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La leçon de l’église Saint-Paul : l’Union européenne survivra-t-elle à 2017 ?

L'Église Saint-Paul, à Francfort. A deux pas de la BCE. Wolfgang Staudt / Flickr, CC BY-NC

Beaucoup affirment que la vraie capitale de l’UE n’est pas Bruxelles, où siègent pourtant la Commission européenne, le Conseil et le Parlement, mais Francfort, où est établie la Banque centrale européenne (BCE). Après tout, n’est-ce pas cette institution qui a éloigné le spectre de la crise de la dette souveraine, une menace majeure pour l’intégration européenne ? Sans offenser Jean Monnet, Robert Schuman et Jacques Delors, le discours de Mario Draghi assurant catégoriquement « faire ce qu’il faut » pour sauver l’euro est l’un des plus réussis jamais prononcés par un homme politique européen.

À Francfort, une courte promenade sépare le nouveau gratte-ciel de la BCE de la vénérable église Saint-Paul. Au-delà de la dimension religieuse qu’il eût un temps, ce monument est un véritable lieu de mémoire pour l’histoire allemande. C’est ici qu’en 1848 est née la première assemblée élue, un Parlement désigné par tous les petits États souverains de l’aire germanophone préexistants à la construction d’une fédération. Un moment intense marquant la première étape vers une Allemagne unifiée.

Ce parlement, quasi démocratique, était porté par un vaste soutien populaire : ses membres étaient les délégués des assemblées élues au niveau local (mais ils ne comptaient encore ni femmes ni ouvriers). La première session avait pour décorum une procession aux flambeaux organisée tout autour de la ville. Mais le feu de l’enthousiasme s’est rapidement éteint. Ce Parlement ne connut pas plus d’un an d’existence, ses représentants commençant dès 1849 à le déserter, ce qui conduisit rapidement à sa dissolution.

Retour de manivelle

Pour ceux qui pensent que l’inertie provoquée par six décennies de construction européenne est à même de maintenir le projet européen à flot, il y a une leçon à retenir de l’église Saint-Paul : dans l’histoire, un retour de manivelle est toujours possible. Tout comme le premier Parlement allemand, l’Union européenne peut encore échouer et se dissoudre. En 2016, ce scénario a moins que jamais l’aspect d’un exercice académique. Une succession d’évènements politiques potentiellement perturbateurs se profile en effet dans un futur proche.

Sous le feu des projecteurs, le plus explosif est sans doute la possible sortie du Royaume-Uni de l’UE. Ni la date du référendum, ni son issue ne sont prévisibles à ce stade. Imaginons, toutefois, que les électeurs anglais choisissent de se désengager, soit une chance sur deux à ce jour pour que cela se produise, selon les sondages. Cet évènement pourrait intervenir après un rejet néerlandais de l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine, prévu pour avril 2016 lors d’un référendum obtenu par les eurosceptiques. Ce vote est non contraignant, mais il serait vu comme un nouveau revers pour les grands desseins européens.

D’autres bombes à retardement scanderont les mois à venir. Les partis politiques qui fondent leur socle idéologique sur un rejet de l’UE gagnent du terrain, et un effet boule de neige peut accroître le mouvement de défiance vis-à-vis de l’UE. 2017 est une année d’élections aux Pays-Bas (mars), en France (mai), et en Allemagne (septembre). En France, le mimétisme observé en 2005 sous l’impulsion du « non » néerlandais au projet de Constitution européenne pourrait encore opérer, influencé par les éventuels scores obtenus par le parti – nationaliste – de la liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas. Les sondages d’opinion disent qu’aujourd’hui Marine Le Pen n’a jamais été aussi proche de remporter la présidence de la République. Décrocher le drapeau européen des frontispices républicains est l’une de ses priorités.

En Allemagne, à son tour, l’élection de Marine Le Pen pourrait marquer les esprits et stimuler les partis neo-nationalistes qui ont déjà su tirer profit de la crise des réfugiés. Autre élément à ne pas négliger, Madame Merkel, qui a jusqu’à présent constitué un rempart contre la désagrégation de l’UE, pourrait bien souffrir dans les urnes d’une usure du pouvoir après douze années passées à la Chancellerie.

Citoyens de seconde zone

Dans le même temps, la reprise économique s’avère fragile et les dettes publiques demeurent gigantesques. Il est possible que certains États périphériques soient confrontés à de nouveaux problèmes financiers, non seulement au Sud, mais aussi à l’Est ou même dans la partie nord du continent. L’économie finlandaise, en récession et dépendante de la Russie, continue à se porter plutôt mal… Dans un tel cas de figure, des dirigeants plus radicaux pourraient être tentés d’imposer des mesures protectionnistes et finalement rétablir les monnaies nationales.

Sur le front de la crise migratoire, une nouvelle escalade du nombre d’entrées provenant d’Afrique et du Moyen-Orient pourrait entraîner un rétrécissement de l’espace Schengen à un noyau, au cœur d’une forteresse continentale excluant les États d’Europe du Sud et de l’Est. Une telle décision n’aboutirait pas seulement au démantèlement d’un des symboles clés et moteur de l’intégration européenne, mais éloignerait aussi les pays périphériques les plus exposés, exacerbant dans leurs populations le sentiment d’être traités comme des citoyens de seconde zone.

L’ironie est qu’à l’aune de ces évènements, on pourrait voir les adversaires de l’UE se renforcer et en constituer le premier grand parti. Ils pourraient capitaliser sur leur succès respectifs obtenus dans différents pays. Les leaders nationalistes polonais ou hongrois se montrent déjà de plus en plus critiques envers les règles européennes, faisant front commun. Le bras de fer sur ces divergences pourrait tourner en leur faveur, provoquant un affaiblissement progressif de l’UE. Chaque échec ou retard dans la prise de décision commune créera une incitation à la dissidence, au non-respect des règles communautaires. Le point de non-retour sera atteint lorsqu’un État membre refusera d’abonder le budget communautaire ou retirera ses représentants au Parlement européen, comme l’Autriche le fit en 1849 à l’église Saint-Paul.

À ce stade, « Let’s call the whole thing off » (laissons tomber, restons-en là) à la Gershwin pourrait apparaître comme la solution la plus efficace face aux veto croisés et aux impasses paralysantes. Si elle n’est pas mise entièrement au rebut, l’UE pourrait être rétrogradée et redéfinie non plus comme un grand projet politique, mais comme une simple zone régionale de libre-échange économique (telle que l’ALENA et l’ANASE) dans un monde à nouveau dominé par les États-nations. Remarquez que cet enchaînement de décisions politiques anti-intégration peut s’auto-alimenter et brusquement s’accélérer. À l’instar des cours à la hausse et à la baisse des marchés boursiers, les institutions généralement se construisent par couches successives et se détruisent brusquement.

Une série de leviers stabilisateurs

Pour sortir de cette vision de Cassandre, il convient d’évoquer des leviers stabilisateurs qui sont d’origine différente et sans aucune coordination entre eux. La BCE a déjà été mentionnée. Il y a, de même, des institutions financières bien établies – dont certaines sont britanniques – qui seraient par trop pénalisées par la rupture du statu quo provoquée par le référendum britannique. Les banques, à l’instar de la plupart des élites économiques européennes, ont beaucoup à perdre à ce délitement.

Autre levier de l’intégration européenne : l’enracinement d’une pratique de l’Europe au quotidien chez nombre d’habitants (pas seulement au sein des élites). Une étude récente – basée sur un échantillon représentatif de citoyens issus de six pays différents de l’UE – met en évidence un volume de relations sociales entre les pays plus important que beaucoup ne le soupçonnent. Alors qu’une antienne voudrait que l’Européen soit plutôt casanier, on y découvre qu’un répondant sur six a déjà vécu au moins trois mois consécutifs dans un autre pays de l’UE. En outre, 51 % ont visité au moins un autre pays membre durant les deux dernières années – qu’il s’agisse de vacances, d’activités professionnelles ou d’un court séjour en famille ou chez des amis.

Les citoyens européens franchissent aussi virtuellement les frontières de manière régulière lorsqu’ils se connectent à Internet, ou téléphonent à leurs amis et leurs parents dans d’autres pays européens (presque les trois-quarts de l’échantillon). Enfin, ils se livrent de plus en plus à des transactions économiques internationales : plus de 30 % achètent fréquemment en ligne à l’étranger ou opèrent des transferts monétaires avec d’autres pays européens.

Les avantages de cette mobilité et des connexions internationales touchent clairement une large part des citoyens européens. La citoyenneté européenne et le marché unique ont permis la libre circulation des marchandises, des services et des personnes, à une plus large échelle, en faisant de l’Europe la toile de fond quotidienne d’une part considérable de la population, et pas seulement des classes supérieures ou des élites cosmopolites.

Les peuples mesurent-ils bien que ces morceaux de leur univers social seront amenés à disparaître avec la fin de l’Europe ? Sont-ils prêts à les échanger contre des États-nations plus forts ? Une vieille leçon wébérienne enseigne que si les sciences sociales ne peuvent prédire l’avenir, elles permettent d’envisager des scénarios probables. La disparition de l’UE en est un, et de nombreux indices suggèrent qu’il est aujourd’hui plus susceptible d’advenir que jamais.

Pour ses partisans comme pour ses détracteurs (les autoritaires exclus), la bonne nouvelle est que cette issue sera quand même démocratique. Si nous voulions comme Gershwin « call the whole thing off », c’est parce que en fin de compte, comme le fredonne Patti Smith, « people have the power ».

Traduit de l’anglais par Bernard Corminbœuf, Sciences Po.

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