Professeur de sociologie politique, Vincent Tiberj s’appuie sur des statistiques de long terme pour montrer que les Français ne sont pas de plus en plus conservateurs, contrairement à ce que pourrait laisser penser certains sondages, débats ou résultats électoraux. « La droitisation française, mythe et réalités » a été publié aux PUF le 4 septembre 2024. Extrait choisi.
Vivons-nous dans une ère conservatrice ? Tout au long du XXe siècle, se sont mis en place puis renforcés un État-providence à la française, des mécanismes de redistribution et de protection des plus faibles relativement efficaces, des services publics de l’éducation, du primaire au supérieur, ou de la santé, qui restent largement plus performants que ceux de bien d’autres pays. Dans le même temps, les droits et libertés des femmes ont été peu à peu reconnus puis acceptés et renforcés, tout comme ceux et celles des minorités sexuelles. De même, la lutte contre les préjugés racistes, homophobes ou sexistes a semblé porter ses fruits, particulièrement dans les années 1990 et depuis. Longtemps, en science politique notamment, on pouvait penser qu’une fois ce mouvement enclenché, il n’y avait pas de retour en arrière possible et même, qu’il ne pouvait que s’amplifier.
Et pourtant, on parle aujourd’hui de « cultural backlash », de retour de bâton. Nous serions allés trop loin. Parmi les citoyens, de plus en plus de voix appelleraient à une pause, voire à un retour aux valeurs d’hier. On l’entend sur l’école avec la question de l’autorité (et de l’uniforme), sur les rôles de genre, sur le refus du multiculturalisme. Ce discours s’accompagne aussi d’une dimension économique : la dette ne serait plus soutenable, les services publics seraient trop coûteux et inefficaces ; les prestations sociales seraient trop généreuses et les salaires trop élevés ; il faudrait libérer les énergies entrepreneuriales, y compris face aux normes environnementales.
En un mot, le climat politique de l’après 2022 semble imprégné d’un « conservatisme d’atmosphère », tant du point de vue économique que culturel. Ce conservatisme d’atmosphère a ses voix, qui plaident en s’appuyant sur leur bon sens, leur « ancrage » sur le terrain face à des élites réputées déconnectées. On les entendait auparavant, mais depuis une décennie, elles s’expriment plus souvent et retiennent davantage l’attention. Ce conservatisme d’atmosphère a ses relais médiatiques, certains présents depuis longtemps dans le paysage, d’autres qui se sont imposés plus récemment. Ce conservatisme d’atmosphère a aussi ses militants et ses organisations.
On pense à la Manif pour tous, comme mouvement précurseur et matrice de nouveaux engagements pour toute une génération de militants et militantes, mais aussi au Collectif des parents vigilants, qui tente de faire valoir ses positions au sein de l’Éducation nationale, à l’instar des « Mums for liberty » étatsuniennes, ou aux mouvements plus informels qui ont pu s’opposer aux centres d’accueil des migrants à Saint-Brévin ou Callac, à la tenue des concerts de Bilal Hassani ou des premières Drag Queen Story Hour proposées en France. Enfin, ce conservatisme d’atmosphère a ses relais partisans, avec le Rassemblement national, Reconquête ! et désormais une partie non négligeable des Républicains.
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Droitisation « par le haut »
Mais la vraie nouveauté est que ces acteurs intellectuels, médiatiques, sociaux et politiques semblent bien rencontrer un écho de plus en plus important parmi les citoyens. En cela, il y aurait bel et bien une droitisation de la vie politique et de la société françaises, à la fois évidente et inéluctable. Cette droitisation serait avant tout un mouvement, entre un avant plus ouvert et favorable à la redistribution, et un maintenant où reviennent en force des valeurs plus traditionnelles et le libéralisme économique. Ce mouvement, on le constaterait en bas chez les citoyens d’abord, mais aussi en haut dans les champs médiatique et politique.
Désormais, le Rassemblement national s’est installé comme l’opposition majeure et se positionne pour prendre bientôt le pouvoir. Marine Le Pen s’est qualifiée à deux reprises pour le second tour en 2017 et 2022. Lors de cette élection, elle a atteint 41,5 % des voix exprimées, soit 13 millions de bulletins. Jordan Bardella est arrivé en tête des élections européennes de 2019 et 2024. Aux législatives qui ont suivi, le RN et ses alliés ont obtenu 33 % des voix et même s’il n’a pas obtenu la majorité absolue qu’il souhaitait, le RN compte désormais près de 125 sièges. On peut y ajouter à chaque fois les scores de Reconquête.
Face au RN, la gauche, même unie, a résisté mais elle reste minoritaire. Signe de cette faiblesse : l’année 2023. Elle aura été marquée par une mobilisation sociale contre la réforme des retraites, exceptionnelle par sa durée et son ampleur. Pendant l’hiver et le printemps, les questions d’inégalités sociales et de genre, de redistribution, voire de modèles de société et de rapport au travail, auront été au centre des débats. Autant de sujets qui auraient dû dynamiser les partis et les organisations de gauche. Et pourtant, la Nupes n’a pas semblé profiter de ce climat, bien au contraire. Le RN semble s’être sorti en meilleure posture de cet épisode alors même que ses propositions sur les retraites et le système de protection sociale restent peu connues ou ambiguës, à dessein peut-être. D’ailleurs, on l’a vu commencer à reculer sur ses promesses sociales pendant les législatives sans que cela lui nuise électoralement.
Une tendance globale
La droitisation en France paraît d’autant plus évidente qu’elle se retrouve ailleurs. De ce point de vue, l’Hexagone n’est pas ou plus une exception. L’élection de Donald Trump a été l’un des signaux d’alarme les plus retentissants. Outsider politique régulièrement brocardé, il a pourtant battu aux primaires de 2016 des leaders expérimentés du Parti républicain. Sa victoire (minoritaire) a surpris aux États-Unis et en Europe. Mais le plus frappant a été sa capacité à rester en selle, après ses mensonges, sa conduite erratique des affaires publiques et du Covid, après sa défaite de 2020 (loin d’être infamante), après son incitation à la prise du Capitole de janvier 2021. Il y a l’homme, mais il y a surtout ses positions : son nationalisme (« America first »), son rejet des droits des minorités sexuelles et ethniques, ses diatribes anti-immigration, sa vision conservatrice de la place des femmes. Quatre ans après sa défaite, nombre d’électeurs américains lui font encore confiance.
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Et il n’y a pas que Trump : Jair Bolsonaro a remporté l’élection présidentielle brésilienne de 2018, alors même que sa carrière politique pourtant longue n’avait pas décollé auparavant. Son programme est très proche de celui de son modèle américain : favorable aux intérêts du triple B (balles, Bible et bœufs) et des églises évangélistes, climatosceptique, nationaliste, défavorable aux minorités, aux peuples indigènes, au multiculturalisme ou au libéralisme culturel. L’élection présidentielle suivante a été perdue, mais moins largement qu’attendu et Brasilia a connu lors du processus de transition des scènes qui rappellent celles de Washington. De nouveau, si le bolsonarisme électoral est resté aussi fort, malgré un bilan gouvernemental et sanitaire mitigé, c’est qu’il a trouvé son public et qu’il répondait à des demandes citoyennes.
L’Europe n’est pas épargnée, bien au contraire. Dans les années 1980, le Front national était vu comme une exception. Pour la plupart des politistes européens qui s’intéressaient aux mutations de l’offre politique, parmi lesquels on trouvait Ronald Inglehart, les partis « d’avenir » auraient dû être les écologistes. Ce n’est que dans les années 1990 qu’on commence à parler de « silent counter‐revolution », parce que le mouvement de Jean-Marie Le Pen s’est installé, mais surtout parce qu’il n’est plus seul : on compte le Vlaamsbelang en Belgique, la Liga Norte et le MSI en Italie. Depuis, ces partis considérés à l’origine hors système, rejetés par les autres acteurs politiques, se sont rapprochés du pouvoir et certains y ont accédé, comme partenaires et même comme leaders de coalitions gouvernementales. Giorgia Meloni a d’abord participé à un gouvernement de coalition dirigé par Silvio Berlusconi avant de devenir présidente du conseil italien en 2023. Elle s’est notamment fait connaître pour sa volonté de défendre les rôles de genre traditionnels, l’héritage chrétien, européen, mais aussi un rejet de la redistribution et de l’immigration.
Tous semblent touchés par cette dynamique de l’extrême droite. C’est le cas de l’Allemagne avec une Alternative für Deustchland qui a dépassé les sociodémocrates et les écologistes avec 15,9 % des suffrages aux européennes de 2024. C’est aussi le cas des États égalitaires scandinaves avec le Parti des Vrais Finlandais, les « Républicains » suédois ou le Parti du Peuple Danois. On pouvait penser que les pays des anciennes dictatures militaires de l’Europe méditerranéenne étaient immunisés. Pourtant, Vox en Espagne, Aube dorée en Grèce et Chega au Portugal sont désormais des partis qui comptent. Serait-ce que la France ne fait que suivre le tempo conservateur de nombre d’autres pays européens ?
Et maintenant ?
Malgré tous ces éléments, que nombre de mes interlocuteurs et collègues me rappellent avec insistance, je conteste qu’il y ait droitisation générale, et surtout, qu’il y ait droitisation « par en bas », c’est-à-dire chez les citoyens. C’est pour moi la pièce centrale du puzzle : la droitisation dans la parole médiatique et dans la vie politique existe, mais elle est loin de refléter ce qui se passe dans la société française. Le RN a pu obtenir un nombre conséquent de votes et la gauche peser à peine un tiers des suffrages, mais ces équilibres électoraux ne reflètent pas nécessairement les évolutions et les demandes de la société française. Dans les élections, certains restent silencieux (presque un tiers lors des législatives de 2024) et d’autres sont contraints de faire des choix en privilégiant certaines de leurs préférences sur d’autres. Les citoyens sont donc obligés d’en rabattre pour devenir des électeurs.
Autrement dit, c’est par les luttes pour l’agenda politique (les sujets dont on parle et ceux qu’on évite) et par la manière dont on en parle (les cadrages) sur la scène politique et médiatique, que la droitisation s’impose. La manière dont on explique un évènement (par exemple, un fait divers comme une rixe entre jeunes ou comme une « guerre de civilisation ») en arrive à masquer la réalité. Cela crédibilise les acteurs porteurs de cette manière de penser et cela aboutit même à ce que les acteurs qui devraient s’y opposer l’acceptent finalement. Cette manière de « raconter » la société, ses demandes, ses attentes, pourrait même déboucher sur des prédictions autoréalisatrices, c’est-à-dire à ce que des victoires électorales se construisent à contre-courant des citoyens. Aux dernières législatives, le RN a ainsi « joué à domicile » et la campagne a été bien trop courte pour qu’émergent d’autres débats sur les inégalités sociales, la redistribution, les impôts, autant de sujets qui l’auraient contraint de se déplacer à l’extérieur.
C’est là un paradoxe, et les conditions qui y ont amené sont particulièrement intéressantes d’un point de vue scientifique, mais aussi politique et citoyen. Comment en arrive-t-on là ? L’explication n’est pas simple (et permet d’éviter le simplisme). Elle oblige à interroger la façon dont on mesure les préférences des citoyens, et amène notamment à interroger les transformations qui ont affecté l’industrie des sondages d’opinion. Elle demande d’examiner les mutations du système médiatique français et des combats politiques et intellectuels qui s’y déroulent pour imposer certains enjeux plutôt que d’autres, certaines manières de faire sens de ces enjeux plutôt que d’autres. Elle ne pourra pas faire l’économie de réfléchir aux évolutions des citoyens eux-mêmes, que ce soit dans les catégories populaires ou dans les nouvelles générations, en particulier sur leur rapport au vote et à l’offre politique. À mesure qu’on progressera dans l’explication, on verra que ce paradoxe interroge la manière dont les acteurs politiques conçoivent leur rôle, notamment face à des citoyens qui ne sont plus de simples électeurs.
Je postule que la droitisation est simultanément une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas. (J’utilise le mot « mythe » dans son sens le plus actuel et commun : une illusion.) Elle pèse sur les candidats et les partis : certains changent d’agenda, hésitent à défendre leurs convictions, quand d’autres en sont convaincus par idéologie et par leurs réseaux sur le terrain ou sur Internet. La droitisation décourage certains citoyens qui se détournent des urnes ou portent leurs efforts vers des manières différentes de participer, alors que d’autres sont galvanisés et se voient désormais comme la « majorité » de moins en moins silencieuse ou le « pays réel ». Les résultats de 2024 ne peuvent que les conforter de ce point de vue. D’ailleurs, certains considèrent qu’on leur a volé la victoire aux législatives, comme d’autres aux États-Unis en 2020. La droitisation conduit certains commentateurs et journalistes à ne percevoir la société française qu’à travers des prismes qui la réduisent, la simplifient et la déforment. La droitisation en France prend des airs de réalité et pourtant, elle est loin de la couvrir complètement.
Revenir sur les évolutions des opinions des citoyens
Pour le montrer il faut déjà revenir sur les évolutions des opinions des citoyens français dans le temps. Sur certaines questions culturelles et même sur la tolérance envers l’immigration, les progrès sont impressionnants. De même, les questions socio-économiques restent des marqueurs importants pour les citoyens et que les demandes vers plus de redistribution et d’égalité non seulement n’ont pas disparu, mais elles reviennent en force. Pourquoi, alors que les données d’opinion vont à l’encontre de la thèse de la droitisation, celle-ci reste-t-elle évidente aux yeux de beaucoup ? Il faut s’intéresser à la manière dont les débats autour des enjeux culturels ont changé « par en haut », s’interroger sur les dynamiques intellectuelles et politiques qui favorisent l’émergence d’un bruit de fond conservateur, mais aussi sur l’évolution des pratiques médiatiques des citoyens et de ce que cela entraîne en termes de fractionnement des publics et de « bulles de filtre ». Cette fragmentation médiatique a contribué à la légitimation de paroles droitisantes et à leur renforcement dans certaines strates de la population. Désormais, ces citoyens ne se sentent plus « seuls » et même peuvent se penser (enfin) reconnus.
Il est aussi nécessaire de centrer l’analyse sur les catégories populaires et leurs évolutions. L’érosion du vote massif des ouvriers et des employés pour la gauche tient pour beaucoup aux transformations de leurs conditions de travail, au recul des syndicats qui parlaient en leur nom, et au sentiment de former un « nous » capables de peser à plusieurs. Paradoxalement, les ouvriers et les employés restent en demande de politiques de protection et de redistribution, mais d’autres considérations et valeurs viennent distendre le lien entre ces valeurs et leurs positions politiques. De ce point de vue, les évolutions programmatiques de la gauche vers un recentrage économique ne sont pas sans conséquence.
Il faut aussi prendre en compte un changement majeur face aux urnes et à l’offre politique. Il existe une « grande démission » de la part de nombreux citoyens français, particulièrement dans les nouvelles générations, du côté des catégories populaires, mais aussi des diplômés. Cette grande démission est nourrie par un changement de culture citoyenne, laquelle touche des individus qui ne veulent plus se cantonner au rôle d’électeur et s’en remettre aux élus. Cette grande démission s’est accélérée sous les mandats de François Hollande et d’Emmanuel Macron, et elle vient fausser les voix des urnes : les électeurs qui restent sont plus libéraux économiquement et moins libéraux culturellement, et donnent donc un bonus aux partis de droite et d’au-delà. Enfin, la droitisation aux urnes est une affaire de « cordes de valeurs » qu’on joue d’une manière ou d’une autre. Cela peut aboutir à ce que des demandes majoritaires en faveur de plus de redistribution ne se retrouvent plus majoritaires dans les résultats.
Il s’agit ici de l’effet d’un mode de scrutin particulier, qui aboutit à des transferts de voix et du vote négatif, mais pas à du vote d’adhésion, de sorte que le président élu ou le camp qui l’emporter n’est pas automatiquement représentatif des demandes des électeurs. C’est au final ainsi que citoyens et électeurs divergent et que la droitisation par en haut domine les demandes et valeurs d’en bas.
L’auteur vient de publier « La droitisation française, mythe et réalités aux PUF le 4 septembre 2024.