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La fille, la photo et la mauvaise réputation

La cyber-reputation se traduit différemment pour les filles et les garçons. pro-juventute/Flickr, CC BY-NC-SA

Le scénario est familier. Deux adolescents s’éprennent l’un de l’autre, se draguent, échangent des sextos. La jeune fille est sollicitée par son amoureux pour lui envoyer une photo intime. Elle se prête au jeu, lui aussi peut-être. Quelques jours, semaines ou mois plus tard, les amoureux sont en froid. La séparation est houleuse. Par esprit de vengeance, le jeune homme décide de publier sur les réseaux sociaux une photo intime (ou une vidéo) de son ancienne copine, qu’il a toujours en sa possession. On parle de revenge porn. Les conséquences d’une telle diffusion sont majeures. Pour la jeune fille concernée, elles consistent en insultes, humiliation (slut shaming), menaces diverses dont la diffusion aux parents. Il s’agit d’une grave atteinte à sa réputation. Il en va autrement pour le jeune homme.

« On va dire que la fille, c’est une fille facile. Elle, sa réputation, elle baisse et elle peut se suicider. Par contre, si la fille est jolie, les gens vont dire au garçon : “Ouais, tu as géré”. Il va être un peu fier d’avoir fait ça avec une jolie fille. »

Telle est l’explication donnée par l’un des 400 collégiens rencontrés dans le cadre d’une étude sur le cybersexisme réalisée par l’OUIEP et financée par le Centre Hubertine Auclert.

Les filles et les garçons ne subissent pas de la même manière les conséquences de la diffusion d’une photo intime sur les réseaux sociaux. Cette mise en ligne, et la diffusion large qui peut la suivre, alimentent les réputations de part et d’autre, mais pas en blâmant le geste de l’agresseur-diffuseur et en exprimant de la sympathie pour sa victime. Au contraire, on porte le blâme sur la jeune fille dont la sexualité est publiquement dévoilée selon un mécanisme d’inversion de la culpabilité.

Alors que la jeune fille qui voit son image intime diffusée sans son consentement est jugée coupable et condamnée par ses pairs, le jeune homme gagne significativement en popularité. Même lorsque la photo intime qui circule est celle d’un garçon, les conséquences sont identiques : négatives pour la fille, positives pour le garçon, sauf si le garçon est représenté de manière trop sexualisée (en dévoilant son sexe, par exemple).

« Il y a largement plus de risques quand on est une fille. Si la fille met la photo d’un garçon sur les réseaux sociaux, le garçon, il s’en fout. Il va être content parce que les gens, ils vont dire : “T’as un beau corps”. Par contre, si c’est qui un garçon [qui diffuse] la photo d’une fille, la fille ne sera pas contente parce qu’elle va être traitée de pute ».
– Un élève de 5ᵉ

Contrôler la sexualité féminine

Si les adolescent.e.s peuvent jouir de différents niveaux de popularité, seule celle des filles se joue sur le registre de la réputation. La réputation est le mécanisme par lequel les filles sont classées, soit en tant que filles bien ou modestes (bonne réputation), soit en tant que « putes » ou filles faciles (mauvaise réputation). Elle met ainsi en évidence les attentes de genre ciblant les filles et constitue l’un des principaux mécanismes de contrôle de la sexualité féminine. De par l’importance qui lui est accordée, la réputation des filles est constamment en jeu dans leurs relations sociales, tant par l’entremise des garçons que dans les relations entre filles. Ces dernières se jugent en effet mutuellement en fonction de leur réputation. Pour se préserver, les filles se tiennent à distance de celles dont la réputation a été, ou est susceptible d’être entachée.

Les jeunes filles elles-mêmes ont recours à ces mécanismes comme moyen de pression sur leurs pairs. CC BY

Le cyberespace est un lieu où la réputation des filles peut être gérée, ternie, mais également protégée. La réputation peut être gérée par les filles elles-mêmes (via le choix d’une « bonne » photo de profil, par exemple) ou par toute personne possédant un « dossier » (des informations ou des images dont la diffusion serait potentiellement compromettante). Elle peut y être ternie, une fille pouvant se voir imputer une mauvaise réputation pour avoir pris ou avoir diffusé (même à un seul individu) une photo perçue comme « osée », pour avoir été victime d’attouchements, pour avoir eu des pratiques sexuelles « délurées », pour s’être habillée de façon « inadéquate », pour avoir accepté qu’on la touche ou ne pas avoir verbalisé son refus, etc. Ces situations ont toutes été évoquées par les adolescent.e.s rencontré.e.s en milieu scolaire dans le cadre de l’étude.

Le cyberespace peut également être le lieu où on affirme sa réputation, où l’on se protège d’éventuelles attaques diffamatoires. Cela peut se faire par la diffusion contrôlée de preuves qu’une fille est dans une relation amoureuse, pour autant que cette dernière soit hétérosexuelle et d’un semblant stable. C’est cette relation même qui peut prémunir les filles d’une mauvaise réputation. Elle confirme en effet que l’image publique des filles concernées est assez bonne pour intéresser des garçons. C’est donc l’existence même d’un partenaire masculin régulier qui agit comme facteur de protection, qui confirme que la jeune fille se comporte socialement de manière adéquate. Elle peut ainsi alors gagner en popularité.

C’est avec ces éléments d’analyse qu’on doit comprendre les phénomènes liés à la réputation des filles. Ne pas répondre adéquatement aux attentes de genre, c’est signifier qu’on choisit d’en faire fi, ou encore qu’on ne les maîtrise pas, deux options en soi répréhensibles. La fille qui prend et envoie une photo intime, même si c’est à son amoureux, doit savoir que cette photo peut être appelée à circuler plus largement. Elle doit « s’attendre » à hériter d’une mauvaise réputation. Dans ce contexte, avoir une photo de soi qui circule dans le cyberespace, c’est nécessairement, d’une certaine façon, l’avoir « fait exprès » (toujours selon les dires des jeunes). Ici encore, le cybersexisme n’est que la poursuite via des outils numériques d’un sexisme presque ordinaire, selon lequel les femmes (et les hommes) sont cantonnés à des rôles sociaux et sexuels nécessairement réducteurs.

Prendre action contre ce cybersexisme nécessite certes de promouvoir un usage citoyen des outils numériques, mais surtout d’impliquer chacun.e dans une réflexion sur l’égalité filles-garçons et sur les normes de genre.

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