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La guerre d’extermination en Syrie et la fin du sens commun

Alep, le 27 septembre. Le corps sans vie d'un enfant vient d'être sorti des décombres. Karam al-Masri/AFP

Les opérations militaires d’Assad et de Poutine en Syrie ont un nom : c’est une guerre d’extermination. Celle-ci atteint désormais une échelle sans précédent : le bombardement délibéré des civils, notamment femmes, enfants et secouristes des Casques Blancs, ainsi que des hôpitaux n’est pas nouveau. Mais elle a désormais un caractère systématique avec un objectif clair : tuer, encore tuer, tout ce qui peut l’être. C’est une guerre totale dans laquelle la Russie de Poutine expérimente de nouvelles armes, comme ces bombes qui peuvent pénétrer les abris et les pulvérisent ensuite.

Beaucoup, y compris dans un propos sensible et poignant, l’ambassadeur de France auprès des Nations unies, ont fait à juste titre l’analogie avec Guernica : l’aviation de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste avaient anéanti la ville tandis que les troupes franquistes agissaient au sol. En Syrie aussi, les avions russes dominent les airs tandis que les troupes de l’armée du régime et du Hezbollah soutenu et armé par l’Iran agissent à terre.

Cette guerre d’extermination est promise à s’intensifier dans les jours et les semaines qui viennent. Des crimes de guerre de plus en plus évidents et que la Russie ne cherche même plus à dissimuler s’ajoutent aux crimes contre l’humanité commis par le pouvoir d’Assad, notamment dans les prisons du régime où les tortures les plus sadiques sont une pratique courante.

« Tout est désormais vain »

Cela, tout le monde le sait, ou devrait le savoir. Innombrables sont les écrits où cela fut exposé depuis plus de cinq ans. Tout est parfaitement documenté.

Tous ont dit et répété à l’envi que le « plus jamais cela » – proféré à nouveau après Auschwitz, Srebrenica, le Cambodge, le Rwanda, etc. – était devenu pitoyable.

Tous ont dit, convoquant les auteurs classiques, que l’indifférence était le pire péché, que le silence était crime, que l’inaction était complicité.

Tous ont dit et répété encore, moi comme tant d’autres, qu’il fallait sauver Alep et la Syrie, appliquer les principes de la « responsabilité de protéger », faire respecter militairement une zone de non-survol, qui reste encore une option possible, intervenir en somme.

Tous ont dit et redit que seuls les États-Unis, avec leurs alliés, en étaient capables et que c’était leur responsabilité première. Et ses plus fidèles soutiens, par ailleurs, ont dénoncé la pleutrerie de Barack Obama, son irresponsabilité, son cynisme, parfois sa stupidité et, pour tout dire, sa responsabilité devant l’histoire. À la faillite morale des États-Unis s’ajoute ainsi sa déroute stratégique.

Tous ont dit, y compris l’auteur de ces lignes, que toute négociation avec la Russie, non pas solution, mais premier agresseur, était un jeu de dupes, que cela la renforçait en Syrie comme ailleurs.

Tous ont dit et redit que les multiples projets de trêve étaient voués à l’échec – et ils le furent, souvent plus vite que les plus pessimistes ne le pensaient.

Tous ont dit et redit combien les mots diplomatiques – préoccupation, elle-même parfois vive ou même très vive, « injonction de », « demande expresse que », « condamnation sans ambiguïté de » – ajoutaient de l’indécence aux souffrances.

Tous, enfin, ont considéré, avec réalisme, que l’ONU ne pouvait rien faire, car bloquée par la capacité de veto de la Russie – et souvent de la Chine – au Conseil de sécurité.

Et tous ont vu, enfin, les visages gris et terreux, zébrés de sang séché, le crâne parfois éclaté, les corps démembrés et éviscérés, des enfants assassinés et pour les plus chanceux – provisoirement – les pleurs et les larmes devant des linceuls sans fin – ceux de leur père, de leur mère, de leur frère, de leur sœur ; ils ont été bouleversés, ont pleuré eux aussi, ont appelé à l’action, ont dénoncé une prétendue « impuissance » qui n’est qu’un mot pudique pour dire la veulerie et l’indignité.

Une enfant grièvement blessée à Alep, emmenée d’urgence à l’hôpital. Georges Ourfalian/AFP

Un ami, engagé dans l’action humanitaire en Syrie, qui fut là-bas, m’a écrit l’autre soir que désormais tout était vain, que l’indignation, l’accablement, l’émotion – des responsables politiques, des commentateurs, de lui et de moi – l’écœuraient, qu’il n’en pouvait plus des gens « bouleversés », que c’en était assez, en somme, si je traduis bien, que les larmes mêmes et l’indignation devenaient immondes, que l’ignominie de la barbarie du régime, de la Russie et de l’Iran était notre ignominie, et que nos pleurs ne la rendaient même que plus abjecte. En mes propres termes, le mal avait contaminé le monde, le mal avait atteint le bien, les rires en écho des bourreaux avaient comme déteint sur notre compassion, notre générosité et notre attention.

Combattre, donc parler

Que devais-je lui répondre ? M’était-il – nous était-il – encore possible moralement de dire quelque chose et fallait-il le faire avec cette crainte redoutée que nos indignations ne soient que le soulagement pitoyable de notre bonne conscience ? En termes politiques aussi, convenait-il, de message en message posté sur les réseaux sociaux, d’article en article, d’ajouter l’impuissance des mots à la faillite des nations ? En termes de communication – car, oui, cela importe devant l’invasion des mensonges et la désinformation massive devenue arme de guerre –, ne prenions-nous pas le risque aussi d’adjoindre l’excès d’émotion à la surabondance de crimes, le défilement impuissant des images – au risque de la lassitude – à l’accumulation des cadavres ? Ai-je, d’ailleurs, seulement une réponse à ces questions ?

Mais quand même, dois-je absolument être contraint toujours d’opposer le sentiment à l’esprit, la froideur nécessaire de l’analyste à la révolte du citoyen, l’exigence absolue, car elle est telle, de la morale au conseil politique que je puis prodiguer ? Et là, je ne puis pas ne pas répondre.

En passant, j’ai revu cette image du camelot syrien, vendeur de jouets à deux sous, allant de ville en ville, échappant – comme chacun, jusqu’à quand ? – aux bombardements, pour les distribuer, recevant en échange le sourire éphémère d’un de ces enfants peut-être fauché ou écrasé demain – et cet homme-là, je crois, n’avait jamais lu Kant, ni les Évangiles, peut-être pas davantage le Coran, comme ces Justes, parfois à peine lettrés, qui sauvèrent des Juifs parce qu’il le fallait, que c’était évident, indispensable, que la question ne se posait pas. Ceux-là, plus que des érudits qui soupesaient le danger, multipliaient les arguties sur les pro et contra et voulaient gagner du temps, avaient seulement, comme le disait Hannah Arendt, pensé.

Donc, tout cela n’est pas vain. Il faut aussi combattre – et cela impose de parler.

L’aveugle, l’idiot et le salaud

Tous avaient dit, affirmais-je… Tous ?

Non, il en reste encore – je crains, une majorité – pour s’en moquer, ou plutôt pour ne pas voir ce qu’est le réel en dehors de chez eux. Ils s’empressent de fermer la porte pour se retirer dans leurs « affaires ». Ils sont en dehors de la tragédie du monde sauf lorsqu’elle les touche ou sembler les menacer. En étant dans leur monde, ils sont en quelque sorte nulle part. Certains, peut-être, s’en sont un moment soucié, mais ont vite décroché – oui c’est usant de maintenir l’attention dans une société qui vise à la disperser. Et la « fatigue » de la Syrie – comme de l’Ukraine, du Soudan, du Yémen, etc. – l’emporte. « Il faut tenter de vivre ». Oui, certes… Voilà les aveugles.

Variante : il en reste encore pour qui le divertissement et la futilité sont plus importants que le reste – et ils préfèrent le n’importe quoi. C’est ce que Castoriadis désignait par la « montée de l’insignifiance ». Il en est pour considérer avec plus d’importance les informations sportives, les caniveaux locaux ou les petites phrases. La prédominance du crétin, pour reprendre le titre du livre de Fruttero et Lucentini, est le lot commun – aussi inquiétante qu’insupportable. Comment « tolérer » que le propos d’un animateur auto-adulateur de sa stupidité devienne sur les réseaux sociaux incommensurablement plus importante que les massacres d’Alep, de Homs ou de Daraya ? La débilité est indécente à l’heure du crime, autant que les plaisirs de l’arrière lorsque le gaz moutarde asphyxiait les tranchées de la Grande Guerre. Voilà les idiots.

Les enfants paient un lourd tribut aux bombardements intensifs d’Alep par les aviations de Moscou et de Damas. Ameer Alhalbi/AFP

D’autres enfin voient, savent et, comme on dit, analysent. Ils vous disent déjà, en premier lieu, que c’est la « nature » de la guerre, que l’émotion et la compassion sont mauvaises conseillères, que, oui, le tragique habite le monde et qu’il faut « prendre le temps » de l’analyse – et que chaque heure rime avec des dizaines de suppliciés fait finalement leur affaire.

Or, le n’importe quoi entretenu de l’absence de pensée, déjà bien dénoncée par Jean-Marc Lafon, tue. Car toute cette retenue polie devient vide immonde. Elle a un scolie : la désinformation qui emprunte quatre canaux rhétoriques.

Les révisionnistes, d’abord, vous parleront de l’État islamique, de la responsabilité des États-Unis dans sa montée (que ni Assad ni Poutine ne l’aient vraiment combattu, au contraire, ne les gênera pas), de l’importance de défendre d’abord la laïcité, des minorités (surtout chrétiennes) – qu’une partie ait été massacrée par Assad ne sera d’ailleurs à leurs yeux qu’un « détail » de l’histoire.

Les distracteurs, ensuite, vous demanderont d’abord de parler des horreurs (réelles) commises par l’Arabie saoudite au Yémen, des bombardements (inqualifiables) sur Gaza (suit parfois une digression un peu plus large sur l’État hébreu, son influence, l’exploitation de la Shoah, etc.), du chaos libyen (à éviter naturellement – ce qui signifie pour eux « Assad ou le chaos ») et, certainement, de la guerre du Vietnam.

Les relativistes, quant à eux, demanderont une vision équilibrée, rediront que la réalité n’est jamais blanche ou noire, évoqueront des responsabilités (toujours) partagées, déploreront l’exagération habituelle des médias, invoqueront la nécessité de ne pas voir la Syrie – le Moyen-Orient en général, mais aussi la Chine, l’Ouzbékistan, etc. – avec des lunettes occidentales (lire droits-de-l’hommistes), signaleront la chiffrage compliqué des victimes, les risques encourus par les Alaouites si… la nécessité de prendre en compte le point de vue de l’autre (la légitime défense du régime qui attaque à l’arme lourde et torture en prison des manifestants pacifiques qui demandent de manière irresponsable plus de démocratie).

Les généralistes, enfin, partiront dans de grandes considérations librement inspirées de Bouvard et Pécuchet et bien mises en valeur récemment par Bruno Tertrais, sur l’impossibilité de se passer de la Russie – tiens, de ses crimes de guerre aussi ! –, des rivalités des grandes puissances qui font du Moyen-Orient une poudrière, de l’Orient compliqué, de l’islamisme en général (et notamment de la division en sunnites et chiites, du respect indispensable de la démocratie et donc de la possibilité pour les Syriens de choisir leurs dirigeants (d’ailleurs Assad a été élu avec plus de 88,7 % des voix en 2014…), de l’échec général des printemps arabes, de la responsabilité (historique nécessairement) des accords Sykes-Picot, etc.

À tout cela, évidemment, il a été répondu mille fois, par des faits fondés sur des connaissances, par des reportages de première main, en un mot par la vérité. Qu’à cela ne tienne : dès qu’il faut justifier un massacre – environ 500 000 morts en un peu plus de cinq ans –, qu’il faut promouvoir le dirigeant d’un pays qui ne connaît aucune limitation dans l’usage de la force brute depuis Grozny et présenter ses crimes comme le combat pour la défense de l’Occident, la vérité n’est qu’un subterfuge de l’ennemi. Exécutons donc la vérité comme ces terroristes au visage de bébé ou de jeune enfant, jouant au ballon dans une cour, penchés sur un livre dans une cave à peine éclairée ou blottis encore dans leur lit – explosés ensuite dans le vacarme d’une bombe à sous-munitions ou soufflés par le phosphore blanc. Comme ces enfants, nécessairement terroristes en herbe, la vérité mérite le peloton.

Ceux-là, ce sont les salauds.

Ils ne méritent pas notre silence. Surtout, notre voix doit être plus forte.

Mort de la communauté démocratique

Il avait été dit, non sans raison, que ce qu’on appelle par commodité la communauté internationale n’existait pas. J’avais pu moi-même prévoir, il y a six ans, l’érosion progressive des organisations internationales de type politique. Pour aller vite, ces deux mouvements peuvent s’expliquer par la renationalisation des stratégies de politique extérieure, l’affaiblissement des valeurs partagées au sein de ces institutions et l’avènement de qu’on a appelé le G-Zéro, autrement dit l’absence de directoire mondial et l’incapacité de la seule puissance universelle par son déploiement militaire, les États-Unis, d’assumer son rôle. La lâcheté de Washington en Syrie fait presque ainsi figure de prophétie auto-réalisatrice : l’histoire (universelle) américaine s’arrête à Alep.

Paris dénonce un « bain de sang » à Alep. Mais rien ne semble pouvoir l’arrêter. Ameer Alhalbi/AFP

Or, ce manque de « communauté » internationale n’est jamais que le décalque de ce qui semble pouvoir fonder une communauté tout court – ici une communauté de valeurs. Revenons à l’évidence – évidence du crime. Celle-ci n’est possible que dans un monde

  • qui respecte la vérité et sans doute la cherche ;

  • qui a globalement une perception à peu près analogue du bien et du mal ou, pour le moins, pour citer à nouveau Arendt, pour laquelle les notions de bien et de mal ont une signification ;

  • qui distingue l’essentiel de l’accessoire ;

  • qui communie dans les mêmes émotions ;

  • qui dissocie les valeurs et les intérêts, autrement dit pense les premières à l’échelle de l’universel.

La principale difficulté, ici, est de tenir ensemble ces cinq propositions. À elles cinq, elles forment le substrat de ce que j’appellerais la communauté démocratique. La réaction devant les crimes syriens me paraît confirmer la fragilité d’une telle communauté.

Ils révèlent une relative indifférence devant la vérité qui, là comme ailleurs, renforce la capacité d’intrusion de la propagande, un relativisme accru en matière de bien et de mal – « Ah oui, des civils sont tués en grand nombre, mais au bout du compte c’est pour nous protéger » –, une absence de hiérarchie dans la perception des faits – échange conflit en Syrie contre émission de télé-réalité –, une absence de communion dans ce qui littéralement nous « injurie » – les victimes françaises des attentats, oui, mais on ne peut pas souffrir aussi pour un enfant syrien – qui rend incompréhensible, car non « éprouvée », la figure de l’universel.

Et là, faute d’expérience vécue de la souffrance, l’absence de blessure personnelle infligée par ces corps syriens, ce qui pourrait figurer une communauté politique devient impensable.

Devenant telle, elle instille le relativisme au sein même du droit, rend secondaire le crime contre l’humanité et banalise la violence extrême. C’est ainsi que nous préparons l’avenir.

Et de cela nous devons sans cesse parler, car c’est politique – et vital.

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