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La France en état de choc (2) : trois possibles issues à la crise

Messe à Notre-Dame de Paris, le 15 novembre 2015, deux jours après les attentats. YouTube

Ce texte est issu des travaux de la conférence « La France en état de choc : comment sortir par le haut ? » organisée au Collège des Bernardins, à Paris, le 7 janvier dernier avec des intellectuels et théologiens de différentes confessions religieuses et Pierre Manent.


La France est en état de choc. Depuis le 7 janvier 2015, les Français prennent conscience qu’ils sont ciblés par le terrorisme djihadiste international. Ils réalisent également que leur modèle de convivialité entre République et religions est remis en cause également de l’intérieur. Le succès de l’ouvrage de Pierre Manent, Situation de la France, s’explique en grande partie par ce contexte. On peut résumer ses trois principales thèses de la façon suivante.

Trois propositions audacieuses

Premièrement, pour Pierre Manent, la France est « une société de marque chrétienne ». Il faut revenir à cette vérité historique pour construire une convivialité harmonieuse entre les religions. Le philosophe français est contre l’idée que la société soit religieusement neutre. De plus, on ne peut pas mettre au même niveau toutes les religions, car ce serait nier l’histoire de la nation française. Les chrétiens en particulier ont, selon Pierre Manent, un rôle prééminent dans l’histoire de France. Il ajoute que « la république des valeurs n’est pas assez charnelle ». Il propose en conséquence, comme contrepoids à une rhétorique laïciste universaliste, mais désincarnée, une articulation nouvelle entre le pouvoir politique et les associations religieuses.

Deuxièmement, Pierre Manent considère que, pour construire une société pacifiée sur cette base coopérative, la République doit faire des gestes vis-à-vis de la communauté musulmane (horaires de piscine aménagés pour les femmes, repas diversifiés dans les cantines, etc…) Les musulmans, en contrepartie, doivent s’intégrer plus profondément dans la société française et doivent privilégier la République à l’Oumma. Cela signifie qu’ils doivent accepter la liberté complète d’expression, et refuser clairement à la fois le port du voile intégral et la polygamie. Enfin, troisièmement, Pierre Manent voit dans le rôle historique de la nation juive d’assurer une médiation fondamentale entre Dieu et les hommes. La politique en France doit prendre conscience de ses fondements théologiques.

Ces propositions sont originales et audacieuses. Elles cherchent le débat car son auteur est conscient de trancher par rapport au discours politico-médiatique usuel. Aussi souhaitons-nous suggérer, à partir des trois principales thèses de Pierre Manent, trois issues possibles à la crise.

Pour un statut de droit public aux « cultes »

Tout d’abord, comment définir au juste l’expression « société de marque chrétienne » ? Peut-on, au vu de l’ancienneté de la présence des juifs en France, parler de société marquée par le judéo-christianisme ? N’y aurait-il pas un travail à faire de relecture de l’histoire officielle ? En effet, s’il est bien vrai que des protestants et des catholiques ont participé à ce qu’on a qualifié de l’expression de « guerres de religion », il serait utile et profitable que les historiens de la République reconnaissent que les États-nations modernes ont surtout instrumentalisé les sentiments religieux à des fins de conquête de souveraineté.

Par ailleurs, Pierre Manent propose de créer des « instruments politiques inédits » permettant un enveloppement réciproque entre l’État et la nation. Qu’a-t-il en vue exactement ? L’Église catholique en France se méfie plus que tout d’être à nouveau utilisée, voire instrumentalisée. Comment garantir aux religions dans leur ensemble d’être pleinement respectées dans leur intégrité ? Pour sortir de l’actuelle division gnostique (nullement respectée) qui voudrait que l’État laïque ne s’occupe pas du salut des âmes tandis que les Églises ne se préoccupent pas des politiques budgétaires permettant le bien commun, il serait bienvenu de donner un statut de droit public aux « cultes », comme c’est le cas ailleurs en Europe.

La liberté d’expression, dogme intangible ?

Ensuite, il faut reconnaître que certains Français de religion musulmane ne demandent pas seulement l’aménagement d’horaires de piscines pour les femmes : ils veulent avant tout qu’on ne se moque pas impunément de la religion au nom d’une définition sécularisée de la liberté. Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM) Anouar Kbibech s’est déclaré blessé par la publication de la nouvelle couverture de Charlie Hebdo, offensante à l’égard de tous les croyants – ce qui représente tout de même la très grande majorité des citoyens français.

« La liberté complète d’expression » revendiquée par Pierre Manent est-elle un dogme intangible de la République ? Après tout, il y a encore en France des régions comme l’Alsace-Moselle qui interdisaient jusqu’il y a peu le blasphème. La réflexion théologico-politique à laquelle appelle Pierre Manent doit nous permettre de nous interroger sur les fondements de la liberté. La liberté proclamée par les Droits de l’homme et du citoyen a originellement été pensée par le droit naturel, c’est-à-dire par une réflexion juridique fondée sur la théologie chrétienne. Or le droit naturel n’a pas su tenir ensemble les deux définitions de la liberté qu’on trouve dans l’évangile, à savoir la liberté comme choix (antexousion) et la liberté comme service (eleutheria).

Le numéro anniversaire de Charlie, un an après la tragédie. Jacques Demarthon/AFP

L’homme dans la Genèse est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il est appelé à actualiser en lui une liberté incréée, faisant de lui, image de Dieu, un microcosmos, un monde en soi. Mais sa liberté créée, reçue au sixième jour de la création, l’attire aussi vers sa ressemblance divine, fait de lui un co-créateur du cosmos, l’oblige à se comprendre comme partie du tout et à se mettre au service du bien commun. Une théologie œcuménique du droit doit être en mesure de définir la personne comme un sujet de droit, mais aussi comme un être en relation cherchant son accomplissement dans le bien commun. La nécessaire refondation du droit positif de Hans Kelsen pourrait permettre aux religions d’intervenir dans les décisions judiciaires relatives à la liberté d’expression en vue de garantir la paix civile, tout en donnant aux magistrats de la République le dernier mot.

La science oecuménique, une urgence

Enfin, Pierre Manent reconnaît la défaillance de la matrice politique de la Révolution française qui ne reconnût les juifs qu’à condition qu’ils cessent de faire partie de « la nation juive ». Cette remise en question par Pierre Manent est la bienvenue dans la mesure où elle permet de comprendre la nation non pas comme une machine à broyer les identités relationnelles, mais comme un lieu plus profond d’appartenance commune à une universalité partagée.

C’est précisément cette définition retrouvée de la nation qui nous oblige à admettre le lien entre une communauté et ses liens méta-nationaux. La République a reconnu que l’Église catholique en France relève d’une instance qui se trouve au Vatican pour la nomination de ses pasteurs – ce qui lui garantit une liberté de service, d’action pastorale (bien que non soutenue financièrement par la République). Elle doit donc être en mesure de reconnaître les liens existant entre toutes les communautés religieuses (juive, musulmane, chrétienne) avec d’autres instances d’universalité se trouvant à l’extérieur d’elle-même.

Bien entendu, ceci suppose la réciprocité. On revient donc à l’impérative question de la mise en forme politique du principe d’amitié entre juifs, chrétiens et musulmans en France. L’urgence, selon nous, est que l’État s’intéresse enfin à la science œcuménique, à savoir la science qui cherche à renouer les liens entre les confessions chrétiennes, qui souhaite penser ensemble les différentes religions du monde, et qui réfléchit enfin sur les convergences existantes entre science et conscience, entre foi et raison. Seule, par exemple, une formation des enseignants à la culture éthique et religieuse qui se ferait, comme le recommande le Conseil de l’Europe depuis 2008, en association avec des universitaires et des responsables de culte, aurait quelques chances d’être entendue par les élèves aujourd’hui.

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