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La libération des entreprises en question : quelques réflexions à destination des futurs « leadérateurs »

Briser les chaînes de l'entreprise… jusqu'où ? Henry Marion/Flickr, CC BY-SA

Depuis sa vulgarisation par Isaac Getz au travers d’une série d’ouvrages relayée par de multiples conférences, le thème de la « libération » a séduit de nombreuses entreprises qui l’ont souvent adapté à leur contexte – chez Michelin on parle ainsi plus volontiers de « responsabilisation ». Bien plus, le mouvement n’a pas séduit que des entreprises, comme en témoigne la transformation de l’office public de l’habitat de Haute-Savoie.

Le présent article vise à contribuer au débat qui s’est instauré en France entre les promoteurs de ce modèle (qui s’appuient sur un nombre limité de « success stories » : Favi, Gore, Harley Davidson, etc.) et des critiques qui s’appuient le plus souvent sur une analyse plus théorique qu’empirique. Or nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre d’études qui permettent de fonder ces critiques sur des bases empiriques autant que théoriques.

Esprit (de clan) es-tu là ? En être ou ne pas en être…

Dans une organisation en libération, toute forme de critique peut s’apparenter à une sorte de trahison ou, pour le moins, d’inaptitude à « entrer en libération ». C’est l’une des limites de ce type de transformation managériale : se poser en tautologie, la libération étant bonne pour elle-même et celles et ceux qui la questionnent ne pouvant être que des opposants à une Cause nécessairement juste et bénéfique pour l’organisation.

En effet, plusieurs travaux témoignent en ce sens. Michel Dalmas observe ainsi que l’on peut

« mettre en évidence le caractère contrôlant de la culture dans les EL, qui s’apparentent ainsi à une culture clanique, et, paradoxalement, l’injonction de renforcer l’autonomie des acteurs ».

De son côté, Hélène Picard (dans Envies de Changer, N°2 pp 33-35) fait le constat d’un progressif resserrement de cette liberté sur quelques thèmes promus plus volontiers par l’entreprise, alors que selon elle il pourrait être fructueux « de rendre les espaces de paroles plus inclusifs, plus tolérants aux controverses, dans une perspective plus « polyphonique » de ces transformations organisationnelles ». Elle constate, dans les entreprises libérées qu’elle a étudiées tant en France qu’en Belgique, « des formes d’exclusion à l’encontre de celles et ceux qui ne trouvent pas leur place. »

Le propos est dur, mais il est corroboré par une analyse de l’ANACT : cette dernière fait ainsi figurer parmi ses quatre points de vigilance ce qui suit :

« De nombreuses critiques de l’entreprise libérée soulignent la difficulté à gérer la question des salariés qui ne souhaitent pas être libérés. De nombreuses observations convergent sur le fait que la libération se traduit souvent par un important turnover au moins dans un premier temps. Ces départs concernent en grande partie les cadres et les fonctions supports, à qui il est demandé de changer leur rôle en profondeur, voire même de changer de poste. Une analyse sans doute trop rapide de ces situations en termes de “résistance au changement” ou en lien avec le fait que “certains ne seraient pas faits pour être libres”. »

Ainsi, le débat n’est souvent qu’apparent, uniquement positionné sur les modalités de la transformation mais rarement sur le bienfondé et les travers du processus en lui-même – j’y reviendrai plus loin. La libération de la parole n’est que parcellaire, voire instrumentalisée.

Quand la parole (soi-disant) libérée peut devenir un piège pour le management : reconsidérer la valeur ajoutée des managers

La libération peut susciter un autre effet pervers : en invitant à libérer la parole des équipes, ces démarches peuvent prendre au piège la voix des managers pour qui il est plus compliqué d’être libres – une liberté revendiquée face à un éventuel débordement pouvant être plus facilement excusée vis-à-vis d’un collaborateur que lorsqu’elle émane d’un manager…

La liberté de parole est donc un point majeur à interroger si l’on veut faire de la libération une réalité non pervertie. S’il demeure indispensable de sortir d’une certaine culture du non-dit dans les organisations (la libération, de fait, y invite), un dialogue d’adulte à adulte doit pouvoir s’instaurer et il ne peut en aucun cas se transformer en diatribes unilatérales contre le management – ce dernier pouvant lui aussi partager sa vision des choses.

Mais, au-delà de la parole, c’est bien à une profonde redéfinition des rôles des managers qu’il faut s’atteler, sous peine de créer un dialogue entre les équipes de terrain et les dirigeants qui laisse « sur le banc de touche » la majeure partie des managers.

Si toutes ces formes de transformation mettent le plus souvent mal à l’aise les managers (et, en la matière, la libération n’est pas seule en cause), c’est bien parce qu’elles évacuent la question centrale de la redéfinition de leur valeur ajoutée et des nouvelles postures associées.

La libération ne met pas fin à la logique du « patron »

Si Michel Dalmas n’hésite pas à évoque une « forme d’imposture organisationnelle », dans la mesure où, selon lui, « les salariés restent au final des salariés et non des autoentrepreneurs ? », l’ANACT relève que dans certains cas, « la libération est ainsi paradoxale puisqu’elle est imposée par le haut – « La décision de libérer l’entreprise n’était pas très libérée »). »

Effectivement, si seul le comment est mis en délibération, et non pas le pourquoi, on peut légitimement s’interroger sur l’adhésion très relative de certains. Pour prendre une image, le remède est désigné par le haut, charge à chacun d’en imaginer simplement la posologie. Mais quelle est réellement la maladie de l’organisation ? Il n’est pas certain que cette question soit toujours posée et clairement débattue.

Quand plus d’autonomie ne rime pas avec plus de bonheur au travail

Si « faire évoluer les entreprises vers plus d’autonomie ne doit pas signifier livrer le travailleur à soi-même et le rendre responsable de tout », la libération, qui par nature promeut un mode de responsabilisation et donc une certaine redistribution du pouvoir d’agir au sein de l’organisation, peut ainsi tendre un autre piège qui est celui d’une pseudo-autonomie : une forme de pouvoir toute relative, qui soit ne s’accompagne pas des moyens requis pour pouvoir réellement agir, soit entraîne une prise de pouvoir jugée trop forte (en clair, des initiatives « malheureuses »), et dont les revers (un recadrage) vont rapidement freiner les velléités des plus audacieux.

La protection que confère un cadre managérial clair disparaît ainsi au profit d’un périmètre flou (ne pas mettre économiquement l’entreprise en danger, ou la fameuse « ligne de flottaison » instituée par les leadérateurs) qui soit ne rassure pas, et se montre alors contre-productif du point de vue de la responsabilisation qui est recherchée (pourquoi m’engager, prendre des risques si je ne suis pas au clair sur les frontières que je peux franchir versus ne pas dépasser ?), soit invite à des sauts périlleux qui seront tout autant contre-productifs s’ils sont malvenus et/ou critiqués pour leurs effets…

L’ANACT souligne ainsi que « contrairement aux présupposés, les grandes enquêtes statistiques européennes montrent que le fait pour une entreprise d’être structurée (c’est-à-dire notamment d’avoir une organisation et des procédures claires) joue comme un facteur favorable pour les conditions de travail et, plus encore, pour l’efficacité. De la même manière, de nombreuses études ont mis en avant le fait que la présence de manager de proximité joue en faveur de l’amélioration des conditions de travail. »

Si le but ultime de la libération est la suppression du management, on peut donc légitimement s’interroger sur son impact sur le « bonheur des salariés ».

Le mode de management « par l’initiative » que présuppose la libération doit ainsi nécessairement s’accompagner d’une redéfinition des rôles du management et des cadres nouveaux qui permettent aux équipes (et à leurs managers) d’en bien saisir les contours et, très probablement, d’une démarche par paliers permettant d’ouvrir progressivement le champ des possibles au regard des essais et des inévitables erreurs qui seront commises.

Mais le cadre trop vague des démarches de libération (à la ligne de flottaison venant s’ajouter la satisfaction client d’un côté et la satisfaction des collaborateurs de l’autre) demeure par trop schématique, sujet à mille interprétations.

Libération versus management par le care

La vision sous-jacente de l’entreprise et de l’Homme – en schématisant, il y aurait celles et ceux qui sont faits pour « entrer en libération » et les autres, qui n’ont qu’à partir – est par trop caricaturale, manichéenne, pour constituer un socle solide sur lequel embarquer l’ensemble des personnes – or c’est bien de cela qu’il s’agit. Car si toute transformation peut inévitablement ( ?) entraîner des oppositions ou des incompréhensions pouvant se solder par des départs, le fait de considérer d’emblée que celles et ceux qui ne pourront être entraînés par le mouvement sont par nature incompatibles avec la libération ne pose-t-il pas problème ?

Or c’est ici que l’éthique du care, du prendre soin, peut constituer un recours utile pour ces transformations : en se fondant sur une réflexion philosophique et psychologique, comme nous y engage cette forme d’éthique née aux États-Unis dans les années 80, il devient possible de dessiner un chemin, celui d’un mode de « management par le care ». Ni tautologie ni entrée en religion, mais questionnement permanent sur le sens de l’engagement de chacun et l’attention qu’il porte aux autres – et que les autres lui portent. Cet « autre » pouvant être bien sûr, en entreprise, nos clients et nos collaborateurs – ainsi que les managers.

Le management par le care n’ambitionne pas de « libérer » qui que ce soit, ses vues sont tout à la fois plus modestes (être davantage dans l’attention à l’autre) et plus exigeantes (cette même exigence d’attention !), tout en questionnant notre rapport au pouvoir _et, surtout, notre façon de le taire : car les racines de l’éthique du _care sont bien là, dans cette mise en critique des rapports de pouvoir inhérents aux métiers du prendre soin et de la relation – tant au niveau de la relation que les professionnels entretiennent avec les plus vulnérables d’entre nous qu’au niveau des modèles socio-économiques qui sous-tendent nombre de ces métiers (cf. le conflit social qui agitait il y a peu le monde des Ehpad).

Loin de les occulter, l’éthique du care pose clairement l’analyse de ces rapports de pouvoir – depuis la question de la place des femmes dans ces métiers jusqu’à celle de la réciprocité dans la relation aux personnes vulnérables. Pouvoir et management ont tissé des relations que l’on ne peut nier et que l’on ne peut simplement résoudre en promouvant l’abandon des signes de pouvoir – comme le recommande la libération.

La libération, et avec elle toutes les approches de la transformation managériale, gagneront à porter avec elle leur propre critique et à ne pas simplement s’imposer au prétexte qu’elles seraient, par nature, indiscutables et… bienveillantes. Le management par le care n’y échappe pas, mais ses fondations mêmes, aux premiers plans desquelles figurent la question de la réciprocité (nos interdépendances), l’importance de l’écoute et l’attention portée à autrui, nous y invitent par essence.

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