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La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ?

«Le Denier de César», Philippe de Champaigne (1655).

« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » : voilà la première formule de séparation des Églises et de l’État, qu’on appelle en France la laïcité. C’est du moins ce qu’on entend régulièrement, parfois dans le fil d’un raisonnement dont la conclusion est assez peu laïque puisqu’elle revient à établir une différence entre les religions du point de vue de leur compatibilité avec la démocratie moderne.

Il est frappant de constater que si cette lecture de la formule évangélique dans la perspective d’une distinction des ordres religieux et politiques est devenue un lieu commun de la pensée chrétienne au XXe siècle, elle n’a pas eu cours pendant les treize ou quatorze premiers siècles du christianisme, avant d’être proposée par Marsile de Padoue puis reprise par Luther et les réformateurs.

Autrement dit : jusqu’à ce que les Églises et les États modernes ne deviennent en Europe des réalités effectivement de plus en plus autonomes, et que s’affirme la distinction entre religion et politique, personne ne s’était aperçu que cette indépendance et cette distinction étaient inscrites au cœur du christianisme. Au point qu’il pouvait paraître naturel à Thomas d’Aquin d’affirmer que « dans la loi du Christ les rois doivent être soumis aux prêtres ». Ce qui rend, malgré tout, un peu compliqué de le considérer comme un précurseur de la séparation.

Jésus à la question

Comment expliquer cette inattention au texte évangélique ? Jésus avait-il bien dit ce que la modernité lui a fait dire ? Revenons sur le contexte dans lequel la phrase apparaît. L’épisode est raconté de manière très proche dans trois Évangiles, ceux de Marc, Matthieu et Luc.

Les ennemis de Jésus lui posent une question, pour l’obliger à se compromettre : doit-on payer le tribut demandé par Rome, la puissance occupante ? Que Jésus réponde oui, et il se discrédite auprès du peuple qui voit en lui un libérateur. Qu’il réponde non, et il s’expose à une condamnation imminente par les autorités. Il renvoie donc une autre question à ses questionneurs : « Apportez-moi une pièce d’argent […] cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? – de César ». Et Jésus de rétorquer : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce qui laisse ses interlocuteurs « dans un grand étonnement » (Mc 12, 10-17, tr. TOB).

Jésus et l’Empereur, fils de Dieu

S’agit-il de distinguer les ordres ? À César le politique, à Dieu le religieux ? Pas nécessairement. D’abord, les spécialistes se disputent quant à la signification exacte des paroles de Jésus : incite-t-il, oui ou non, à payer le tribut ? C’est si peu clair que dans l’Évangile de Luc le refus de payer est l’une des charges retenues contre Jésus et qui le conduisent à être exécuté.

Tibère, marbre, réplique sous Tibère d’un original de l’époque d’Auguste. Musée Capitolin, Rome. Siren-Com/Wikimedia, CC BY-SA

Il faut souligner aussi que Jésus s’adresse à ses ennemis, et non à ses disciples. En leur demandant de produire une pièce, un denier romain, sur laquelle l’empereur est représenté en divinité, et qui contient l’inscription « Empereur Tibère, auguste fils de l’auguste dieu », Jésus les accuse. Ils ont transgressé un double interdit judaïque : celui de la représentation, et celui d’adorer un faux dieu.

Et comment ne pas noter le parallèle entre l’empereur fils de dieu et le titre qui sera celui de Jésus ? Bref, loin de distinguer les ordres, l’attitude de Jésus ne fait que souligner la compétition, sur le même plan, indissolublement politique et religieux, entre lui et César. En enjoignant à ses interlocuteurs de « rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », il les met en difficulté, fait apparaître leur compromission avec le pouvoir occupant, et les incite à la conversion.

Une lecture anachronique

Ajoutons que Jésus ne dit rien du contenu de ce qu’il faut rendre. Les Pères de l’Église insistaient d’abord sur la nécessité de ne pas se compromettre dans l’idolâtrie, et d’abandonner la fausse image de Dieu (celle de l’argent, du pouvoir coercitif, etc.) pour la vraie (celle de Jésus). Des commentateurs récents ont fait le parallèle avec une autre formule biblique, utilisée cette fois comme une invocation explicitement guerrière : « Rendez aux païens ce qu’ils vous ont fait (le mal), et attachez-vous aux préceptes de la loi » (1 Mac 2, 68, tr. TOB modifiée). On fait mieux comme formule de compromis… Car à la question de savoir ce qui appartient à Dieu, il n’y a qu’une seule réponse : « la terre et ses richesses » (Ps 24). D’où le beau commentaire que Dorothy Day aurait donné de la formule évangélique : « Si vous rendez à Dieu ce qui est à Dieu, il ne reste rien à César. »

La Cène (Gemäldegalerie, Berlin). Jean‑Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture « laïque » de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises.

Plusieurs théologiens contemporains s’en sont aperçus, parmi lesquels il vaut la peine de citer William Cavanaugh, et ont tâché de repenser le rapport entre christianisme et pouvoir politique à l’aune de cette nouvelle conscience.

Le christianisme, une religion politique

Ce que révèlent les textes bibliques et dont Jésus nous avertit, c’est que le politique n’est jamais purement politique, mais demande une adhésion d’un ordre que nous appellerions religieux, c’est-à-dire qui ne relève pas seulement du consentement rationnel et de l’organisation des choses. Dans le simple usage de l’argent, il y a toujours plus qu’un impératif utilitaire. Nous croyons nous en servir et le plus souvent c’est nous qui le servons, et ainsi le transformons en idole ou fétiche.

Inversement, le christianisme s’est présenté d’emblée comme un mouvement non seulement religieux mais politique, promettant d’expulser le « Prince de ce monde » et disputant à César des sujets qu’il tenait par l’argent et la force.

Dire que le christianisme est une religion politique ne signifie pas qu’il doive revendiquer le pouvoir étatique, ou militer pour un retour à l’intrication médiévale entre l’Église et la force coercitive. Au contraire. Jésus ne veut pas être César à la place de César, quoique les Églises, elles, aient souvent cette tentation.

À la politique de César, le christianisme, ainsi que le rappelle encore William Cavanaugh, oppose non pas une autre politique mais une autre manière d’imaginer la politique. Il ne s’agit pas de combattre César avec ses armes et d’être plus fort, plus riche ou plus « attractif ». Dans la communion eucharistique, autour du pain et du souvenir de Jésus crucifié, il pourrait être fait le pari d’une communauté possible fondée sur la faiblesse, la pauvreté et la non-violence. Ni spiritualité individuelle, car il s’agit bien de construire un corps collectif aux dimensions de l’humanité, ni désengagée, car la non-violence conséquente n’est pas loin du martyre.

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