énergie fondées sur les gains d’efficacité sont moins importantes que prévu, il faudra compter sur d’autres moyens pour lutter contre le changement climatique : les énergies renouvelables et nucléaires, la capture et le stockage du carbone, ou encore la tarification du carbone.

Ces solutions possèdent néanmoins un certain nombre de limites (physiques et financières) qui laissent penser qu’un plan sérieux de transition bas carbone devrait inclure des solutions pour capter les économies financières liées à l’efficacité énergétique et les rediriger vers des investissements à faible impact écologique.

Surtout, il serait temps que la question de la sobriété des besoins, c’est-à-dire la décroissance de la production matérielle, soit enfin prise au sérieux par les dirigeants politiques, n’en déplaise aux apologistes du « progrès » technique.

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