L’idée de « société liquide » a favorisé le succès extra-académique du sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman (1925-2017). En 2000, Liquid Modernity inaugure une série d’essais en langue anglaise dont les titres déclinent la métaphore de la fluidité. Comme aucun aspect de l’existence des individus contemporains n’échappe à l’effacement des formes de la vie sociale, Bauman qualifie de « liquide » un nouveau rapport au temps, à l’amour, au travail et à la vie elle-même, au risque d’abuser d’un simple trope. Ce risque semble s’être retourné contre l’auteur, puisque ses dernières publications ont reçu l’étiquette de « sociologie liquide », et qu’en 2017, un article pourtant favorable s’intitule : « Bauman liquide », comme si l’image éponyme était devenue cannibale.
Il est tentant d’éclairer cette construction de notoriété par la puissance spécifique des métaphores liquides qui, d’après Gaston Bachelard, exercent une fascination sur notre esprit. Dans L’Eau et les rêves (1942) le philosophe a recensé les nombreuses images littéraires et poétiques qui traduisent la prégnance de cet élément protéiforme dans l’imagination créatrice.
Plus globalement, Bachelard a voulu élaborer une « psychanalyse » de la connaissance scientifique afin de mettre aussi en évidence le rôle de l’imagination dans la genèse et le développement de la rationalité à l’assaut de la nature. Mais il n’a pas abordé le domaine sociopolitique, alors que celui-ci présente aussi des métaphores fondamentales, comme celle du corps par exemple, qui a donné naissance au modèle de l’organicisme soutenant la thèse de l’unité du « corps politique ». Une « psychanalyse » sondant les images dans la pensée et le discours politiques paraîtrait donc aussi légitime et pertinente qu’à propos des sciences de la nature, tout en prenant en compte ce qu’affirme Laurence Guéllec dans son étude sur Tocqueville et les langages de la démocratie (2004) :
« La métaphore reste toujours alors au service commandé de l’argumentation. »
« La démocratie coule à pleins bords »
Nous voudrions contribuer à une telle approche à travers un exemple qui témoigne de l’ancienneté du filon métaphorique auquel Bauman a eu recours : « La démocratie coule à pleins bords » représente en effet une sentence politique qui a constitué un véritable fil rouge de la pensée politique au début du XIXe siècle et même au-delà. Elle a circulé chez plusieurs grands auteurs et écrivains politiques sans qu’on sache vraiment à qui l’attribuer avec certitude. Sur un site grand public, c’est à Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845), un penseur dit « doctrinaire », qu’elle est associée. Cependant, lorsqu’on consulte une source historique (Vie publique de Royer-Collard de Léon Vingtain), le propos est attribué en 1821 à Hercule de Serre, qui fut ministre de la justice pendant la Restauration. L’enquête commence donc mal.
Claude Nicolet commente cette sentence dans L’Idée républicaine en France, un essai d’histoire critique important paru en 1982, montrant que son apparition coïncide avec le moment où la démocratie prend un sens social prépondérant d’égalité des conditions. La source reste toujours incertaine cependant, puisque, selon Nicolet, on prête le propos « à M. de Serre ou à Chateaubriand ». Des attestations significatives se trouvent chez Victor Hugo dans la Préface de Cromwell (1827) ainsi que dans un article « L’oligarchie et la souveraineté du peuple » de Charles Renouvier paru dans La Feuille du peuple le 10 janvier 1851. Nous pourrions aussi citer Jules Barni dans son Manuel républicain (1872) et Edgar Quinet qui y fait écho dans La République (1872).
Les métaphores liquides, fluviales en particulier, abondent sous la plume d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) comme l’a montré Laurence Guéllec dans son étude citée plus haut, sachant que Tocqueville est considéré comme l’un des plus grands penseurs de la démocratie moderne, avec son De la démocratie en Amérique (1835-1840). Or Paul Janet soutient que la sentence que nous étudions a constitué le point de départ de la réflexion de l’écrivain sur la démocratie dans « Tocqueville et la Sciences Politique au XIXe siècle », article paru dans la Revue des deux mondes en 1861.
Charles Péguy adopte un registre ironique quand il écrit : « Le réel coule à pleins bords » dans Notre Jeunesse (1910) où il revient sur l’affaire Dreyfus et sur ce que l’on ne veut pas voir. Et pour finir, nous pourrions citer Alphonse Allais (1854-1905) qui fait un usage parodique du propos dans Les Confessions d’un enfant du cycle :
« Dans les bourgades les plus reculées, on rencontre de nombreux vélocipédistes dont certains appartiennent parfois à d’humbles conditions, car, ainsi que la démocratie, la bicyclette coule à pleins bords. »
Si notre sentence s’enracine fortement dans le XIXe siècle, sans pouvoir toutefois en déterminer l’origine, nous pourrions citer Émile Durkheim (1858-1917) qui suggère une perspective de longue durée sur l’origine de la démocratie dans ses Leçons de sociologie :
« Ce n’est donc pas depuis 40 ou 50 ans que la démocratie coule à pleins bords ; la montée en est continue depuis le commencement de l’histoire. »
L’idée d’une liberté naturelle
Notre psychanalyse se muerait alors en archéologie de la liquidité politique en prospectant chez des auteurs considérés comme des classiques. Ainsi Hobbes dont le célèbre Léviathan (1651) utilise la métaphore de l’eau comme un argument décisif. En effet, le chapitre XXI « De la liberté des sujets » s’appuie sur l’exemple de l’eau et du fleuve qui coulent « librement », pour exposer l’idée d’une « liberté naturelle » définie par l’absence d’entrave à un mouvement spontané. Le moment de la démonstration est donc crucial :
« La liberté et la nécessité sont compatibles. Elles le sont dans le cas de l’eau, qui n’éprouve pas seulement la liberté, mais aussi la nécessité, de couler avec la pente le long du lit du fleuve […] »
Il s’agit plus bien plus qu’un simple exemple puisque Hobbes extrapole cet argument aux actions volontaires des hommes. Sans pouvoir entrer dans l’interprétation plus précise de ce passage, notons que cette connexion a la portée d’un changement de modèle en se référant à la connaissance au sens scientifique du terme pour penser le politique.
La pensée « fluidiste » de Saint-Simon
Notre citation aux allures d’apophtegme s’avère ainsi aussi riche que fascinante par la métaphore du fluide associée à une notion abstraite, la démocratie, qui se trouve au centre de la réflexion d’une époque qui a élaboré la plupart des grandes idéologies auxquelles nous nous référons toujours, sous le nom de libéralisme, socialisme ou communisme.
Aussi est-ce au XIXe que nous situerons l’hypothèse la plus plausible au sujet de l’auteur de notre sentence. En effet, Saint-Simon (1760-1825) a introduit le paradigme de la fluidité afin de penser les phénomènes sociopolitiques dans la toute dernière partie de sa vie où il se met à écrire. Il a théorisé l’opposition de la pensée « solidiste » ou « brutiste » et de la pensée » fluidiste ».
La société nouvelle qu’il appelle de ses vœux, à vrai dire : une nouvelle civilisation, plus heureuse et prospère reposera sur la circulation des richesses que forment l’argent et le savoir. Or Saint-Simon a suivi lors de sa formation initiale des cours d’hydraulique donnés par l’abbé Bossut qui enseignait « les lois de l’écoulement des fluides » à l’école du génie de Mézières. Il apparaît comme le penseur d’une société nouvelle fondée sur les progrès scientifiques en vue d’une plus grande justice sociale et d’une plus grande stabilité politique.
Saint-Simon a eu une influence considérable sur les grands penseurs de la société qui se réclament de son influence : Comte, Marx ou Durkheim. Il représente donc un bon candidat pour être celui qui a forgé les termes de notre sentence. Quant à l’interprétation à lui donner, nous dirions qu’elle saisit bien la logique d’expansion des droits
individuels qui est toujours à l’œuvre à travers le modèle de la démocratie « extrême » selon Dominique Schnapper.