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La fabrication d’une crise : déconstruire la rhétorique anti-immigration de Donald Trump

Le mur sur la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis (ici côté Ciudad Juarez, côté mexicain). Joe Raedle/AFP

L’utilisation de « l’urgence nationale » par Donald Trump pour débloquer des fonds pour la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique n’est pas une surprise. Depuis longtemps, et récemment encore dans son discours sur l’état de l’Union, le 5 février 2019, le président Trump a construit une rhétorique bien huilée sur la menace et le danger permanent des « étrangers illégaux et criminels ».

Si tous les présidents américains depuis Bill Clinton dans les années 90 ont parlé du problème des immigrés illégaux, aucun n’a à ce point dramatisé la situation. Voici donc une courte analyse de la stratégie rhétorique qui vise à fabriquer une crise.

Donner des chiffres pour faire peur

Il n’y a rien de plus efficace que des chiffres pour faire peur, et convaincre un auditoire, qu’une situation est « objectivement critique ». C’est ce que fait Donald Trump ici en déclarant, notamment dans son discours sur l’état de l’Union :

« Les agents de contrôle de l’Immigration et des Douanes (ICE) ont arrêté 266 000 criminels étrangers, dont 10 000 accusés ou condamnés pour voie de fait, 30 000 pour crime sexuel et 4 000 pour homicide ou assassinat ».

Donald Trump cite ici des chiffres qu’il a utilisés dans son discours sur l’immigration, le 8 janvier 2019, et twitté le 13 janvier suivant. Comme le note le Washington Post le problème est que ces chiffres sont approximatifs, voir trompeurs. Ils comprennent, par exemple, les « infractions sérieuses et non violentes ». Et les totaux incluent « tous types d’infraction, y compris l’entrée (ou la réentrée) illégale sur le territoire ».

Même le cœur de l’argument – les immigrés illégaux commettent plus de crimes – est contredit par plusieurs études universitaires indépendantes : celles-ci concluent que l’immigration illégale n’augmente pas le taux de criminalité (y compris pour les crimes de sang, l’utilisation de drogues illicites) et que les sans-papiers sont en réalité moins susceptibles d’enfreindre la loi.

Pire encore, l’affirmation de Donald Trump que la ville frontière d’El Paso (Texas) avait « l’un des taux les plus élevés de criminalité » a été totalement réfuté (ici, ici, ou ici). De même, l’allégation du Président selon laquelle « le mur à San Diego a presque complètement mis fin aux traversées illégales de la frontière » est, au mieux, discutable et incomplète.

Choisir les mots pour convaincre

Le « cadrage » cognit) est une technique de communication qui consiste à utiliser un langage spécifique pour « cadrer » un sujet dans des termes négatifs ou positifs en s’appuyant sur des représentations mentales préconçues.

Ainsi, désigner les immigrés sans papiers comme des « étrangers criminels illégaux », comme le fait le Président, implique que toutes ces personnes, avant même d’avoir franchi la frontière (comme celles des « caravanes »), ont déjà enfreint la loi. Il ne tient pas compte du fait que certaines d’entre elles peuvent être des réfugiés qui demanderont l’asile, et qui de ce fait ne sont pas techniquement des « immigrés », et encore moins illégaux (du moins jusqu’à ce que leur demande soit éventuellement rejetée).

En réalité, c’est bien plutôt la nouvelle politique du gouvernement Trump – qui consiste à obliger les demandeurs d’asile à rester au Mexique dans l’attente du résultat de leur demande – qui risque d’être illégale.

L’expression d’« étrangers illégaux » est assez rare dans un discours sur l’état de l’Union, mais ce n’est pas non plus une innovation. Elle a été utilisée par Bill Clinton en 1995. Ce n’est pas pour autant un terme neutre. Elle présente l’immigré par le biais du cadrage cognitif du crime.

Comme l’explique très bien le think tank libertarien CATO Institute, choisir le terme « étrangers illégaux » plutôt que « immigrants sans papiers » est susceptible d’influencer l’opinion d’une personne plutôt conservatrice contre l’immigration parce qu’elle « tend à soutenir davantage l’ordre et la structure, et à être perturbée par l’illégalité ».

Faire de l’« étranger illégal » un ennemi sauvage

En revanche, ce qui relève de l’innovation, et apparaît comme une marque de fabrique de la rhétorique trumpienne, est l’utilisation de l’immigré dans le processus de construction d’un ennemi central. Contrairement à ces prédécesseurs de l’ère moderne, Trump désigne un autrui menaçant qui se situe à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la frontière.

A l’intérieur, c’est le danger immédiat du « gang sauvage MS-13 (qui) opère dans plus de 20 états américains. » La réalité de ce gang latino-américain particulièrement violent est toute autre : avec moins de 10 000 membres, le MS-13 représente « moins de 1 % des membres de gangs qui existent dans tout le pays ». Aussi cruels soient-ils, ils ne constituent pas une menace nationale.

A la frontière, cet autrui, c’est aussi, selon le Président, « le coyote (nom donné aux passeurs, ndlr) impitoyable, les cartels, les dealers et les trafiquants sadiques d’êtres humains et de sexe », ainsi que « les passeurs qui utilisent les enfants immigrés comme des pions pour exploiter nos lois et avoir accès à notre pays ». Avec de telles pratiques barbares, ces criminels symbolisent la peur du chaos et de l’anarchie :

« L’état d’anarchie de notre frontière du Sud est une menace pour la sécurité des biens et des personnes, et pour le bien-être financier de toute l’Amérique. » (Donald Trump)

Ce qui est en jeu, c’est donc bien la loi, l’ordre et la civilisation. C’est l’argument pour l’utilisation d’un vocabulaire de guerre : ordonner l’envoi d’« un nouveau contingent de 3.750 soldats sur notre frontière du Sud pour se préparer à cette incroyable attaque et appeler les Américains à « défendre une frontière du sud très dangereuse ». au nom de l’amour et de la loyauté de nos concitoyens et de notre pays

Cette guerre n’est pas uniquement métaphorique. Elle fait des victimes :

« D’innombrables Américains […] assassinés par des criminels étrangers illégaux et des « dizaines de milliers d’Américains innocents tués par des drogues mortelles qui traversent la frontière et inondent nos villes. »

Lors du discours de Donald Trump à la Maison Blanche, le 15 février 2019, deux personnes brandissent la photo d’une proche victime d’un homicide en lien avec l’immigration clandestine. Brendan Smialowski/AFP

Cette vision des immigrés comme un « Autre sauvage » n’est pas sans rappeler la rhétorique de la frontière sur les Amérindiens au XIXe siècle.

Ajouter une pincée de détails lubriques

Ce sauvage est d’autant plus barbare qu’il est également un prédateur sexuel :

« Une femme sur deux est agressée sexuellement […] des milliers de jeunes filles et de jeunes femmes sont “passées clandestinement” pour être vendues comme “prostituées ou esclaves moderne”. ». (Donald Trump, discours sur l’état de l’Union)

Au-delà du manque du manque de fiabilité statistique, le thème de crimes sexuels est l’un des sujets de prédilection de Donald Trump.

Son discours qui avait lancé sa campagne présidentielle, le 16 juin 2015, avait déjà fait les gros titres parce que le candidat Trump accusait le Mexique d’envoyer des violeurs aux États-Unis. Plus tard, il a fait un commentaire similaire à propos des « caravanes » d’immigrés qui se dirigeaient vers les États-Unis depuis l’Amérique centrale.

Plus tôt cette année, il a même donné quelques détails explicites sur « des femmes attachées, immobilisées, du ruban adhésif autour de leur visage, sur leur bouche [qui] dans bien des cas, ne pouvaient même pas respirer ». Une histoire qu’il a répétée une dizaine de fois, le mois dernier, sans offrir la moindre preuve qui puisse la confirmer.

Ce genre de récit n’a pas besoin d’être vrai. Il a juste besoin de donner le sentiment d’être vrai pour servir son but politique. De telles histoires sont davantage susceptibles d’engendrer une réaction forte chez un auditoire plus conservateur, le genre et la sexualité étant des caractéristiques du langage nationaliste. Elles reflètent une philosophie qui considère la puissance comme une vertu et le contrôle comme primordial.

Utiliser la métaphore du « corps » de « la nation »

Que ce soit au niveau littéral ou métaphorique, les récits de viols sont utilisés par les locataires de la Maison Blanche pour focaliser la colère du public contre les ennemis de l’Amérique. Ainsi Saddam Hussein avait soi-disant commis le viol du Koweït et avait construit des salles de viol… De telles histoires exploitent la métaphore de la nation comme « corps ».

Dans le cas de Trump, un parallèle peut être fait entre le viol et l’invasion de la nation par des étrangers illégaux. Dans son discours sur l’immigration du 8 janvier 2019, le Président parle d’ailleurs de « ceux qui ont violé notre frontière ».

Ce schéma du corps est susceptible d’activer des sentiments particulièrement forts chez un auditoire conservateur ou nationaliste, qui tend à avoir une vision du monde genrée basée sur la force et la puissance. Pour l’écrivain féministe Soraya Chemaly, « le viol, c’est la guerre ; les violeurs sont les gagnants, les violés sont les perdants. La honte, selon l’usage de Trump, est réservée aux violés, pas aux violeurs ».

Donald Trump, à Mc Allen (Texas), près du fleuve Rio Grande, le 10 janvier 2019, lors d’un déplacement sur la thématique du mur. Jim Watson/AFP

La peur de l’invasion est, de plus, illustrée par le récit de l’une des invités d’honneur du Président, lors du discours sur l’état de l’Union, Deborah Bissel, dont les parents ont été cambriolés et tués dans leur maison de Reno, au Nevada par un étranger clandestin. Cette affaire de violation de domicile n’est pas une coïncidence, elle établit un parallèle avec l’invasion illégale du pays par de dangereux étrangers.

Utiliser l’image de l’inondation

L’immédiateté de la menace est renforcée par la métaphore de la nation comme contenant menacé par une inondation dangereuse. Il s’agit là d’un trope classique du discours anti-immigré dans lequel le liquide est associé directement aux immigrés, ou bien aux substances illégales qu’ils sont supposés apporter.

Ce sont les drogues qui, selon le président « inondent nos villes » ou bien « le déferlement des membres du gang MS-13 qui reviennent dans le pays ». L’arrivée d’immigrants est ici présentée en termes de quantité excessive de liquide qui pénètre dans un contenant.

D’où le danger de « frontières ouvertes », de « zones sans défense » ou de « failles » dans la loi. Cela justifie, dès lors, la construction d’un mur de protection contre cette inondation. La conclusion est alors naturellement que « les murs fonctionnent et les murs sauvent des vies ».

Faire un récit avec un méchant, une victime et un héros

Comme tout bon récit, cette histoire doit avoir des personnages clairement identifiés : des méchants et des victimes – les Américains mais aussi les « 300 femmes et filles sauvées de l’horreur de cette horrible situation ».

Elle a également besoin de héros, incarnés par « nos courageux agents de contrôle de l’Immigration et des Douanes » et les « braves hommes et femmes des forces de police ».

Mais, en fin de compte, le vrai héros de cette histoire est bien Donald Trump lui-même. Il est à la fois le protecteur des héros du quotidien et le bâtisseur de murs qui visent à protéger le corps-nation.

« Je vous promets ce soir que je ne révoquerai jamais nos héros du contrôle de l’Immigration et des Douanes […] un mur digne de ce nom n’a jamais été construit. Je le ferai construire ». (Danald Trump, discours sur l’état de l’Union)

This article was originally published in English

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