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La face cachée de la digitalisation dans les collectivités territoriales

Table ronde « Dynamisme des Territoires : le commerce de centre-ville comme levier de résilience et l'outil numérique comme facteur de succès », lors de l'événement « Territoires d'Engagements » organisé par le Groupe Leboncoin, le 11 décembre 2020 à Paris . Gabrielle Ferrandi/Le Bon Coin/AFP

Depuis plusieurs années, les collectivités territoriales ont engagé des recherches d’économies pour contribuer au redressement des finances publiques locales et nationales. Parmi les voies explorées, les démarches de digitalisation occupent une place grandissante.

Il est difficile de trouver des chiffres fiables et précis pour quantifier la digitalisation dans les collectivités. Ce constat s’explique d’abord par le flou autour du terme « digitalisation ».

Parle-t-on de transformation numérique ? De dématérialisation ? De smart city pour reprendre un terme désormais très répandu ?

Une définition globale retient que la digitalisation regroupe « toutes les situations dans lesquelles les TIC sont utilisées pour améliorer les échanges, interactions et transactions entre l’administration et les autres parties prenantes […] ».

Dans les réformes des organisations publiques, on parle d’administration électronique. Ce concept englobe une variété de pratiques, dont on peut mesurer quatre phases d’avancement. La phase d’information consistant à créer un site Internet destiné à diffuser de l’information. La phase d’interaction introduisant, au sein du site Internet, des outils de communication électronique personnalisés. La phase de transaction proposant des procédures sur le site afin que l’usager puisse réaliser des démarches en autonomie. Et la phase d’intégration, consistant à mettre en place une organisation capable d’offrir aux usagers des services flexibles, personnalisés et de qualité en multipliant les téléprocédures comme les guichets uniques.

Plusieurs arguments plaident en faveur de cette digitalisation, notamment une diminution des coûts de prestation et des gains de temps en interne, et un rapprochement avec l’usager.

Des effets positifs réels

De nombreuses recherches portant sur les coûts ont mis en évidence les effets positifs des démarches de digitalisation à la fois pour la collectivité, les agents et le public (usagers, contribuables, bénéficiaires).

On observe ainsi des gains de productivité par la réduction de la charge de travail des agents et l’automatisation d’activités, la suppression de certaines tâches pénibles, comme la saisie manuelle, l’archivage ou les photocopies. Mais également la réduction des frais généraux, la simplification du fonctionnement des organisations publiques par l’amélioration de la diffusion de l’information en interne, et le rapprochement avec l’usager par la participation ou la co-production de services (activités périscolaires, vie de quartier, participation à la gestion des espaces verts dans certains quartiers, etc.).

Fabien Ferrazza, directeur « secteur public » chez Docaposte, présente au micro d’Acteurs publics TV les outils développés par le groupe La Poste et sa filiale numérique pour accompagner la transformation digitale des collectivités (Nice, 29 octobre 2019).

On note aussi une amélioration de la qualité des prestations, comme les guichets uniques facilitant la satisfaction des demandes, et la diminution des contraintes horaires des services administratifs. À titre d’exemples, la flexibilité horaire pour les accès aux bibliothèques et gymnases avec des badges, l’inscription en ligne à la cantine et à la garderie ou la nouvelle chaîne de paiement électronique des amendes.

Des recherches récentes auprès des collectivités sont plus nuancées et signalent l’apparition de nouvelles contraintes et de coûts cachés indirects. Il s’agit de coûts non recensés dans le plan comptable, globalisés et donc peu ou non identifiés par l’organisation, qui viennent limiter voire annihiler les effets bénéfiques.

Une digitalisation coûteuse pour les collectivités

La digitalisation nécessite un certain nombre d’investissements en formation du personnel, des coûts de maintenance informatique et matérielle (modification du système d’information), et des délais pour qu’à la fois le personnel et la technique s’adaptent au fonctionnement de travail.

Une enquête réalisée fin 2017 sur les intercommunalités illustre ces difficultés.

Parmi les collectivités que nous avons étudié, une ville de l’ouest de la France de plus de 150 000 habitants, a ainsi mesuré son rapport bénéfice-coût, et il en ressort une quasi-équivalence entre les investissements et les gains financiers obtenus et à venir.

On aboutit ainsi à des situations paradoxales où les démarches de digitalisation permettant de réaliser des économies entraînent à court terme l’inverse, avec des investissements numériques et des coûts supplémentaires pour la collectivité. Ces investissements supplémentaires sont souvent dus aux coûts cachés qui étaient mal ou non anticipés, comme les formations, la rédaction de nouvelles procédures de travail, les négociations avec les agents autour des contraintes de flexibilité et le temps d’explication aux usagers.

Un coût pour l’usager

Des coûts cachés indirects émergent aussi de la numérisation des relations avec les citoyens. Ils concernent notamment le renforcement du travail prescrit pour l’usager et l’accès inégal aux outils numériques, souvent dû à l’écart générationnel ou aux territoires plus isolés et mal équipés.

Des procédures informatiques vont par exemple encadrer le travail demandé à l’usager-coproducteur de services, mais avec deux conséquences bien distinctes selon Marie-Anne Dujarier. D’une part, les processus informatisés induisent des effets pervers sur l’organisation du travail tels que devoir délivrer des services dans des temps raccourcis en respectant les obligations de transparence, de qualité et d’égalité d’accès au service public. D’autre part, le transfert d’activité se réalise vers le citoyen qui doit s’équiper et être sensibilisé au monde numérique.

Des inégalités structurelles

Rappelons par ailleurs que dans de nombreuses communes en France, vit une population vieillissante, environ 19,6 % de la population a au moins 65 ans actuellement, souvent éloignée des réseaux Internet les plus développés.

Dans ce contexte, les effets positifs de la digitalisation deviennent subitement moins nombreux, voire contre-productifs.

Pour ces collectivités, l’interaction physique est délaissée, remplacée par une relation virtuelle qui n’est préparée ni en termes de technologies (investissement en matériel informatique et en fibre optique), ni en termes de compétences (formation et accompagnement des populations les plus fragiles face à la digitalisation).

Alors qu’elle en est un des enjeux principaux, la recherche d’économies peut finalement entraver la portée de la digitalisation. Ainsi, la fermeture d’accueils physiques dessert encore davantage les populations privées de la digitalisation des services publics, comme les personnes âgées ou les territoires en difficultés économiques et/ou mal connectés.

Le transfert des interfaces physiques vers les grandes métropoles accentue les déséquilibres territoriaux et entretient l’émergence de déserts économiques. Par exemple la fermeture d’accueil de mairies, d’écoles, de services de santé, etc. Les médias les relaient avantageusement dès lors que des services d’État sont menacés (agences du Trésor public, gendarmerie…).

Contourner ou anticiper les coûts cachés ?

En fonction de l’ampleur du projet de digitalisation, c’est-à-dire d’une mise en ligne de services de base conçue en local à une recherche de connectivité des territoires, les parties prenantes sont variables. Mais le point qui semble le plus important est que les élus et les services administratifs devraient anticiper les risques de coûts cachés. Les expériences montrent qu’il est nécessaire de prendre conscience que la démarche de digitalisation envisagée, comme exclusivement favorable pour la collectivité et ses usagers, représente aussi des risques et des coûts.

Par exemple, l’intérêt d’une réflexion autour d’actions correctrices avant le lancement de la démarche a été mis en évidence dans une recherche récente. Cette grande ville de l’ouest indiquée dans l’exemple a adapté en 2017 sa démarche de digitalisation, en allongeant les délais de 3 années et en donnant des marges de manœuvre aux directeurs de services, comme la possibilité offerte aux agents de choisir des modalités de travail différentes (activités sur le périmètre ville ou agglomération, flexibilité des horaires). Le résultat n’est pas encore mesuré financièrement, mais des enquêtes internes de satisfaction menées auprès du personnel et des habitants montrent des taux de satisfaction avant/après la digitalisation stable pour le personnel et en augmentation de 7 points pour la population malgré une légère baisse pour les strates âgées.

Engager les élus

Dans le pilotage au quotidien de la démarche, le manque de compétences dédiées et de budget consacré, mais aussi le faible portage politique sont souvent signalés.

Le relatif engagement des élus, faute de compétences, de conviction, de craintes sur le sujet, implique que le projet est plutôt porté par l’administration, devenant plus technique que stratégique. Le digital devient alors un affichage politique auquel peu de moyens sont affectés.

Il nous semble qu’à l’image des tiers-lieux d’innovation qui depuis quelques années fleurissent autant dans les structures publiques que privées (comme les fab labs, open labs), les démarches de digitalisation doivent se doter d’équipes pluridisciplinaires dédiées, intégrant des usagers et une structuration plus poussée de la gouvernance du projet. par exemple la collecte et archivage des données, la valorisation et partage des actions, le système de mesure de l’amélioration de qualité, etc.

Les enjeux politiques sont de taille notamment au regard des perspectives post-Covid. Les campagnes sont devenues des refuges pendant la période de confinement. Les zones rurales sont en situation de réussir ce qu’elles ont tenté depuis des décennies, l’exode urbain. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Certes, la crise a montré que l’on peut remplacer la proximité physique par la proximité numérique et qu’une grande majorité de ceux qui peuvent télétravailler (environ 40 % de l’emploi en France) pourrait être en mesure de s’exiler. Mais il n’est pas garanti que dans les campagnes et les petites villes moyennes, le digital puisse répondre à tous les besoins en termes de culture, de loisirs, d’éducation, de santé ou de transports.

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