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Cultures zéro subvention

La France en fanfare, histoire d’une réappropriation culturelle

La Fanfare des Pavés. Brahim Boudjadja

Cette chronique présente les pratiques culturelles contemporaines de la majorité des Français, celles qui existent le plus souvent en dehors de toute institution publique, une culture à zéro subvention, « marginalité d’une majorité » comme l’écrivait Michel de Certeau.


La culture est définie ici comme une pratique collective organisée autour d’une expérience esthétique. Cependant, si cette pratique collective mobilise de manière centrale le registre esthétique, simultanément d’autres sens sociaux et d’autres buts sont mobilisés, en proportions variables, politiques, économiques, sociaux, mais potentiellement aussi, ludiques, festifs, éducatifs, religieux…, des pratiques culturelles réinventées toujours différemment par chaque milieu social.

Culture au deuxième degré : les fanfares ou le peuple rassemblé

La scène se déroule en janvier 2017. Les notes sont plutôt approximatives, le vacarme étourdissant dans ce petit café du XIXe arrondissement de Paris. Une jeune fille d’apparence plutôt frêle porte une grosse caisse à bretelle qui fait la moitié de sa taille. À côté d’elle, proche du plafond, le pavillon d’un soubassophone la surplombe. Dessus on eut lire : « Rêve général ! » Le jeune homme qui le porte doit avoir entre 18 et 20 ans, sans doute un étudiant. Les rythmes sont exagérément rapides pour cette reprise des Rolling Stones, mais l’énergie de la fanfare emporte le public, même les habitués accoudés au zinc hochent du menton en rythme. Il est 22h30. Subitement, l’un d’entre eux lâche le comptoir et danse !

Si l’expérience esthétique est universelle, elle revêt des formes nouvelles dans chaque milieu. Après les cultures geeks et la country des mondes ruraux, parmi le foisonnement de pratiques culturelles examinées dans cette chronique, les fanfares représentent peut-être celle qui illustre le mieux la capacité de certains milieux sociaux à se réapproprier des normes esthétiques, à les détourner et finalement à résister à leur imposition par le haut.

Historiquement, pourtant, les fanfares sont plutôt l’archétype d’une culture imposée. Comme le décrit en détail Philippe Gumplowicz dans Les travaux d’Orphée, les orphéons et fanfares se développent au lendemain de la Révolution française, selon un projet d’exaltation, mais aussi « d’éducation du peuple », en passant par la réconciliation sous la Restauration.

L’orphéon de Luz en 1912. www.orpheondeluz.com

Musique pour tous par tous, l’orphéon (choeur d’hommes) est le lieu de reconstruction d’une cohésion nationale. Son objectif premier est de créer une « Nation musicienne », pour « faire en sorte que ces bons ouvriers en blouse grise ressemblent à des enfants de choeur », nous dit Philippe Gumplowicz (sur France Culture le 25 février 2008) entre contrôle et éducation, selon un idéal mélioriste, très Saint Simonien. Gounod, Wilhem, Lesueur composent une musique au service du peuple, pour son éducation. Les morceaux du répertoire essaiment ainsi vers la province et les classes populaires, jusqu’à la fin du XIXe siècle, notamment via les kiosques à musique.

Au XXIe siècle, les fanfares évoluent. Leur répertoire passe de la musique savante à la musique chantante, elles s’émancipent de l’imposition élitiste, et les ouvriers des régions industrielles se les réapproprient, en réaction contre la bourgeoisie des villes. Symbole d’une culture de petites villes et villages, entre culture ouvrière et monde rural, concurrencées par de nouvelles musiques populaires dans les années 1960, diffusées en masse par le disque et la radio, les fanfares connaissent un certain déclin.

Le renouveau des fanfares

Paradoxalement, depuis les années 1990, c’est en ville qu’elles ressuscitent pour devenir une pratique collective de plus en plus populaire, jusqu’à exploser dans les années 2000. Si les Fanfares des Beaux-Arts ont toujours existé, les néofanfares sont moins ancrée dans des traditions et les territoires. Plus urbaines, ces fanfares sont fondées largement sur une réappropriation de la musique, de la musique « commerciale notamment, la « variété », entre créativité, détournement et surtout autour de la convivialité et de la fête.

Des brass bands inspirés du jazz aux bandas du sud-ouest dans leur version actualisée, en passant par des formations récentes plus urbaines, elles s’appellent Mouettes et Charbons, La Fanfare des Pavés, Les Traines Savates, Wonder Brass Band, Electrochic, leurs noms humoristiques marquent leur autodérision.

C’est là une pratique culturelle au deuxième degré donc, pittoresque et joyeuse. Le nom d’une fanfare, peut dire différentes choses : référence identitaire, attachement à sa ville, à son quartier, message politique, revendication sociale, réappropriation de l’espace public ou bien tout à la fois.

Une véritable implication des musiciens

Les fanfares, « ça fait du bruit et ça joue pas très juste », entend-on souvent. Disons que les musiciens sont plus ou moins expérimentés. Pourtant, la musique amateur des fanfares est chose sérieuse. Et en effet, faire partie d’une fanfare c’est participer à plusieurs répétitions par semaine, sillonner les routes de France pour les concerts presque tous les week-ends, faire parfois partie de plusieurs formations simultanément, et accepter la contrainte et la rigueur du collectif. Les musiciens connaissent même quelques petites tensions dans leur vie de famille tant ils doivent se rendre disponibles pour leurs groupes.

Qu’elles soient fanfares de concert, à danser ou à défiler, on pourra mesurer l’implication des musiciens à leur emploi du temps. Et Marc qui joue à la fois dans La Fanfares des Pavés, Les Dra Houss et en plus dans un groupe de ska, Roberto and the Moods, mais qui travaille par ailleurs à plein temps, nous explique :

« Une répet’ de 2h le mercredi chaque semaine, répet’ de 2h le dimanche chaque semaine, répet de 2h 1 vendredi par mois, répet’ de 4h30 1 samedi par mois, deux répets de 2h 2 jeudis par mois. »

C’est sans compter les déplacements parfois à l’autre bout de la France ou à l’étranger pour un seul concert.

Que ce soit Marc ou Guillaume de Mouette et Charbons que nous rencontrons le 23 janvier 2017, chacun nous dit que ni eux ni leurs comparses fanfarons ne sont musiciens professionnels. Comme beaucoup d’autres, ils ont été étudiants, ont fait de la musique étant jeune, puis ont travaillé et abandonné la musique. Aujourd’hui, ils sont respectivement analyste-programmeur et ingénieur. Leur statut est plutôt représentatif des musiciens de fanfares, qui sont aussi mais en nombre un peu moins important, des musiciennes. Ce qui fait apparaître cette pratique musicale comme relevant d’un milieu social de classes moyennes plutôt supérieures plutôt urbaines et plutôt installées, de niveau de diplôme élevé à quelques exceptions près.

Alors, comment comprendre des investissements personnels aussi coûteux ? Pour ma part, à les observer depuis longtemps, j’aime voir dans la démarche du fanfaron une série de réappropriations aux dimensions à la fois identitaire, politique et artistique.

Fanfaronnade existentielle

D’abord, il y a dans leur démarche la thématique du « retour » à la musique, pour retrouver sa jeunesse, c’est entendu. Néanmoins, nous l’évoquons avec Guillaume, la pratique musicale prend aussi du relief par rapport à la banalité professionnelle des hiérarchies et du travail salarié qui laisse peu de place à la créativité. La musique rompt avec la quotidienneté par l’accès au risque, le danger de la scène, un peu atténué toutefois du fait qu’il se joue en groupe.

Faire de la musique peut ici sonner comme une sorte de reprise en main personnelle, à minima dans le cadre des loisirs. La fanfare est un espace qui se joue collectivement à la première personne en quelque sorte, qui fait passer du travail à l’œuvre pourrait-on dire, en référence à Hannah Arendt. Parce que si le travail comble les besoins élémentaires et biologiques, faire de la musique ensemble et en ville comble autre chose de plus essentiel : c’est là une fanfaronnade existentielle !

La fanfare ou l’éternelle jeunesse. Ici, quelques musiciens des fanfares Octave Callot et Les Plus Pitres de la Nation Manuel/Flickr, CC BY

Habiter l’espace public

Ces pratiques culturelles qui se jouent dans l’espace public entretiennent aussi un lien très fort à la ville. La réappropriation, même éphémère, vient de l’animation d’une place, de son quartier. Dans l’espace public normé et quadrillé par les aménageurs, beaucoup de fanfares ont implicitement un propos qui conjugue urbanité et convivialité. Cette réappropriation donne une dimension tout à fait politique à l’apparente frivolité des fanfares. Guillaume explique ainsi :

« C’est pour nous, nous on préfère rien demander à personne, c’est pour faire de la musique, faire profiter le public, pour passer un moment, aller boire un coup après, on pourrait demander des subventions, mais nous on le fait pas, parce que sinon après on est redevable. »

Faire de la musique dans l’espace public, se l’approprier en étant autonome, déjouer l’ordre urbain, c'est une réappropriation collective. La fanfare crée une urbanité musicale entre d’un côté, la tradition révolutionnaire et de l’autre, un apolitisme libérateur.

Enfin, les fanfares s’emparent de l’homogénéité de l’industrie musicale. On y joue soi-même les morceaux commerciaux, avec ses propres instruments, entre réinvention et détournement. Les musiques imposées à tous sont reprises et jouées par tous.

Et comme nous le dit Guillaume,

« Les fanfares il y en a pour tous les goûts, ça reste pêchu et participatif, les gens participent parce qu’ils viennent écouter de la musique et c’est dansant, rien ne vaut l’écoute de fanfare en live. »

La qualité d’interprétation est importante mais ne prime pas toujours. La réappropriation a un but largement ludique, festif, convivial, entre « des gens qui choisissent de venir faire la fête ensemble », « Il y a un côté branquignol qui plaît, un côté copains, après on va prendre l’apéro, un côté passionnel du désir du retour (à la jeunesse), c’est ce qui caractérise ces néofanfares » précise Philippe Gumplowicz, qui conclut :

« Il y a ce côté extraordinairement paisible dans cette musique, c’est le peuple rassemblé, une fanfare qui défile, les gosses suivent, les gens sont là tout autour, on les regarde et on a pas envie de se taper dessus. »

La fanfare Mouettes et Charbons. Mouettes et Charbons

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