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Que mettent en place les chefs d'orchestre pour garantir des concerts de qualité ? Shutterstock

La direction de projets musicaux, des leçons pour le monde de l’entreprise ?

La relation entre les musiciens et les chefs d’orchestre offre des perspectives riches en enseignement sur les rapports entre patrons et employés. Préparer un concert musical est un projet à part entière, de la sélection du répertoire à la performance publique, en passant par les répétitions, la réservation de la salle de concert et la promotion de l’événement. Il faut certes prévoir et gérer les ressources financières pour couvrir les coûts tels que la rémunération des musiciens, la publicité, et les frais techniques, et engendrer un profit assurant la pérennité de l’organisation musicale. Mais il faut aussi (et surtout) donner une prestation mémorable au public, ce qui repose en premier lieu sur la façon dont chef et musiciens œuvrent ensemble.

Calendrier, budget et qualité, ces trois éléments qui sont mesurables objectivement, forment ce qu’on nomme en gestion de projets les « triples contraintes ». Il est difficile de se plier à leurs exigences de manière concurrente tant elles sont parfois mutuellement antinomiques : par exemple, pour embaucher de meilleurs musiciens, il faut délier les cordons de la bourse.

Ce mécanisme est caractéristique de toute entreprise qui travaille sur le mode projet, comme c’est de plus en plus le cas. La métaphore chef-musiciens et patrons-employés a été largement utilisée dans les écrits académiques et populaires. L’éminent chercheur en management de l’université McGill, le Montréalais Henry Mintzberg, y a eu recours pour illustrer les différents modèles organisationnels. Dans les structures qu’il qualifie d’« adhocratique », le chef guide et inspire les « musiciens », tout en leur donnant une certaine latitude pour interpréter la musique à leur manière, sous sa baguette.

Construire l’harmonie

J’ai eu l’occasion de travailler au sein de différents ensembles de musique au Canada et en France, tels que l’Atelier d’Art lyrique de l’Opéra de Montréal et l’Orchestre de musique contemporaine du Québec. Ces groupes, allant de 10 à plus de cent musiciens, ont été rencontrés en personne avec l’accord des chefs de pupitre et ont rempli un questionnaire quantitatif. Les résultats ont été combinés à des observations de terrain.

La confiance des musiciens envers leur chef se décline en quatre sous-construits, largement reconnus dans la littérature scientifique, presque toujours séparément les uns des autres néanmoins : les affinités, la bienveillance du chef, ses compétences et habiletés, et son intégrité, laquelle peut également être interprétée, d’un point de vue technique, comme sa fiabilité. De même, la mesure de la coopération comprend quatre sous-construits bien établis, souvent considérés isolément : la flexibilité ou capacité d’adaptation démontrée par le chef, l’échange d’informations, la résolution collective des problèmes et l’empathie. L’évaluation de l’équité (être traité de manière juste et équitable), souvent négligée dans ce type de recherches, repose sur quatre items spécifiques dans mon questionnaire.


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Il ressort sans équivoque des réponses des 1 500 répondants des 52 ensembles musicaux examinés, que la confiance, la coopération et un sentiment d’équité constituent des éléments essentiels d’une dynamique de groupe garantissant un concert de qualité, et par extension, la mise en œuvre réussie d’un projet. Les niveaux d’importance de ces trois construits ont toujours tendance à s’équivaloir. Deux aspects du modèle, la bienveillance et l’empathie, semblent jouer un rôle majeur dans l’établissement d’un climat de bien-être au travail, ce qui fait écho avec nos travaux sur la gentillesse au travail.

En proie aux fausses notes

Le questionnaire a également permis du construire une variable de type « ratio », qui mesure le sentiment d’être une proie sur le sentiment d’être un prédateur en plein contrôle. Ce schéma proie/prédateur est celui avec lequel nous analysons les rapports dans les organisations dans notre théorie du comportement. Celle-ci postule qu’il existe une toile sociale, dite toile de prédation, où s’articulent les éléments qui font que « l’araignée piège son repas ». Pour qu’il y ait prédation, il doit nécessairement y avoir un prédateur, une proie, un outil, une blessure telle une stigmatisation sociale, et surtout, un effet surprise.

Il a été presque impossible de trouver des groupes musicaux dysfonctionnels où le sentiment de vulnérabilité était élevé, non pas parce qu’ils n’existent pas, mais parce que les musiciens (et le chef a fortiori) étaient très réticents à s’exprimer lorsque l’atmosphère était tendue, peut-être par crainte de perdre leur poste au sein du groupe. Pour l’un d’entre eux, je suis arrivé en pleine cacophonie mais on m’a autorisé à faire ma recherche ; le groupe s’est d’ailleurs désintégré peu après.

Une des musiciennes m’a confié, en dehors des heures de pratique avec l’ensemble :

« Plus personne ne veut travailler avec le chef : c’est un tyran qui ne sait pas ce qu’il veut. Depuis qu’il est arrivé, on a tous peur de faire des erreurs, de se faire ridiculiser devant les autres musiciens, et on ne joue plus la musique pour le plaisir mais avec rancœur. À la limite, on ne veut même plus donner le concert prévu. »

Le triangle confiance-coopération-équité est indissociable du sentiment de vulnérabilité inhérent à chaque musicien. Un malaise intense conduit à des relations contre-productives et génère des comportements défensifs. On bascule alors facilement dans le chacun pour soi et l’acrimonie.

Ainsi, dans les organisations fonctionnant en mode projet, le succès dépend, cela va de soi, d’un système unifié et interdépendant où la confiance, la coopération et l’équité sont des éléments clés. Mais on ne saurait comprendre ces organisations sans mesurer aussi la vulnérabilité ressentie chez les employés. Comment la limiter ? Nous avons observé plusieurs astuces pour cela.

Se montrer exemplaire

Pour réduire la menace perçue et opérationnaliser les critères vus ci-dessus, le chef pourra par exemple rencontrer en personne les employés à intervalles réguliers, en tenant par exemple des réunions informelles. Il sera ainsi véritablement à l’écoute de leurs suggestions au lieu de les balayer d’un revers de la main ou de compliquer leurs tâches et activités avec des comités et procédures interminables supposément destinés à y répondre.

Pour privilégier ce qui unit les membres de l’entreprise plutôt que ce qui les divise, peuvent être promulgués des messages de type « réalisations du mois », qui mettent en avant les actions concrètes plutôt que les personnes. Cela évitera de stigmatiser celles et ceux qui pourraient se sentir exclus.

Surtout, il s’agira de démontrer une éthique de travail et de comportement impeccable, équitable envers tous. Adopter une attitude de maître absolu ou promouvoir une atmosphère où les invectives sont fréquentes et non gérées créera au mieux de l’anxiété, au pire de la colère, laquelle sera toujours inefficace. L’objectif ultime est bien sûr de créer, au sein des organisations, une structure de travail la plus harmonieuse possible.

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