Le 4 septembre a lieu la Journée mondiale de la santé sexuelle, instituée en 2010 par l’Association mondiale de santé sexuelle (World Association for Sexual Health – WAS). Ces dernières années le concept de santé sexuelle est devenu une référence commune en sexologie et en santé publique, que ce soit sur le continent américain ou en Europe. Ce qu’il recouvre paraît aller de soi. Pourtant, sa définition n’est pas si évidente et reste problématique.
Les deux définitions de l’OMS
C’est dans les années 1970 que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en propose une première définition, qui se veut une contribution à une définition exhaustive et universellement acceptable de la sexualité :
« La santé sexuelle est l’intégration des aspects somatiques, affectifs, intellectuels et sociaux de l’être sexué, réalisée selon des modalités épanouissantes qui valorisent la personnalité, la communication et l’amour. »
Celle-ci n’a pas rencontré un franc succès, mais posait déjà les jalons d’une conception intégrative de la santé sexuelle, qui ne consistait pas uniquement en l’absence d’infections sexuellement transmissibles. Elle était alors en adéquation avec la définition de la santé énoncée en 1946 par l’Assemblée mondiale de la Santé, lors de la création de l’OMS :
« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
À partir des années 1990, le syntagme « santé sexuelle » est de plus en plus utilisé, tandis que sévit l’épidémie de SIDA et qu’à la fin de la décennie, le Viagra est mis sur le marché. L’OMS propose une nouvelle définition en 2002, plus modestement dite « de travail », publiée dans un rapport en 2006. Cette nouvelle mouture est plus directement calquée sur la définition de la santé proposée par l’organisation internationale, et ne fait plus référence à l’amour. On en trouve une formulation condensée sur le site de l’OMS :
« La santé sexuelle est un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité. Elle requiert une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui soient sources de plaisir et sans risque, libres de toute coercition, discrimination ou violence. »
Cette définition sera beaucoup plus utilisée, mais elle pose divers problèmes, non seulement sur le plan scientifique mais aussi sur celui des normes sociales et morales, ou encore du point de vue de ses usages cliniques.
Une définition qui introduit un jugement de valeur
Cette nouvelle définition est « positive », dans le sens où elle ne définit pas la santé sexuelle uniquement par l’absence de maladies ou d’infections sexuelles, mais plutôt par ce qu’elle est censée être. Et c’est là le problème.
La définition positive de la santé a été critiquée par le philosophe américain Christopher Boorse. Ses critiques peuvent être aussi appliquées à la définition positive de la santé sexuelle. Selon Boorse, la santé positive n’est pas autre chose que la « santé instrumentale », c’est-à-dire la disposition à être potentiellement moins malade. Sur le plan sexuel, prendre des dispositions pour éviter les infections sexuellement transmissibles (comme l’usage de préservatifs) relèverait de la santé positive. Cette dernière se résumerait donc uniquement à minimiser ce qui tend à produire une pathologie.
Or, la définition de l’OMS précise justement que la santé n’est pas uniquement l’absence de maladies, et réfère au bien-être. Comme le souligne Boorse, ceci introduit un jugement de valeur : dès lors que l’on identifie la santé au bien-être, on sort d’une définition strictement scientifique de celle-ci, et on introduit des normes sociales et morales qui sont relatives.
Selon lui, la santé est évidemment un état désirable, mais ceci est une valeur que nous lui attribuons, pas une valeur contenue intrinsèquement dans le concept de santé.
Problèmes de santé sexuelle ou perversions sexuelles ?
L’un des enjeux est de parvenir à déterminer ce qui relève de problèmes de santé sexuelle et de troubles psychiatriques. La question des normes sexuelles relatives est patente à propos de ce que l’on a appelé les perversions sexuelles, objets d’étude de la psychiatrie depuis le XIXe siècle mais non dénuées de réprobation morale. Le terme de « perversion » se prête en effet parfaitement à la polysémie, psychopathologique d’un côté, morale de l’autre. Par exemple, désigner l’homosexualité comme une perversion a pu résonner à la fois comme un diagnostic médicale et comme un vice.
L’évolution de la nosologie des perversions (leur classement en fonction de leurs caractères distinctifs) dans les classifications internationales, tout comme leur changement de dénomination (on parle aujourd’hui de « troubles paraphiliques ») en témoignent, au point de poser la question de leur persistance.
L’un des débats de la onzième révision de la Classification Internationale des Maladies de l’OMS (CIM-11), parue cet été, était précisément de savoir si les troubles paraphiliques restaient classés parmi les troubles mentaux, ou s’ils intégraient le nouveau chapitre sur les « problèmes de santé sexuelle ».
La réponse est ambiguë, dans la mesure où ils figurent bien toujours dans le chapitre des troubles mentaux, mais où on peut aussi y accéder à partir du chapitre sur les problèmes de santé sexuelle. Cette ambiguïté traduit la persistance des débats au sein des instances internationales qui ont mené la révision de la CIM.
La santé sexuelle entre psychanalyse et cognitivo-comportementalisme
Dans la CIM-11, les troubles paraphiliques sont déterminés principalement à partir des comportements criminels, l’absence de consentement étant devenue le premier critère de diagnostic.
Si les pensées et fantasmes manifestant une « excitation sexuelle atypique » sont inclus dans la définition, c’est l’effet produit sur autrui qui prime. La dimension relationnelle et donc comportementale – l’extériorité visible – est mise en avant plutôt que la question des conflits intrapsychiques – l’intériorité invisible.
Or l’institutionnalisation de la santé sexuelle par l’OMS, dans les années 1970, s’est trouvée prise dans les débats entre les approches psychanalytiques et les approches cognitivo-comportementales pour la prise en charge sexologique.
En particulier, l’enjeu était de savoir s’il fallait, pour traiter les troubles sexuels, remonter aux causes lointaines de ceux-ci, jusque dans l’enfance, en essayant de faire émerger des éléments inconscients, ou s’il suffisait de s’en tenir à des causes plus proches, laissant entendre qu’il n’y avait peut-être pas de causes lointaines à ces troubles.
En plein conflit sur le maintien ou non de l’homosexualité dans les troubles mentaux (retirée du Manuel Diagnostique des Troubles Mentaux, le fameux DSM, en 1974), les rapports de l’OMS sur la santé sexuelle recouraient au champ conceptuel de la psychanalyse tout en se référant à des sexologues d’orientation cognitivo-comportementale comme Masters et Johnson.
Des contributrices et contributeurs aux discussions organisées par l’OMS comme Helen Kaplan, Georges Abraham et Willy Pasini, tentèrent d’articuler psychanalyse et cognitivo-comportementalisme ou psychanalyse et sexologie, alors que la sexologie cherchait à s’ériger au rang de spécialité médicale. Mais, pour reprendre les termes du sociologue André Béjin, le matin des sexologues fut le crépuscule des psychanalystes : sous l’impulsion nord-américaine, la sexologie se développa plutôt selon une orientation cognitivo-comportementale.
Une médicalisation de la sexualité ?
De fait, la catégorie du « bien-être » est d’inspiration utilitariste, et est congruente avec une approche cognitivo-comportementale plutôt qu’avec une approche psychanalytique.
L’approche cognitive va ainsi chercher à modifier les pensées et, partant, les comportements, par exemple en levant un sentiment de culpabilité et en renforçant l’estime de soi. Il s’agit alors de se sentir mieux et d’être mieux adapté d’un point de vue relationnel et fonctionnel, comme si les pensées négatives ou les « ratés » constituaient des parasites du point de vue de l’identité de la personne.
La psychanalyse va plutôt considérer que les obstacles, les pensées négatives et le sentiment de culpabilité sont à travailler en tant qu’ils sont constitutifs de la personne. Ici le but n’est pas de se défaire du symptôme, mais d’en comprendre le sens dans la construction de la personnalité. Le symptôme pourra disparaître de surcroît.
La santé sexuelle « positive » peut ainsi s’étendre à diverses conditions du bien-être, non seulement physiques et mentales mais également sociales. Le fait de subsumer ces différents domaines sous le concept de santé a été décrit comme une forme de médicalisation de la sexualité et du bien-être, en ce que cela en fait des prérogatives du monde médical et des professionnel·le·s de santé. On peut se demander dans quelle mesure ce mouvement constitue un relais de la médicalisation de la sexualité par la psychopathologie au XIXe siècle.
Du bien-être à l’« happycratie »
Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on désigne par « médicalisation » : s’agit-il de faire de la santé comme amélioration du bien-être un objet de la médecine, qui ne consiste plus seulement en la prise en charge ou en la prévention de pathologies ? S’agit-il de l’extension des états et comportements qui peuvent faire l’objet d’une médication, en fonction des produits proposés par les laboratoires pharmaceutiques ?
En outre, le registre discursif de la positivité fait écho aux idéaux de réalisation de soi et de développement personnel, ce qu’avait déjà pointé Boorse. Dans leur livre Happycratie, la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabanas mettent bien en évidence, à propos de la psychologie positive, comment l’hégémonie du discours du bien-être favorise la culpabilité de ne pas toujours se sentir bien, et déplace des responsabilités sociales et politiques sur les individus incités à faire bonne figure partout et tout le temps.
L’extériorité est ainsi survalorisée au détriment de l’intériorité, le comportemental au détriment de l’intrapsychique. Ce qui compte, c’est d’être adapté et « heureux » ou « positif », autrement dit de « fonctionner » correctement. Les tensions psychiques internes, entre un désir et un interdit – qui peuvent s’exprimer par exemple sous forme d’angoisse -, leurs origines, leurs significations, sont secondaires.
Ceci pose aux sexologues une question anthropologique : sur quelle conception de l’être humain élabore-t-on le concept de santé sexuelle ? Quelle en est l’extension ? Couvre-t-il toute la sexualité ? La réponse à ces questions est lourde d’incidences quant aux pratiques cliniques, en ce qu’elle va orienter la manière d’écouter et d’entendre, ainsi que la finalité de l’exercice clinique.