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La France, un rapport compliqué avec les langues

Ecritures en langue basque dans une école. Colette Larraburu/AFP

La France est-elle fâchée avec les langues ? Les siennes – les langues régionales et minoritaires – et les autres ?

S’interroger sur l’opportunité d’enseigner une seconde langue semble anachronique à un moment où nous savons l’avantage comparatif de connaître plusieurs langues. Pour les admissions dans les filières sélectives post-bac, pour l’insertion sur un marché du travail de plus en plus internationalisé, mais aussi, et peut être avant tout, pour le développement cognitif des enfants.

Toutes les études le montrent : goûter précocement à d’autres univers linguistiques ne se limite pas à l’apprentissage d’une autre langue et donc à la connaissance d’autres cultures, mais sert également à mieux connaître la sienne. La traduction, la navigation entre plusieurs espaces de sens, est un apprentissage de l’agilité (verbale) qui se répercute sur toutes les autres disciplines, y compris les matières scientifiques.

Le débat sur l’enseignement des langues qui paraît si français est sans doute lié à des impératifs budgétaires et des querelles politiques ou syndicales qui agitent régulièrement l’éducation nationale.

Mais il a peut-être des racines plus profondes, liées d’une part à l’histoire proprement politique de la langue française et au protectionnisme dont elle jouit ; au lien d’autre part, patiemment construit, de la consubstantialité entre la langue française et la citoyenneté républicaine.

La France et sa politique des langues

L’abbé Grégoire. Sylvain Collet, CC BY-SA

On a beaucoup écrit sur le rôle qu’auraient joué les romantiques de tous bords, allemands au premier chef, dans cette histoire fusionnelle entre langue et rang politique, entre langue et génie du peuple.

Loin d’être l’œuvre du penseur romantique solitaire qui voit une correspondance naturelle entre la langue, la poésie et l’espace, la politique des langues, dans sa manière la plus radicale, appartient pourtant plutôt aux révolutionnaires français.

L’idée des révolutionnaires et de leur représentant ès langues, l’abbé Grégoire, figure était aussi simple que difficile à administrer : la pratique linguistique et la politique révolutionnaire ne font qu’un :

Ainsi la forme nouvelle de notre gouvernement et l’austérité de nos principes repoussent toute parité entre l’ancien et le nouvel état des choses.(Pour) fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le méchanisme (sic) et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage.

L’œuvre de Grégoire peut ainsi se résumer : substituer la langue française aux parlers locaux, mais aussi, par le biais de la langue, instruire de nouvelles idées, qui sont dans un tel rapport de symbiose et de dépendance avec la révolution politique qu’elles ne peuvent être contenues que dans l’idiome national, puisque que l’idiome national est la nation.

On le voit : l’objet et le sujet, la langue et l’idéal révolutionnaire, se confondent au point d’établir une causalité nécessaire entre une maîtrise du français couvrant tout le territoire et l’adhésion aux exigences de la révolution politique. C’est à l’intérieur même de la langue que la Révolution doit avoir lieu.

La langue de la république est le français

Attachée à l’unité du corps social et à l’assomption du social par le politique, la République française ne peut reconnaître les groupes ou les communautés. Elle fait de la langue le véhicule de l’égalité et, pour cela, elle ne peut en connaître qu’une dans l’espace public.

Gouverné par le principe de la séparation, le libéralisme peut tolérer la coexistence de plusieurs espaces – ceux où l’on s’exprime en tant qu’individu, ceux où l’on appartient à un groupe ou une communauté – et, au besoin, ouvrir la sphère publique aux logiques de communauté et de groupe : par la reconnaissance du multiculturalisme ou par l’affirmation de politiques de discrimination positive comme correctif des inégalités sociales, économiques, voire linguistiques. Un système libéral-fédéral posera ainsi qu’on est égaux indépendamment de la langue que nous parlons.

Plus profondément, et paradoxalement, le républicain reconnaît à la langue, y compris à la sienne bien sûr, une vertu performative. Peu enclin à composer avec les sous-ensembles culturels, il est persuadé que la langue fait signe vers autre chose qu’un simple outil de communication.

Admettre une langue minoritaire ou régionale dans l’espace républicain, c’est, selon l’expression consacrée, inviter aussi une culture distincte à la table des négociations politiques. Fort de cette conviction, et même s’il est persuadé que les langues, et les cultures qu’elles charrient, ne menacent pas également l’unité du pays, le républicain est ainsi condamné à n’en admettre aucune en dehors de celle de la République.

Le débat sur le voile l’a montré : quelle que soit la force des signifiés auxquels ils renvoient et même si certains sont à l’évidence compatibles avec les valeurs promues par la culture républicaine, tous les signes religieux doivent être proscrits. Il en va de même des langues : des quatre étapes principales qui la marquent – l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), la politique révolutionnaire (1789-1794), la politique scolaire de la Troisième république à partir des années 1890, l’article 4 de la constitution (1992), – aucune ne déroge à ce principe. La France ne confère de droits qu’à une seule langue ; plus exactement, la seule langue qui génère des obligations de l’État en retour est le français.

Dans cette perspective, la République distingue et soumet à des codifications juridiques différentes la liberté de pratiquer une langue régionale ou minoritaire et le droit de la pratiquer. Dans l’espace public, elle ne concède pas ce droit aux individus ; la pratique d’une langue ne génère pas en retour d’obligations de la part de l’État.

En revanche, le locuteur-individu est libre de parler la langue de son choix ; titulaire d’un droit subjectif à s’exprimer dans sa langue, il est, dans l’exercice de cette liberté, protégé par l’État. Il est libre de son expression (art. 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), mais il ne possède pas, dans la sphère publique, un droit qui, en retour, générerait des obligations.

L’échec français de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires

Le débat sur la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires a vérifié la force de ce principe.

La Charte était-elle compatible avec la Constitution française ? Plaidant pour une réponse positive, Guy Carcassonne (chargé d’un rapport au premier ministre) a proposé de distinguer les droits des locuteurs – que la République, de fait, ne reconnaît pas – et la protection des langues minoritaires et régionales.

Pour pallier le risque de disparition d’une langue, il importait, selon lui, de faire de la langue elle-même le sujet de droit, de la placer sous la protection d’un droit fondamental. Juriste averti, l’auteur du Rapport n’ignore pas la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; il sait que la reconnaissance de minorités, de groupes de locuteurs parlant une langue minoritaire, n’est guère possible en république.

Il s’efforce cependant de démontrer que l’adoption de la Charte ne menace pas les principes d’égalité et d’indivisibilité, et ce d’autant moins que le Préambule de la Charte (exigeant la reconnaissance d’un groupe de locuteurs et risquant de ce fait d’être censuré) n’a pas de valeur normative, ne crée pas de droit nouveau, se borne à constater l’existence d’un droit résultant de l’esprit de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe et du Pacte relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies de 1966.

La Charte n’autorisant pas de réserves, il pense que la France peut, a minima, accompagner sa signature d’une « lettre interprétative » précisant que le « groupe » désigne une « addition d’individus » (titulaires, à titre individuel, du droit de parler une langue régionale) et non « une entité distincte de ceux qui la composent » (ce qui en ferait précisément un ensemble qui ne peut être reconnu par la Constitution à l’article 1er.

Le Conseil Constitutionnel n’a pourtant pas suivi cette interprétation : « La Charte, selon lui, comporte des clauses contraires à la Constitution » ; le sujet de droit reconnu ne peut être qu’une personne physique et morale, et ce droit ne peut être que médiat et privé.

Médiat, car le droit de s’exprimer dans une langue régionale ou minoritaire relève de la liberté d’expression et de communication telle qu’elle est énoncée dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; privé, car nul ne peut empêcher un individu de parler, en dehors de l’espace public, la langue qu’il souhaite.

Le sujet de droit est l’individu-locuteur qui doit se conformer aux attendus de l’usage public de la langue nationale et officielle ; entre les individus engagés dans l’espace public, aucune forme d’inégalité ni de distinction ne peut être consacrée. Conservateur, mais historiquement cohérent, le Conseil Constitution ne pouvait que s’opposer à la ratification de la Charte européenne des langues régionales.

Républicain ou libéral ?

Face, ou à côté du républicain, le libéral n’a pas moins de principes à faire valoir, mais il sait composer avec le réel et promouvoir des solutions originales et, en apparence au moins, paradoxales.

Un Canadien peut ainsi défendre le principe intangible de propriété individuelle et, dans le même temps, attribuer aux Indiens la propriété collective d’une partie du territoire ; un Américain peut affirmer l’égalité de droit des individus et consacrer le principe de discrimination positive ; il peut aussi faciliter dans certains États fédérés la coexistence publique de plusieurs langues.

Lecteur du philosophe John Rawls, il dira qu’il respecte ainsi les deux principes de justice énoncés par la Théorie de la justice et considérera que les inégalités ne peuvent être consacrées que si elles profitent aux plus démunis.

Tout simplement libéral, il fera prévaloir, autant qu’il est permis, les exigences du multiple sur les contraintes de l’un. Ce qui est vrai de la religion ne l’est pas moins de la langue : lorsqu’il est question de liberté, celle-ci ne peut se décliner pour un libéral que sous sa forme négative, et lorsque la liberté doit être bornée, c’est au plus loin que les frontières de la contrainte doivent être placées.

Exceptionnalité française

La défense de la culture, de l’exception culturelle française, du rôle de la culture française, est ainsi exprimée au travers de la langue unificatrice. Elle s’énonce également en termes universalistes et d’accès à la civilisation, celle-ci étant conditionnée à l’accès à l’éducation française et en français.

Pour ne citer qu’un exemple, voici ce que dit Georges Pompidou en 1972, lors d’une visite en Alsace : « il n’y a pas de place pour les langues et cultures régionales dans une France qui doit marquer l’Europe de son sceau ».

Et la loi Toubon (1994) le dit ainsi en sont article 1 : La [langue nationale] est l’élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. Elle est le lien privilégié des États constituant la communauté de la francophonie.

Le français serait ainsi simultanément la langue de l’humanité et celle qui permet de « penser autrement », sous la plume du candidat Sarkozy dans un discours intitulé Français langue humaine en 2007 – l’unicité est donc aussi la garantie d’une voix différente : « Si je suis élu (…) je ne serai pas favorable à la Charte (…), non parce que je conteste les langues régionales, qu’au contraire je veux soutenir et développer, mais parce que je ne veux pas que demain un juge européen ayant une expérience historique du problème des minorités différente de la nôtre puisse décider qu’une langue régionale doit être considérée comme langue de la République au même titre que le français ».

Manifestation pour les classes bilangues à Toulouse. Pascal Pavani/AFP

Faut-il en conclure que le républicanisme français est empêché en quelque manière à encourager la diversité linguistique ? Celle dont pourraient jouir les collégiens de 2016 ? Les régions et les langues minoritaires ?

On pourrait illustrer cette hypothèse par un couple paradoxal : la domination et l’intérêt. Dans le paradigme de la domination, on dénonce la domination de l’anglais, jumelée à la domination culturelle, économique et politique, et à une critique de la globalisation et de la standardisation des mœurs.

La virulence anti-américaine très présente dans les années 1980-1990, et qui donna lieu aux théories – et aux politiques – de l’exceptionnalité française, s’actualise ici sous la forme de l’hégémonie linguistique. Paradoxalement, on trouve le même argument à la fois chez les adversaires du mouvement English only ou chez les multiculturalistes américains et canadiens.

La domination d’une langue unique dans l’espace public est contestée par les membres des nations historiques comme par les communautés immigrantes, hispaniques en particulier. Elle est contestée par les communautariens ou les libéraux-culturels qui estiment que l’État, face à la diversité culturelle légitime, a un devoir moral de protéger les cultures exprimées dans une langue particulière. Elle est enfin contestée par les sociolinguistes qui ont montré que les enfants bénéficiant d’une éducation bilingue (qu’ils appartiennent à la majorité ou à la minorité linguistique), réussissent mieux aux tests standardisés que les autres.

Nous le savons, les échanges universitaires se font en anglais, la recherche se conduit de plus en plus en anglais, la lingua franca globale est aujourd’hui l’anglais.

On peut le déplorer, mais à bon escient : la coexistence des langues n’est pas à somme nulle. Pourquoi faudrait-il penser la constellation des langues en termes exclusifs ? Le bi- ou le trilinguisme est un outil formidable, et il vaut mieux s’en convaincre au plus tôt : dès la maternelle. Et considérer, par exemple, l’apprentissage sous le seul aspect, prosaïque, mais politiquement neutre, de l’intérêt.

Il faudrait pouvoir débarrasser la langue « nationale », « identitaire » de ses oripeaux quasi mystiques, et en faire un simple outil de communication parmi d’autres. On dira alors que les langues n’ont pas de valeur intrinsèque, ou qu’elles possèdent toutes une égale valeur morale, ou encore que leur valeur est fonction de leur utilité.

L’utilité sociale, scolaire, cognitive, économique de posséder telle ou telle langue se déclinerait alors au regard des différentiels de salaire, de l’intérêt patrimonial, de l’intérêt de la préservation de tel ou tel idiome régional, et de l’immense intérêt à pouvoir se mouvoir, dès le plus jeune âge, dans des univers linguistique et culturel multiples.

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