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La laïcité : vertu ou principe ?

Trois militantes féministes font un collage sur un mur à Montreuil le 20 octobre 2020 lors d'un événement hommage à la rédaction de Charlie Hebdo.
Trois militantes féministes font un collage sur un mur à Montreuil le 20 octobre 2020 lors d'un événement hommage à la rédaction de Charlie Hebdo. AFP

La proposition d’interdir le port de l'abaya à l'école, mesure défendue par le nouveau ministre de l'éducation Gabriel Attal au début de l'année scolaire 2023 ravive les débats autour de la laïcité en France. La tentation est grande de donner à ce concept le statut d’une vertu politique, voire morale.

En anglais, on dispose de deux mots : toleration et tolerance. Bien que leurs significations soient très proches, toleration a été utilisé depuis des siècles dans un sens technique, pour désigner un régime, un mode d’organisation de l’État, tandis que l’anglais tolerance renvoie plutôt à la disposition personnelle à agir de manière tolérante, c’est-à-dire à ce que la philosophie appelle une vertu.

Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, l’Église anglicane, dont le chef est le monarque anglais, avait eu à choisir entre deux attitudes à l’égard des minorités protestantes non membres de l’Église d’État : l’une aurait consisté à faire revenir au sein de l’Église d’État cette diversité ; l’autre, toleration, option qui fut choisie, était une cohabitation avec des églises dissidentes restées extérieures.

En français, nous n’avons qu’un seul mot, tolérance, pour désigner une disposition personnelle et une organisation institutionnelle. Le philosophe Jürgen Habermas a fait la même remarque à propos du calque allemand, Toleranz. Ce n’est pas en soi un problème. Le mot fonctionne plutôt bien dans les deux sens, même si le sens institutionnel rappelle l’Ancien Régime : il s’agit de la « tolérance civile », verticale, de l’État vers des cultes minoritaires, qui est une organisation qui appartient au passé de l’Europe, ou encore, ce qui est différent, plus exigeant, et toujours d’actualité, la « tolérance religieuse » à la fois horizontale et verticale, entre les confessions. L’usage dominant, aujourd’hui, prend le mot au sens de vertu. La philosophie, depuis John Rawls, a redécouvert la tolérance comme une vertu cruciale, politique plus que morale.


CC BY-NC-ND

« Controverses » est un nouveau format de The Conversation France. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches.

La série « » laïcité » » s’attache à décrypter les possibles incompréhensions, les polémiques mais aussi usages de ce terme et de ce qu’il recouvre au sein du débat public.


Le mot « laïcité » fonctionne-t-il comme le mot « tolérance » ?

Une première question est de déterminer si « laïcité » présente la même ambiguïté que « tolérance ». La République française a adopté la laïcité comme régime juridique depuis 1905. Le terme est peut-être à mettre au pluriel en raison de la pluralité de conceptions qu’il recouvre. La laïcité constitue une organisation bien différente de la tolérance civile qui, elle, suppose une Église d’État. Mais à ce régime institutionnel correspond-il, sur le plan des dispositions individuelles, une vertu de laïcité ?

Portrait de Ferdinand Buisson
Ferdinand Buisson, né le 20 décembre 1841 à Paris et mort le 16 février 1932 est un philosophe, pédagogue et homme politique français. Il est cofondateur, en 1898, de la Ligue des droits de l’homme. Wikimedia

Les historiens ont parlé d’un phénomène d’intériorisation de la laïcité dans les débuts de la IIIe République, notamment chez un des fondateurs, Ferdinand Buisson, selon une inspiration protestante qui rapporte la laïcité à une attitude intérieure, analogue à une vertu religieuse ou à la foi.

Les philosophes peuvent avoir la tentation d’asseoir la promotion de la laïcité sur des vertus laïques, comme Charles Coutel qui la rapporte à une vertu de sollicitude et veut remettre au goût du jour une spiritualité laïque.

Il demeure que la laïcité à la française s’entend essentiellement comme un mode d’organisation de l’État, des services publics et de leurs agents, et par extension de l’école de la République et d’autres institutions. Ce régime a pour fin de protéger les libertés de croyance et de culte ; la neutralité de l’État et de ses acteurs est le moyen de cette protection.

Une confusion

Parfois, on confond la laïcité avec des lois qui tentent de l’étendre à la vie sociale, dont il n’est pas absolument évident qu’elles soient justifiées par des considérations d’ordre public, et qui, au moins à première vue, réduisent la liberté religieuse.

La loi du 11 octobre 2010 interdit la dissimulation du visage dans l’espace public. Sans entrer dans les controverses politiques et les débats juridiques (non clos au plan international), on doit faire remarquer que rien dans le régime juridique de la laïcité ne permet de l’assimiler à ce type de disposition.

Dans Les Religions face à l’intolérance, traduit de l’américain, la philosophe Martha Nussbaum ne retient guère de la laïcité française que la répression du port de la burqa et du niqab.

Mais c’est le législateur français qui a pris le risque d’encourager l’accusation selon laquelle la laïcité serait liberticide, en entretenant parfois la confusion.

Quelles vertus attendre des agents de l’État ?

Le fait que la laïcité ne soit pas une vertu n’empêche pas que des vertus véritables puissent accompagner la laïcité.

Une deuxième question doit être alors posée : quelles vertus ? Quelles attitudes et pratiques doit-on attendre des agents des services publics et des représentants de l’État ? La réponse varie beaucoup selon les métiers concernés. La nécessité pédagogique peut conduire l’enseignant à aborder des questions d’une manière qui serait contraire au devoir de réserve d’un agent d’un autre ministère.

La réserve n’est certainement pas une attitude que la laïcité exigerait sans limites et de manière absolue ; celle qui est attendue d’un agent administratif dans une mairie diffère de celle de l’enseignant.

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Dans le cas de l’école – des considérations semblables pourraient valoir aussi pour d’autres institutions –, les vertus fondamentales sont, outre les dispositions requises dans la déontologie de l’enseignement, des vertus intellectuelles.

Car les vertus qui contribuent à la laïcité de l’enseignement ne sont pas toutes propres au fonctionnaire. Commun à plusieurs métiers, et plus généralement au centre de la communication humaine qui a pour particularité de ne pas être toujours stratégique ou manipulatrice, il y a d’abord le souci de ne pas tromper les autres ou soi-même et, spécialement pour les enseignants – mais cela vaut pour les journalistes et pour d’autres professions –, le souci, non seulement de s’informer correctement, mais d’étayer ses assertions par des preuves ou des témoignages.

Quelles dispositions des usagers ?

Une dernière question est celle des attitudes personnelles à l’égard du régime de laïcité de la part des personnes qui ne sont pas directement concernées par sa mise en œuvre : quelles attitudes doivent être adoptées par tout citoyen et aussi par toute personne qui réside sur le territoire de la République, ou par de jeunes élèves dans une institution publique d’éducation ?

Pour un agent ou représentant de l’État, le respect du principe de laïcité consiste dans la mise en œuvre de son contenu : pas seulement la neutralité, mais aussi une attitude libérale à l’égard des croyances, des opinions religieuses, non religieuses, antireligieuses, et la protection des libertés de conscience, d’expression et de culte. Mais qu’est-ce que respecter le principe de laïcité quand on n’est pas soi-même directement responsable de son application, quand on est, disons, un usager ?

Ma proposition est que la forme d’adhésion qu’appelle la laïcité de la part des personnes vivant en France, citoyens ou non, qui ne sont pas des agents ou des représentants de l’État, se limite à l’acceptation, par opposition aux formes d’adhésion plus fortes que sont la croyance ou la valorisation.

La notion d’acceptation

La notion d’acceptation a été employée par le philosophe allemand Rainer Forst dans ses travaux sur la tolérance et le multiculturalisme. La distinction entre croire et accepter sur laquelle je m’appuie provient de l’épistémologie. Selon le philosophe anglais Jonathan Cohen, alors que croire consiste à tenir pour vrai que p (où p est une proposition) et est une attitude cognitive passive (comme sentir), accepter consiste à agir sur le principe que p. Par exemple, un navigateur, par sécurité, peut agir en fonction de la prémisse qu’il y aura une tempête, alors même qu’il ne croit pas vraiment qu’il y aura une tempête.

Il existe une relation normative entre croire et accepter : croire est une raison d’accepter ; mais les deux sont bien distincts : accepter est volontaire et est une affaire de tout ou rien (soit on agit selon la règle, soit non), croire est involontaire et admet des degrés (on peut croire faiblement). L’acceptation peut répondre à un impératif d’utilité. Elle est l’adoption d’une policy, d’une ligne de conduite en vue d’un but. On peut même accepter que p sans croire que p. Par exemple, les personnes qui agissent dans certaines circonstances selon le principe que les femmes doivent remplir des rôles sociaux vraiment distincts de ceux des hommes, peuvent aussi, sans nécessairement renoncer à cette croyance, agir selon la négation de ce principe, dans des circonstances qui le requièrent.

La laïcité comporte des règles dont l’acceptation est requise pour que tous puissent exercer leurs droits dans le respect de ceux des autres. Cette acceptation s’exprime simplement à travers des manières de se conduire – par exemple, le renoncement au prosélytisme dans certains contextes – et elle n’est pas supposée refléter une conviction personnelle. Elle correspond à une nécessité pratique qui, pour les usagers, survient seulement dans des contextes institutionnels spécifiques. L’acceptation n’est pas requise de manière absolue, mais pour autant qu’elle est exigée par les particularités d’une situation – par exemple, scolaire ou hospitalière – dans laquelle on se trouve.

L’exemple de Condorcet

Cette conception de la laïcité peut paraître un peu froide, manquant de ferveur. Elle semble réduire la laïcité à un règlement valable de manière locale, à rebours d’une version morale et universaliste. Elle n’est pas nouvelle et peut s’autoriser des Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791). Son auteur, le philosophe et mathématicien Condorcet insistait sur le fait que l’instruction est une condition fondamentale d’exercice de la citoyenneté parce que les individus ne peuvent faire valoir leurs droits et remplir leurs devoirs que s’ils en ont connaissance.

Il voulait que la constitution, « à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre », soit enseignée comme un fait, et non comme un objet de croyance, encore moins d’adoration. Dans un contexte certes marqué par un fanatisme révolutionnaire, il rejetait la tentation de « l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle » ou d’« exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger » (I, 5).

La laïcité, comme la Constitution, doit être enseignée comme un fait, et non pas brandie comme une valeur. On entretient la confusion quand on parle de valeur, voire de vertu, là où il s’agit d’un principe d’action et d’organisation, dont le respect suppose la connaissance, et dont la connaissance suppose l’explication. La laïcité n’est pas affaire d’intériorité, mais de publicité.

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