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La « folie » de Vladimir Poutine : un mauvais procès ?

Caricature de Vladimir Poutine barrée de l'inscription « Psychopath » devant la Porte de Brandebourg à Berlin.
Manifestation à Berlin, le 27 février 2022. Photelling Images/Shutterstock

« Folie », « Paranoïa », « Hystérie patriotique »… autant de vocables dont on a pu affubler Vladimir Poutine depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.

L’usage de ces termes pour qualifier le président russe a tôt fait d’être contesté : cela reviendrait à psychiatriser la question ou, au moins, à la psychologiser, et le recours à ce champ de compréhension ne serait ici pas légitime.

C’est pourtant pour de mauvaises raisons qu’on lui dénie toute pertinence, comme si la moindre référence à la dimension psychique ne pouvait que nous reconduire à une psychologisation douteuse qui n’aboutirait in fine qu’à déshistoriciser et à dépolitiser la question.

Folie et logique

Le refus catégorique d’employer ce registre lexical emprunté à la psychopathologie repose pourtant sur une curieuse compréhension de la folie, assimilée à l’irrationalité, par là même inintelligible – on le sait, il en va en quelque sorte toujours de la folie comme d’un tabou. Le présupposé serait le suivant : convoquer la « folie » de Poutine consisterait à renoncer à produire du sens, à considérer que ses actes sont totalement dépourvus de cohérence, imprévisibles et même absurdes. Bref : il ne serait pas possible de chercher à les comprendre en exhumant leurs raisons, en leur donnant du sens.

Or, comme cela a été souligné maintes fois, Poutine est tout sauf incohérent. Pour les observateurs de sa politique intérieure comme de sa politique extérieure, cette guerre avait en réalité commencé depuis un moment : Poutine disait depuis longtemps exactement ce qu’il était en train de faire. Ce à quoi nous avons assisté relève bien plus d’une accélération (certes sidérante) que d’un changement brutal de stratégie géopolitique.

Cette lecture doit-elle exclure toute référence à des traits psychopathologiques ? Il y aurait là, me semble-t-il, une confusion que la moindre attention aux pathologies de la psychê vient défaire : le discours et les actes du « fou » – et en l’occurrence, puisque c’est de cela qu’il s’agirait, du « paranoïaque » – sont tout sauf irrationnels et absurdes. Ils sont même, de ce point de vue, ultra-signifiants. Le délire obéit à une logique parfaite, et c’est d’ailleurs bien cette absence de faille qui le constitue comme délire, parce qu’elle signe sa parfaite imperméabilité aux raisons de l’autre, constitué en ennemi. Le réel n’a aucun effet sur le délire. Pis : il est refusé, dénié.

Qualifier Poutine de fou, est-ce injurier les personnes souffrant de troubles psychiques ?

Mais on pourrait aussi considérer qu’en faisant référence à ce type de catégorie psychiatrique, il s’agirait indûment de poser un diagnostic, de faire de la psychiatrie « sauvage » (bien que non adressée au premier concerné), au mépris des règles déontologiques qui définissent la clinique, et même au mépris de ces patients atteints de troubles psychiatriques, qui se retrouveraient identifiés bien malgré eux à un criminel.

Ce serait là faire un mauvais procès. D’abord parce qu’il semble difficile d’identifier des patients la plupart du temps extrêmement vulnérables du fait de leurs pathologies à un homme assez responsable pour choisir de se rendre coupable de crimes de guerre. Qu’éthiquement parlant on ne puisse poser un diagnostic à distance, personne ne le conteste, mais est-ce de cela qu’il est question ? À l’évidence, non.

Il ne s’agit pas d’une accusation (sauf à considérer que ces termes psychiatriques ne sont que des anathèmes – en serions-nous encore là ?), mais bien plutôt de mots qui pointent sinon une « structure » psychique, du moins une caractérisation de la dynamique psychique d’un individu, celle qui peut éclairer comment un sentiment d’humiliation se transforme en haine dont en l’occurrence, parce que son auteur est en position de déclarer une guerre, tout un peuple fait les frais.

Ces termes ont donc une fonction heuristique : ils cherchent à donner à penser ce qui précisément résiste à une certaine compréhension (cette fameuse « rationalité » poutinienne voire russe que peinerait à saisir la « rationalité » occidentale).

Folie et idéologie

Au-delà de la géopolitique poutinienne, il s’agit aussi de produire du sens devant les scènes d’horreur dont nous sommes les témoins : « justifier » ce qui ne peut l’être. Nous butons en fait sur un problème philosophiquement très classique, celui de la rationalisation du mal. Et il ne faut pas en conclure trop vite qu’il s’agirait de psychologiser la question ou, pis, de « faire de la morale ». Tout se passe là encore comme si prendre le parti d’éclairer ce qui du psychisme et de ses méandres peut, dans des circonstances historiques et politiques bien déterminées, fabriquer un dictateur et un criminel, revenait à réduire des violences génocidaires au statut d’acte isolé d’un « fou ». Comme si un « fou » n’avait pas de logique, n’avait pas sa logique.

Ce type d’objection conduit étrangement à dissocier la folie de l’idéologie, à refuser d’interroger comment l’« intellectuel » se nourrit toujours aussi de l’affectif. Encore faut-il concéder que nos actes admettent des ressorts psychiques qui engagent aussi, sinon d’abord, des dynamiques psychiques, d’aucuns diraient existentielles. Car nous avons aussi à penser la force de l’idéologie, celle qui conduit un homme à faire le choix du faux et celui de la haine, comme le soulignait Sartre à propos de l’antisémite, dans un texte à l’actualité redoutable.

Il me semble à cet égard qu’il est urgent de sortir de la monomanie des enquêtes : la guerre ukrainienne qui nous confronte, encore aujourd’hui et malgré notre histoire, à l’impensable, pose aux humains que nous sommes une question qui n’est pas réductible à une analyse géopolitique, ni à celle de la permanence du mythe tsariste de la Grande Russie : elle nous oblige aussi à penser cela même qui travaille à cet éternel retour du tragique de l’Histoire, ce qui de l’humain le rend toujours possible et probable. Elle nous oblige à penser cette « passion de la malfaisance » qui habite Poutine, mais aussi celle qui conduit de (très) jeunes hommes à la barbarie, comme en témoignent les exactions commises en Ukraine.

Le sergent russe Vadim Chichimarine, 21 ans, lors de son procès pour crimes de guerre pour avoir abattu un civil désarmé de 62 ans, à la Cour d’appel de Kiev, le 20 mai 2022. Il sera condamné à la prison à vie le 23 mai. Yasuyoshi Chiba/AFP

Penser non seulement la guerre, mais la violence et la cruauté, à l’échelle d’un homme, à celle d’une armée. À cet égard, si Arendt s’est sans doute égarée en prenant un peu trop au mot Eichmann qui affirmait ne pas avoir agi « par idéologie », elle n’en pointait pas moins un problème essentiel qui se repose mutatis mutandis aujourd’hui : au-delà du conditionnement de la propagande, qu’est-ce qui conduit des hommes à cesser de penser, à adhérer à un mensonge, voire à commettre des crimes en son nom ?

Le psychique et le politique

Le ressentiment, la haine, la vengeance, et la manière dont ils se trouvent façonnés par une histoire individuelle ne sont donc pas des écrans qui nous condamneraient à ne pas penser « sérieusement » les racines de la guerre. Au contraire, ce n’est qu’en nous attelant à l’humain dans toutes ses dimensions que nous pourrons donner du sens à l’Histoire : en ce sens-là, le psychique est déjà politique. C’est ce que réussit à montrer le remarquable documentaire d’Antoine Vitkine « La vengeance de Poutine » qui reconstruit la temporalité de cette nécessité passionnelle individuelle implacable jusqu’à l’épisode tragique que connaît aujourd’hui le peuple ukrainien (ce documentaire avait été originellement réalisé en 2018, et l’on ne peut à cet égard qu’être frappé par sa teneur prophétique…).

« La vengeance de Poutine » d’Antoine Vitkine.

Chercher à comprendre le psychisme humain pour penser le risque constitutif de la barbarie, c’est aussi poursuivre cette tâche infinie de la culture et du droit par laquelle il nous faut tenir à distance la violence qui réside en chacun de nous – processus toujours à rejouer qui, comme le soulignait Castoriadis après Freud en des temps déjà troubles, relève à chaque fois du miracle.

Maintenir coûte que coûte la validité essentielle de ce partage entre la culture et la violence, c’est échapper à ce qu’Arendt avait nommé la banalisation du mal, ce régime psychique où cette frontière ne fait plus sens. En ce sens-là, n’en déplaise à celles et ceux qui se refusent à convoquer les « valeurs », Poutine fait bien aussi la guerre à la démocratie, ce régime où l’institution s’érige comme garde-fou aux fantasmes de toute-puissance avec lesquels nous n’en aurons jamais fini, ce régime qui constitue la violence et la haine en tabou.

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